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Vie des entreprises

À Multilignes, Sophie de Menthon flirte avec la loi

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.03.2002 | Valérie Devillechabrolle

Pour gérer l'activité booming mais capricieuse des centres d'appels, Sophie de Menthon joue à fond la flexibilité du travail, à coups de CDD d'usage. Les syndicats renâclent, mais la présidente de Multilignes n'en a cure, misant sur une ambiance familiale pour fidéliser des salariés « zappeurs de jobs ».

Mardi 12 février, sous les lustres en cristal du cercle Interallié, Sophie de Menthon, la très médiatique patronne de Multilignes Conseil, est sur son terrain favori. Soutenue par un aréopage de plus de 70 entrepreneurs sous le charme, la présidente d'Ethic tente ce matin-là de convaincre Catherine Barbaroux, déléguée générale à l'Emploi et à la Formation professionnelle, d'autoriser les entreprises à délivrer leurs propres diplômes. Peine perdue ! Si cette validation des acquis professionnels revue et corrigée à la sauce libérale constitue, aux yeux de cette proche d'Alain Madelin, la meilleure façon de reconnaître le professionnalisme de ses nouveaux « ouvriers de la communication », la proposition se heurte à un refus poli mais ferme.

Pour la P-DG de Multilignes, il ne s'agit que d'un épisode de plus dans la bataille qu'elle mène depuis vingt-cinq ans pour tirer sa profession du « mépris ». Car si, avec ses 350 positions de travail, Multilignes représente une goutte d'eau au regard du million d'emplois bientôt créés par les centres d'appels français, Sophie de Menthon a été, sans conteste, l'une des pionnières du télémarketing en créant sa société dès 1976. Racheté en 1991 par SR Teleperformance, l'un des leaders mondiaux du secteur, Multilignes a, depuis, surfé sur la vague des CRM et autres numéros verts, figurant désormais dans le Top 15 des prestataires de centres d'appels, après avoir multiplié par près de cinq son chiffre d'affaires en quatre ans. Toutefois, selon Noël Lechat, le responsable de la Fédération CGT des sociétés d'études, ce développement exponentiel ne s'est pas réalisé sans heurt, l'application du Code du travail lui apparaissant « bien compliquée chez Multilignes ». Une critique que Sophie de Menthon assume : « Quand la loi n'est plus respectable au point de supprimer une activité, mon devoir et mon éthique me poussent à lui désobéir. »

1 JOUER À FOND LA CARTE DE LA FLEXIBILITÉ DU TRAVAIL

En ce début février, moins d'une dizaine de téléconseillers travaillent sur le site Multilignes de Tours, inauguré en décembre 2000. Leur mission consiste à gérer à l'année le service abonnements d'un gros diffuseur de presse. Difficile d'imaginer que quelques semaines plus tôt « ce terrain ressemblait à une véritable ruche », raconte Sophie Bercier, gestionnaire du personnel tourangeau. Pas moins de 80 personnes prenaient alors les commandes pour un catalogue de vente de jeux par correspondance. Du moins jusqu'à ce que leur contrat de travail soit interrompu, après les fêtes de Noël. Pour s'adapter aussi rapidement à la demande sans avoir besoin de licencier, Sophie Bercier a un truc : toutes ces abeilles étaient payées à l'heure, dans le cadre d'un CDD d'usage, sans date de fin. Une souplesse qui a permis au site de Tours de monter en puissance à moindres frais : en 2001, les deux plus fidèles salariées ont ainsi été rémunérées pour 1 200 heures de travail, tandis que les dix-huit autres n'ont été employées que de 600 à 1 200 heures seulement.

Si le CDD d'usage est autorisé dans l'activité d'enquête et de sondage, la direction de Multilignes a choisi de l'étendre à d'autres prestations commerciales ponctuelles : la télévente, le renseignement de fichiers, la gestion de crise… Si bien que 40 % des 350 positions de travail sont occupées par des téléconseillers en CDD d'usage. Au grand dam de Noël Lechat, qui juge cette extension « illégale ». « Nous aimerions pouvoir embaucher tout le monde en CDI ; mais, dans une activité où les coûts de main-d'œuvre représentent 70 % du prix de revient, nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir 100 personnes payées à ne rien faire du jour au lendemain », rétorque Emmanuel Moreno, le nouveau directeur des ressources opérationnelles chargé de gérer le recrutement et la planification des téléacteurs.

