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Politique sociale

Les jolies perles du Code du travail

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.03.2002 | Frédéric Rey

De l'aménagement des « chambres d'allaitement » à l'interdiction d'affecter des femmes au « transport sur tricycles porteurs à pédales », le Code du travail contient nombre de dispositions tombées en désuétude. Car ce volumineux mille-feuille ingère sans cesse de nouveaux textes qui viennent s'empiler sur les plus anciens. Un dépoussiérage s'impose.

Un énorme pavé de 2 380 pages ! Il ne s'agit ni d'une nouvelle somme de « la Pléiade » ni de l'œuvre complète de Marcel Proust, mais de la 64e édition du Code du travail, qui sort ce mois-ci chez Dalloz. « Cela fait des années que le nombre de pages augmente », soupire Caroline Dechriste, responsable d'édition chez Dalloz. Après les 35 heures, c'est la loi de modernisation sociale qui vient aujourd'hui surcharger l'édifice législatif et réglementaire. 113 articles existants ont été modifiés et 25 nouveaux sont ajoutés. Si le gros livre rouge prend chaque année un peu plus d'embonpoint, il n'a jamais été purgé de nombreux articles tombés en désuétude.

Dans certains domaines, la bible du droit du travail semble carrément dater de Mathusalem. Au fil des pages, on peut ainsi redécouvrir le Paris d'Arletty, en plein cœur de la capitale, aux Halles, un quartier aujourd'hui envahi par les boutiques de mode, les fast-foods et les cybercafés. L'article L. 783-1 continue pourtant d'évoquer « les pavillons de vente en gros des Halles centrales de Paris ainsi que le carreau forain et les établissements situés dans le périmètre vendant en gros des denrées alimentaires ». On croirait entendre la gouaille des primeurs, bouchers et autres marchands du fameux ventre de Paris, démoli il y a une trentaine d'années.

L'exemple n'est pas isolé. « Le Code du travail résulte d'une compilation de dispositions protectrices qui ont commencé à être prises au XIXe siècle, en plein développement industriel, explique Norbert Olszak, professeur et responsable du DEA de droit du travail à l'université Robert-Schuman de Strasbourg. Hormis un toilettage en 1973, le Code reste, pour partie, fidèle à sa version originale. »

En parcourant ce mille-feuille, le juriste tombe çà et là sur des dispositions qui témoignent d'un monde du travail aujourd'hui disparu. Les termes utilisés ont parfois un goût de suranné, comme les « cabinets d'aisance » que l'on retrouve tout au long de la partie consacrée aux règles d'hygiène et de sécurité. Derrière certains articles, on devine des scènes de vie ouvrière tirées d'un roman de Zola. « Il est interdit à toute personne d'introduire ou de distribuer et à tout chef d'établissement, directeur, gérant, préposé, contremaître, chef de chantier et, en général, à toute personne ayant autorité sur les ouvriers et employés […] de laisser introduire, pour être consommées par le personnel, toutes boissons alcooliques autres que le vin, la bière, le cidre, le poiré, l'hydromel non additionnés d'alcool… », indique l'article L. 232-2.

On se croirait chez Dickens

La liste des interdictions de travaux pour les jeunes et les femmes, qui s'étale sur plusieurs pages, est une véritable immersion dans l'univers de Dickens. On apprend ainsi qu'« il est interdit d'employer les jeunes travailleurs de moins de 18 ans en qualité de doubleurs dans les ateliers où s'opèrent le laminage et l'étirage de la verge de tréfilerie » (art. R. 234-17). Pour les jeunes femmes, c'est le « transport sur tricycles porteurs à pédales » ou « sur diables, cabrouets, charrettes à bras » qui n'est pas autorisé. Ces dispositions visaient bien sûr à protéger les plus faibles dans un monde industriel physiquement et moralement très dur. Mais ces restrictions de l'emploi permettaient aussi d'éliminer une concurrence gênante pour les « hauts salaires » des ouvriers qualifiés. Le Code du travail a d'ailleurs conservé une vision de la femme qui ferait bondir Les Chiennes de garde. « D'une certaine façon, on l'appréhendait plus comme reproductrice que comme productrice », souligne Norbert Olszak.

Lors de la Première Guerre mondiale, les usines avaient grand besoin de la main-d'œuvre féminine, cela n'a pas empêché le législateur d'adopter parallèlement toute une série de mesures visant à faire remonter le taux de natalité. La France en guerre a besoin de futurs soldats ! Des congés spécifiques sont octroyés aux ouvrières afin qu'elles retrouvent, le temps d'une permission, leur poilu de mari. Déjà en 1917, le législateur tente de concilier vie professionnelle et vie privée en votant une loi ordonnant aux entreprises d'aménager des « chambres d'allaitement »…(art. R. 224-4). Au total, 20 articles sont consacrés à ces lieux. Tout y est prévu : des temps de pause pour donner le sein, du matériel de literie et le linge mis à disposition par l'employeur, la visite une fois par semaine d'un médecin… Une véritable crèche ! Les textes précisent même les modes de nettoyage : « par un lavage soit à l'aide de brosses ou de linges humides, soit par aspiration suivant le revêtement utilisé » (art. R. 224-10).