Sophie de Menthon va encore plus loin, considérant que cette forme de contrat correspond aux souhaits de la jeune génération des « zappeurs de jobs ». « Seuls 15 % de nos salariés aspirent à un CDI », renchérit Guillaume de Menthon, son fils, embauché il y a deux ans comme directeur général adjoint, en s'appuyant sur l'étude conduite au printemps 2001 auprès d'un échantillon « représentatif » de salariés. « Les autres, poursuit cet ancien consultant du cabinet Deloitte & Touche, tirent parti de cette flexibilité pour jongler avec leurs horaires, poursuivre leurs études ou faire autre chose, tout en étant payés davantage qu'en CDI grâce aux 16 % (et bientôt 20 %) de prime de précarité inhérente au CDD. » Promue superviseuse d'équipe en 1999 « après deux ans de galère comme téléconseillère », la déléguée CGT de Multilignes Conseil ne se montre pas aussi enthousiaste : « Quand on a vraiment besoin de gagner sa vie, on peut très mal vivre cette flexibilité qui apparaît encore plus grande qu'en intérim puisque cela peut aller jusqu'à la déplanification sauvage. » Lasse de prêter le flanc à la critique, la P-DG de Multilignes affirme vouloir augmenter le nombre de CDI… tout en recourant de plus en plus à l'intérim sur les missions de très courte durée.

2 PRATIQUER UN MANAGEMENT À LA SYMPATHIE

Pour faire accepter cette extrême flexibilité externe, Sophie de Menthon a misé sur l'« ambiance familiale sympa » de sa société où le tutoiement est de rigueur et où tout le monde s'appelle par son prénom, P-DG comprise. « Nous faisons en sorte que nos salariés aient envie de venir travailler le matin », résume Guillaume de Menthon. De fait, par rapport à d'autres centres d'appels, travailler à Multilignes n'est pas le bagne. Sophie de Menthon a personnellement veillé au confort de ses téléacteurs en s'occupant de l'aménagement des salles de pause. Ou encore en faisant livrer chewing-gums et chocolats le premier jour de l'entrée en vigueur, il y a trois ans, de sa consigne visant à faire de Multilignes « l'une des premières entreprises non fumeuses ».

L'organisation du travail porte l'empreinte de la souplesse. Les objectifs commerciaux en télévente apparaissent « toujours réalisables » à Nassera Dilmi, jeune superviseuse encartée à l'Unsa. Une orientation qui, selon Guillaume de Menthon, correspond à la volonté de la direction d'« éviter tout forcing à la vente et de s'assurer ainsi de la qualité de la prestation vendue aux clients ». Avantage, « chacun est libre de faire sa tambouille » avec les horaires, se félicite Nassera Dilmi. Si la règle prévoit de laisser dix minutes de pause toutes les deux heures et quarante minutes de prise en ligne par heure, « il n'y a pas de flicage en la matière », poursuit la jeune chef d'équipe.

Autre caractéristique du « management à visage humain » revendiqué par Sophie de Menthon, certains téléacteurs connaissent une belle évolution de carrière. À commencer par Olivier Charlot, un ancien téléconseiller promu en huit ans directeur de la production, à moins de 35 ans. Un exemple parmi d'autres, comme en témoignent les parcours de deux anciennes téléactrices, Céline Journeau, aujourd'hui consultante commerciale au service études et sondages, ou Sophie Bercier, gestionnaire du personnel de Tours, après être passée par la qualité et la formation. « Ce système de promotion interne a bien fonctionné jusqu'à un certain niveau car, depuis que l'entreprise a grossi, les postes à responsabilité sont plutôt pourvus à l'extérieur », tempère Nassera Dilmi.

Car, pour tous les délégués syndicaux, la distance ne cesse de s'accroître entre le personnel et une direction « de plus en plus enfermée dans sa tour d'ivoire », pour reprendre l'expression de Céline Journeau, déléguée Unsa. Le reproche vise particulièrement Sophie de Menthon, qui « ne descend jamais sur le terrain et connaît si peu les gens qui travaillent pour elle qu'elle m'appelle toujours Séverine », précise cette consultante commerciale. En dépit de ses sept années d'ancienneté, elle n'a pas l'impression de faire partie des meubles.

Olivier Charlot met ces dysfonctionnements sur le compte du développement très rapide de la société. « La chaîne hiérarchique s'est beaucoup allongée en quatre ans », indique le directeur de la production. Seul pour manager 12 superviseurs en 1998, celui-ci se retrouve aujourd'hui avec 4 responsables de production, 12 responsables de programme et 40 superviseurs. En attendant, chez les téléacteurs et les superviseurs, l'insatisfaction gronde : « En dehors des objectifs commerciaux à court terme, on n'est jamais au courant de rien ! » s'exclame Nassera Dilmi.

3 CONTENIR DES SYNDICATS TROUBLE-FÊTE

Au comité d'entreprise aussi, la communication semble avoir quelque difficulté à passer : « Nous avons beau demander des informations, nous ne les obtenons jamais », dénonce Céline Journeau, élue depuis 2000, qui attend toujours la présentation du plan de formation 2001. Quant aux deux syndicats présents à Multilignes Conseil, ils se sentent « ignorés ». Sophie de Menthon l'avoue : elle a du mal à reconnaître ses délégués syndicaux comme des interlocuteurs valables. Que ce soit « parce qu'ils ne pèsent rien », comme ceux de l'Unsa, ou parce qu'ils sont affiliés à la CGT, son « ennemie jurée ».

La désignation en 1999 d'une déléguée CGT décidée à faire appliquer « le b.a.-ba des ressources humaines chez Multilignes » a viré au « conflit ouvert ». « On ne pouvait plus travailler. Tout était prétexte à conflit ou à procédure, dit Olivier Charlot. » « Le fait que notre déléguée syndicale porte le foulard islamique n'a pas facilité les choses », reconnaît Noël Lechat. Réintégrée en avril 2001 pour vice de procédure après avoir été licenciée pour propos diffamatoire, l'intéressée est suspendue à la décision de la justice, la direction ayant fait appel. En attendant, elle a mis de l'eau dans son vin, du moins sur la forme.

Dans ce contexte, le dialogue social ne brille pas par sa richesse. La direction de Multilignes s'en tient au strict minimum, jusqu'à faire, chaque année, l'impasse sur l'ouverture, pourtant obligatoire, des négociations salariales. Sur les 35 heures, l'accord se caractérise davantage par la rapidité avec laquelle la direction a signé avec l'Unsa que par son contenu, en dehors des dix jours supplémentaires de congé accordés à tous les permanents, P-DG comprise. « Nous avons surtout fait en sorte que nos téléacteurs ne perdent pas d'argent en ajustant leur taux horaire sur la base de 35 heures payées 39 », explique Guillaume de Menthon.

Un peu court pour la direction départementale du travail qui vient de conditionner le maintien des aides publiques à la renégociation de l'accord. « Nous allons en profiter pour discuter du statut des cadres dirigeants, préciser celui des formateurs vacataires ou encore lister les circonstances exceptionnelles en vertu desquelles le délai de prévenance pour modifier les plannings peut être ramené de sept à trois jours », espèrent les deux syndicats qui, une fois n'est pas coutume, ont décidé de travailler ensemble.

4 TROUVER DE LA RESSOURCE… HUMAINE

Mais le principal souci de Sophie de Menthon en matière de ressources humaines est de pallier ses difficultés de recrutement. Car si le secteur a toujours eu du mal à « trouver de la ressource », pour employer le jargon de Multilignes désignant les téléacteurs, la diminution du chômage en Ile-de-France combinée à la concurrence féroce que se livrent les centres d'appels à l'embauche ont beaucoup compliqué la tâche des recruteurs. Première conséquence, les dépenses de recrutement ont eu tendance à déraper : « Cela nous revient désormais entre 381 et 457 euros par personne », indique Emmanuel Moreno, le directeur des ressources opérationnelles, qui embauche actuellement 10 à 20 personnes par semaine. Pour essayer de réduire ses coûts, Sophie de Menthon a décidé de lancer une campagne de communication interne sur le thème « Je suis téléacteur, cela me plaît alors j'en parle ». En contrepartie de la distribution de cartes de téléphone portable prépayées pour chaque cooptation réussie, Olivier Charlot espère « réaliser de 30 à 40 % des recrutements ».