Protéger la jeunesse du vice

La famille fait l'objet d'une attention toute particulière du législateur. Une disposition aujourd'hui complètement tombée dans l'oubli mais pourtant toujours présente dans le Code du travail prévoit l'obligation pour les entreprises d'embaucher des pères de famille de trois enfants ou des veuves ayant au moins deux enfants à charge (art. L. 323-36). Il revient à l'union départementale des associations familiales de proposer au préfet (sic) la proportion de pères qui doit être embauchée. Et gare aux employeurs qui ne respecteraient pas cette injonction ! Si, après trois mois, les objectifs ne sont pas atteints, le chef d'entreprise est tenu de s'acquitter d'une cotisation de 10 centimes de franc (0,02 euro) par jour ouvrable et par manquement constaté…

Le Code du travail ne se charge pas seulement de veiller sur la santé physique des travailleurs, il prend soin aussi de leur âme en protégeant la jeunesse du vice et de la luxure. C'est aux chefs d'entreprise qu'incombe cette mission délicate de « veiller au maintien des bonnes mœurs et de la décence publique » (art. L. 234-1). Les jeunes travailleurs de moins de 18 ans ne peuvent en aucun cas être employés « à la confection, à la manutention et à la vente d'écrits imprimés, affiches, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou autres objets dont la vente, l'offre, l'exposition, l'affichage ou la distribution sont réprimés par les lois pénales comme contraires aux bonnes mœurs ou de nature à blesser leur moralité » (art. R. 234-2). Mais le Code du travail, habituellement si prodigue d'explications et de détails, ne dit mot sur sa conception des bonnes mœurs. « Si je devais appliquer cet article chaque fois qu'il se trouve des apprentis dans un atelier de métallurgie orné de photos de nus plus ou moins artistiques, je ne ferais plus rien d'autre », s'amuse un inspecteur du travail.

Un empilement indigeste

Le corps de l'Inspection a déjà assez à faire avec la multitude d'articles traitant de l'hygiène et de la sécurité. Installations sanitaires, éclairage, aération, assainissement, ambiance des lieux de travail… Le Code du travail réglemente tout avec un souci du détail confondant. « Les planchers des locaux de travail doivent être exempts de bosses, de trous ou de plans inclinés dangereux. Ils doivent être fixes, stables et non glissants » (art. R. 235-3-3). L'hébergement des salariés obéit aussi à des règles très pointues. « Les équipements et locaux doivent permettre de maintenir à 18 °C au moins la température intérieure et d'éviter les condensations et les températures excessives » (art. R. 232-11-1). Le droit s'immisce jusque dans la distance entre les lits qui doit être « au minimum de 80 centimètres »… « Cela peut prêter à sourire, souligne un inspecteur du travail, mais lors d'un contrôle dans la restauration, j'ai vu des commis turcs logés dans des conditions inacceptables. On ne peut se contenter seulement d'une vague règle parlant de confort minimal à respecter. »

Toute la difficulté provient de la quasi-impossibilité de réactualiser cette réglementation. « En droit social, le législateur descend dans un niveau de détail poussé à l'extrême, analyse Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris I. Si l'on veut modifier la couleur d'un bouton de guêtre, il faut une nouvelle loi. C'est alors l'effet boule de neige qui aboutit à cet empilement totalement indigeste. Les lois Auroux, par exemple, ont entraîné une véritable crise d'hyperglycémie du Code, mais, vingt ans après, un certain nombre de mesures préconisées ne sont déjà plus appliquées. » Comme la réunion annuelle sur les conditions de travail, ou le droit d'expression des salariés, l'une et l'autre tombées aux oubliettes.

Législature après législature, alternances aidant, les textes nouveaux sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sont éliminés. En 1981, le Parlement rose a pu néanmoins profiter des nombreux textes sociaux votés par la nouvelle majorité pour abroger une disposition datant de 1930 qui accordait la priorité à l'emploi de la main-d'œuvre française… Deux raisons expliquent la difficulté de dépoussiérer le Code. Techniquement, certaines dispositions sont plus compliquées à supprimer qu'à conserver. « Il faut attendre des lois un peu fourre-tout comme les DMOS (diverses mesures d'ordre social) pour introduire au passage quelques abrogations », précise Norbert Olszak. L'autre raison tient à la sensibilité des sujets traités et des acteurs en présence. Exemple, l'autorisation du travail de nuit des femmes, dont la simple évocation donnait de l'urticaire aux syndicats. En dépit d'une condamnation de l'État français par la Cour de justice des Communautés européennes pour discrimination, il aura fallu dix ans pour abroger l'article qui interdisait le travail nocturne aux salariées.