L'autre difficulté rencontrée par Multilignes tient à la qualité de la main-d'œuvre embauchée. « Même si nous nous efforçons d'accomplir notre rôle d'intégration sociale à l'égard de cette population dont c'est souvent le premier boulot et qui est à 80 % d'origine étrangère, cela nous pose de vrais problèmes de discipline », explique Guillaume de Menthon. « Entre les embrouilles, les retards et les absences injustifiées, il est devenu de plus en plus difficile de gérer des équipes », témoigne Nassera Dilmi.

Multilignes a fini par imiter d'autres centres d'appels franciliens en se délocalisant à Tours. « Ici, nous avons accès à une population de vrais demandeurs d'emploi, certes plus âgés qu'à Paris, mais qui connaît déjà le monde de l'entreprise et ses règles », témoigne Sophie Bercier, gestionnaire du site. « Avec une seule annonce passée en février 2001, j'ai eu des candidatures jusqu'en juin et beaucoup sont revenus en septembre après le creux de l'été ! »

5 S'EFFORCER DE FIDÉLISER ET DE PROFESSIONNALISER

Ces déboires ont amené Sophie de Menthon, bien qu'attachée à son concept d'« entreprise transitoire », à redécouvrir les vertus de la fidélisation. Première manifestation de ce virage à 180 degrés , la volonté d'Olivier Charlot de « professionnaliser davantage l'administration du personnel afin de piloter les individus en termes de compétences, de paie et de contrat ». Recruté dans cette optique fin décembre sur la base de ses six années d'expérience en centre d'appels, Emmanuel Moreno s'est attelé à mettre en place un nouveau logiciel de gestion de compétences. « Cela va nous permettre d'améliorer notre pertinence dans la réaffectation du personnel d'une mission à l'autre. » Ce qui, pour la déléguée CGT, « ne sera pas du luxe au regard du bricolage actuel ».

L'autre chantier concerne la politique salariale. Rétribués sur la base de 7,30 euros l'heure, les téléacteurs devraient pouvoir augmenter leur rémunération jusqu'à 10 %, suivant l'ancienneté acquise et la difficulté de l'opération. Autre piste explorée, la généralisation d'un intéressement à la performance pour les cadres et agents de maîtrise. Limitée à 15 % pour les superviseurs, cette part variable pourrait atteindre 50 % de la rémunération des cadres supérieurs. « Nous allons essayer de faire passer l'idée que lorsque Multilignes gagne de l'argent le personnel en gagne aussi », espère Olivier Charlot. Reste maintenant à en convaincre les troupes.

Entretien avec Sophie de Menthon :
« Ce n'est pas en luttant contre la flexibilité qu'on atteindra le plein-emploi »

Que ce soit au bureau politique de Démocratie libérale où elle représente la société civile, dans des débats télévisés ou encore au Medef, Sophie de Menthon ne rate jamais une occasion de défendre avec passion la cause des « entrepreneurs de terrain ». Présidente d'Ethic (le mouvement des Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance) depuis 1995, la P-DG de Multilignes se veut la porte-parole des patrons d'entreprises moyennes qui « ont les pieds sur terre ». À l'âge de 26 ans, avec une simple licence d'anglais en poche, Sophie de Menthon n'a pas eu peur de se lancer dans la création d'entreprise avec Phonix, spécialisé dans le télémarketing. Surfant sur la vague des centres d'appels, Multilignes devrait dépasser le cap des 1 000 salariés l'an prochain.

Les centres d'appels sont les champions de la flexibilité. Multilignes Conseil aussi ?

Nous sommes entre autres spécialisés dans la gestion de crise. Celle-ci exige non seulement une grande réactivité commerciale, mais aussi une grande flexibilité sociale. Cet été, pour répondre à l'angoisse de malades apprenant l'interdiction d'un médicament contre le cholestérol, nous avons mis en place en trois jours un numéro vert en embauchant une centaine de personnes pour une durée non déterminée. Comment voulez-vous le faire en respectant les délais de prévenance légaux ? Comment mettre une date de fin de contrat du CDD sans savoir combien de temps durera la crise ? À mon grand regret, ce métier est hors la loi en France car il est entravé par la rigidité du Code du travail. Même si nous sommes en règle, nous devons flirter en permanence avec la loi. De même, pour pouvoir répondre aux personnes inquiètes pour leur santé, j'ai laissé le numéro vert fonctionner le dimanche sans attendre une autorisation que je n'aurais eue que trois mois après ! Ce n'est pas en luttant contre la flexibilité que l'on atteindra le plein-emploi, ni même l'emploi stable ; c'est en laissant les entreprises négocier contractuellement avec les salariés.

Pourquoi ne développez-vous pas davantage la flexibilité interne ?

J'ai essayé : il y a quatre ans, je m'étais précipitée sur le nouveau contrat à durée indéterminée à temps partiel annualisé avec lissage concocté par le ministère du Travail. Cela me permettait d'embaucher des étudiants à l'année avec un salaire mensuel lissé de 1 500 francs tout en ne les faisant travailler que quelques mois. Or, après avoir touché l'intégralité de leur salaire sur les deux premiers mois en échange de 800 francs de travail effectif, dix d'entre eux ont démissionné ! Et quand, sur les conseils du ministère du Travail, j'ai essayé de me faire rembourser, 150 salariés sont descendus dans la rue pour protester et je me suis retrouvée la cible des médias. J'ai tout arrêté.

Dans ces conditions, comment comptez-vous développer votre activité ?

Pour éviter tout risque social, je m'efforce d'abord de réduire le nombre de CDD. Par ailleurs, à moyen terme, plusieurs axes de développement sont envisageables : je peux m'orienter davantage vers la formation et le conseil, une activité créatrice de valeur ajoutée mais de très peu d'emplois. Je travaille ensuite à développer le téléservice dont les contrats de longue durée permettent de recruter en CDI, à condition toutefois de décrocher de nouveaux contrats pour ne pas avoir à licencier deux ans plus tard. Je peux enfin envisager de poursuivre mon développement à l'étranger…

La délocalisation est-elle la solution miracle ?

Pour le moment, nous ne sommes implantés qu'en Tunisie. Mais l'île Maurice est prête à nous offrir un an de communications téléphoniques gratuites pour encourager notre installation. Le faible coût de la main-d'œuvre, souvent bilingue et compétente en informatique, nous permettrait d'investir davantage dans sa formation. L'autre raison qui me pousse à délocaliser tient au mépris dans lequel notre métier est tenu. Car même si j'ai contribué à créer en France une profession qui comptera 1 million d'emplois l'an prochain, si j'emploie et fais évoluer des jeunes qui ne trouvent pas de travail ailleurs et si j'aide des étudiants à financer leurs études, je continue d'être considérée comme une négrière !

Pourquoi avez-vous ouvert un centre d'appels en Touraine ?

D'abord, je ne parvenais plus à recruter à Paris ! Ensuite, à Tours, les salariés sont enthousiastes, plus ouverts, heureux de travailler, alors qu'à Paris nous devons recruter une population en situation d'échec qui s'intègre mal. J'initie au monde de l'entreprise des jeunes sortis de l'éducation nationale, totalement inaptes au travail en entreprise. Ils ignorent tout des règles du monde professionnel. Au bout de deux ans de télémarketing, ces jeunes auront appris la discipline, la rigueur, l'informatique, le sens de la communication et de la vente, le respect du client et même, pour certains, le management de proximité. Avec un tel bagage, ils seront pris partout ailleurs.

En interne, quelles perspectives leur offrez-vous ?

Une évolution hiérarchique classique, par étapes. Des cadres supérieurs chez nous sont d'anciens téléacteurs qui n'ont pas fait d'études. Mais tout le monde ne peut pas évoluer : il n'y aura jamais qu'un superviseur pour dix salariés. Les jeunes l'ont d'ailleurs bien compris et, dans une étude interne récente, ils envisagent de rester deux ans à Multilignes Conseil, pas plus.