Sur le terrain, juristes d'entreprise et DRH semblent s'accommoder assez aisément de cette législation surannée. « Nous n'avons jamais été saisis sur ce sujet par nos adhérents, note Évelyne Philippon, responsable juridique au PMU et secrétaire générale de l'Association pour l'étude juridique des questions sociales. Sauf une fois, dans une entreprise où un inspecteur du travail s'était crispé sur le nombre insuffisant de cabinets d'aisance relativement à la norme. Cela cachait en fait son agacement par rapport à un nombre élevé d'intérimaires, mais le DRH a bien senti que l'inspecteur en avait fait un point d'achoppement. »

Titillé sur l'absence de vestiaires

Paul-Henri Mousseron, directeur juridique d'IBM France, a lui aussi été titillé sur l'absence de vestiaires pour le personnel de la tour à la Défense. « J'ai rétorqué que nous avions encore mieux : des bureaux pour chaque salarié avec un placard personnel… L'affaire n'a pas été plus loin. Ce qui est obsolète n'existe tout simplement pas, poursuit le juriste. Imaginez-vous un seul instant qu'on exige de nous l'aménagement de chambres d'allaitement ? Ce qui me pose davantage de problèmes, ce sont les textes décalés par rapport aux réalités du travail. Nous avons eu, par exemple, quelques soucis sur le travail à domicile. »

Dans la série des articles inappliqués, tout n'est cependant pas à jeter. Les procédures de médiation et de conciliation dans les conflits, mises en œuvre à l'étranger, et que l'on présente aujourd'hui comme la pointe du progrès en matière de dialogue social, existent de longue date dans le Code du travail. En cas d'échec, le législateur a même prévu de soumettre les conflits à un arbitrage extérieur (art. L. 525-2), cette mission revenant à une cour supérieure d'arbitrage composée de hauts magistrats et de conseillers d'État. Après avoir été beaucoup utilisée durant le Front populaire, cette mesure est aujourd'hui ignorée de la plupart des syndicats et directions d'entreprise. Elle pourrait sans doute être utilement réactivée. Comme quoi une lecture attentive du Code du travail permet de faire quelques intéressantes trouvailles !

Un droit de plus en plus difficile à appliquer

Le Code du travail n'a décidément pas la cote. Dans un récent sondage Ifop réalisé en janvier 2002 pour le compte du club de réflexion patronal l'Institut de l'entreprise, le Code est une fois de plus vilipendé. Ainsi, 80 % des DRH interrogés estiment que le droit du travail est plus difficile à appliquer qu'il y a dix ans. En 1986, c'étaient des juristes qui, lors d'un colloque tenu à Montpellier publié ensuite dans la revue « Droit social », posaient la question : « Faut-il brûler le Code du travail ? » Trop dirigiste, frein à la liberté d'entreprise… Les critiques collent à la peau du gros livre rouge, et cela depuis sa naissance. « La constitution d'un Code du travail a dès le début cristallisé des oppositions considérables », souligne Norbert Olszak, professeur de droit à l'université Robert-Schuman de Strasbourg. C'est Alexandre Millerand, premier socialiste à participer à un gouvernement, qui décide à partir de 1901 de compiler le droit existant en matière sociale. Mais il faudra encore trente ans pour parvenir à établir un code complet. « Dans ce climat d'affrontement perpétuel, l'élaboration du Code a été difficile et le rapport de force restait souvent le moyen d'accoucher d'une législation », précise Norbert Olszak. Entre les premières revendications et leur codification dans le droit, il peut ainsi s'écouler plusieurs dizaines d'années, en particulier lorsqu'il s'agit de supprimer des dispositions déjà existantes. À la fin du XIXe siècle, les militants socialistes demandaient la suppression du livret ouvrier et des sanctions pécuniaires que les employeurs pouvaient imposer à leurs salariés en cas de manquement au règlement de police intérieure. En 1866, une ouvrière employée dans une manufacture de tapis à Aubusson dut payer une amende équivalant à deux semaines de salaire pour être entrée en sabots dans l'atelier. L'affaire a été portée devant les prud'hommes. En 1932, le législateur soumet la délivrance d'amendes à l'inspecteur du travail et restreint leur montant. Cette mesure va peu à peu tomber en désuétude. Mais ce n'est qu'en 1978 que la loi a interdit toute sanction pécuniaire, soit un siècle plus tard.

Auteur

  • Frédéric Rey