Comment motivez-vous vos salariés ?

Je leur accorde d'abord une confiance totale et une grande souplesse dans leurs horaires de travail. Cette liberté d'organisation est toutefois contrariée par la CGT qui exigeait l'installation de pointeuses pour les 35 heures ! Je les motive aussi par un cadre de travail agréable. Enfin, nous avons lancé une charte éthique qui engage à la fois la direction et les salariés. En leur faisant signer cette charte, j'essaie de faire prendre conscience aux salariés de leur responsabilité dans la diffusion du message du client. Côté direction, nous nous engageons à revaloriser ce métier afin que les salariés n'aient plus le sentiment d'exercer un sous-emploi. C'est pourquoi je me suis insurgée cet été contre des enchères à la baisse sur Internet organisées par le groupe Danone auprès des centres d'appels, car cela revenait à faire baisser les salaires de mes salariés. Si certains patrons le comprennent, je me heurte au refus des directeurs des achats d'accepter la moindre revalorisation des tarifs de notre profession. Alors que c'est bien souvent pour externaliser leurs risques sociaux qu'ils font appel à nous. Peut-être faudrait-il envisager une coresponsabilité fournisseur donneur d'ordres en la matière…

Quelles relations avez-vous avec les syndicats ?

Je préfère dialoguer avec tout le monde plutôt qu'avec des syndicats qui bien souvent bloquent toute initiative. Lorsque j'ai voulu instaurer des salaires libres, ce qui aurait permis de distinguer l'étudiant de 3e année de sciences économiques du débutant, je me suis heurtée à l'opposition des syndicats. Si bien que je suis obligée d'appliquer une grille salariale uniforme, calée sur le principe du « à travail égal, salaire égal ».

Pourquoi avez-vous été parmi les premières à conclure un accord sur les 35 heures ?

Je n'étais pas favorable aux 35 heures. Je m'en suis d'ailleurs expliquée avec Gilles de Robien, l'inventeur de cette idée stupide qui a permis aux entreprises de récupérer des aides de l'État même quand elles n'en avaient pas besoin. Sachant ensuite que Martine Aubry ne ferait jamais machine arrière, j'ai devancé l'appel en profitant des aides des lois Aubry. Si bien que je n'ai pas perdu d'argent pour l'instant.

Ce n'était donc pas une si mauvaise opération ?

Si, car les 35 heures ont réussi le pari inouï de transformer les salariés du privé en fonctionnaires ! À Multilignes Conseil, tous les salariés, cadres de direction compris, prennent leurs 10 jours de RTT. Cette loi est terriblement contre-productive à la lettre et dans l'esprit !

Êtes-vous d'accord avec la refondation sociale ?

Sur le fond, les propositions du Medef sont excellentes. Mais dans un pays qui n'aime pas ses entreprises, cette mandature a pu se montrer trop brutale. Peut-être que, face à un gouvernement hostile aux entreprises, le patronat ne pouvait faire autrement que déterrer la hache de guerre. Cela dit, les patrons doivent eux aussi se remettre en question : transparence des salaires, prise en compte des entreprises de terrain, autodiscipline, comportements éthiques, relations avec les fournisseurs…

Vous contestez donc la légitimité du niveau de salaire de certains P-DG ?

Qui est-ce qui mérite le plus ? Le patron qui se décarcasse pour développer ou parfois sauver sa boîte en péril, ou le superdiplômé coopté par l'establishment qui a la chance d'avoir été recruté dans une entreprise riche qu'il dirige sans risque et à prix d'or ? Pour ma part, je suis attachée à la notion de travail au mérite, de challenge et d'intéressement et partisane de la transparence sur les salaires. Par ailleurs, il y a une limite à certaines pratiques de golden parachutes, indemnités astronomiques de licenciement des patrons du CAC 40, etc. Quant à la transparence, c'est plus facile qu'on ne le croit. Quand j'ai donné mon salaire en direct à la télévision – 11 433 euros par mois, hors intéressement et stock-options –, je n'ai pas entendu une seule réflexion dans mon entreprise !

Propos recueillis par Denis Boissard et Valérie Devillechabrolle

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle