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Enquête

« LE POIDS DE L'APPARENCE EST UN SUJET TABOU »

Enquête | publié le : 01.03.2002 | Anne Fairise, Sandrine Foulon

Spécialiste des relations sociales, Jean-François Amadieu, professeur de gestion à l'université Paris I, montre dans « le Poids des apparences », à paraître le 27 mars chez Odile Jacob, comment la beauté, la taille, la tenue vestimentaire conditionnent notre devenir professionnel. Il lève le voile sur une « inavouable vérité », celle de la reproduction sociale.

Vous pointez, à grand renfort d'études anglo-saxonnes, le poids de l'apparence physique dans la vie professionnelle. Comment expliquer l'absence de débat en France ?

Ce silence est frappant. Aux États-Unis, le flux d'études sur le poids des apparences est continu. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en Autriche, au Canada ou en Nouvelle-Zélande, la question fait l'objet d'articles dans les revues les plus sérieuses de sociologie, de psychosociologie et même d'économie. En France, en revanche, même si l'apparence est culturellement plus importante, seule une poignée de chercheurs, psychosociologues ou sociologues, s'y sont intéressés. À commencer par Pierre Bourdieu, qui, dans la Distinction, a montré combien l'apparence participe au phénomène de reproduction sociale. Il a notamment pris l'exemple de la taille. Pour le reste, c'est le black-out chez les économistes et, plus encore, chez les spécialistes des ressources humaines.

Remarquez, les travaux décortiquant les pratiques de recrutement ne rempliraient même pas une étagère. Quant à la kyrielle d'ouvrages sur l'accès à l'emploi, ils éludent la question de l'apparence ou l'expédient en quelques lignes, du style « pensez à avoir une tenue soignée ».

Pour quelles raisons ?

L'apparence est un sujet tabou en France. Pour les cabinets de recrutement, les directions des ressources humaines et beaucoup de chercheurs, c'est une question futile, une affaire de chiffons. Et le sujet embarrasse. Car pointer le poids des codes physiques et vestimentaires à l'embauche ou dans le déroulement de carrière revient à remettre en cause certains procédés des ressources humaines. Se taire permet de préserver le système de reproduction sociale. Les codes de l'apparence fonctionnent comme de vrais signes de reconnaissance et favorisent la cooptation entre individus de catégories sociales voisines.

La subjectivité primerait-elle sur tout autre procédé de gestion des ressources humaines ?

En France déjà, bien plus qu'ailleurs, les RH s'appuient sur les techniques les plus sujettes à caution et dénuées de toute objectivité : la graphologie, l'entretien à haute dose… L'oral occupe presque toute la place. Or c'est justement là, en face à face, que l'apparence joue un rôle majeur. Mais il est difficile de mesurer avec exactitude le primat de la subjectivité. Cela supposerait qu'on lève le tabou. Aux États-Unis, une étude au long cours a été réalisée sur les cadets de l'académie militaire de West Point. Résultat, les promotions aux grades élevés dépendent étroitement de l'apparence, et des préjugés que celle-ci entraîne. Alors que le rang de sortie, fondé sur les performances scolaires, joue moins. Il n'y a aucune recherche de ce type en France. Les seules existantes le sont sur des publics très limités ou en université. Il faudrait étudier le devenir des élèves des grandes écoles : noter leur apparence, leurs résultats et leur origine sociale, puis observer l'évolution de leur carrière trente ans après.

Quels sont les grands critères discriminants ?

Attention, les caractéristiques physiques ne sont pas discriminantes en tant que telles. Mais elles génèrent des préjugés positifs ou négatifs, en référence aux standards sociologiques sur la beauté ou la laideur, auxquels sont associés des qualités, des capacités, voire un statut social. Une mauvaise hygiène, des dents mal soignées, une pilosité excessive suscitent des a priori négatifs. On ne voit jamais sur les affiches publicitaires un torse très poilu. On sait qu'un homme portant la barbe aura moins de chances d'être recruté. Au contraire, les traits féminins sont valorisés. En fait, l'essentiel des préjugés est corrélé à la beauté ou à la séduction. Un individu de grande taille sera synonyme de pouvoir, de leadership. Une personne de forte corpulence considérée comme manquant de volonté. Il est effarant, d'ailleurs, de constater que les personnes les plus belles suscitent uniquement des sentiments positifs : sociabilité, intelligence, ambition… On ne leur reconnaîtra à la rigueur que deux défauts, le manque de modestie et l'infidélité.

Donc, à diplôme égal, la personne la plus avenante réussit plus facilement que ses collègues

Non seulement elle a plus de chances d'être recrutée que ses collègues, mais elle s'intégrera mieux dans l'entreprise. Et si elle fait des erreurs, elle sera moins pénalisée que d'autres. On sera avec elle plus indulgent. On lui trouvera des circonstances atténuantes. En revanche, soyez moche et faites une erreur : le couperet tombe sans appel. Ce n'est pas étonnant. Quels procédés a-t-on pour apprécier les performances d'un cadre ? On en revient à l'entretien, au jugement qualitatif, à la subjectivité. Contrairement aux idées reçues, c'est sur la carrière des hommes que l'apparence aura le plus d'impact. Et plus on se rapproche de l'élite, plus ces critères sont précis et conditionnent l'accès aux postes de direction. Il existe pourtant de nombreux contre-exemples. Des petits ou des « laids » occupent des fauteuils de direction. Certaines personnes défavorisées sur le plan de l'apparence réussissent. Et cela peut s'expliquer par des mécanismes psychologiques de compensation, un sur investissement dans le travail… Soutenir la thèse d'une « prime à la beauté » ou d'une « pénalité à la laideur » suscite toujours des réactions. Elles montrent la résistance diffuse à un tabou sur les normes sociologiques. La beauté, rétorque-t-on, relève du jugement de chacun. Je ne nie pas les préférences des uns et des autres en la matière. Simplement, nous parlons de standards sociologiques et ces contre-exemples ne les inversent pas.

Les entreprises ont-elles des critères précis ?

Certaines, pour des raisons de contact avec la clientèle, écartent sciemment des candidatures. Dans d'autres sociétés, les standards en matière d'apparence sont le fruit de l'histoire ou de la culture d'entreprise. Mais ils ne sont pas gravés dans le marbre. Le cas Euro Disney reste unique (NDLR, l'entreprise avait formalisé un code précis interdisant le port de la barbe).

Aucun responsable des ressources humaines ne parle librement de l'impact du paraître à l'embauche ou des liens qu'il fait entre l'apparence et la personnalité du candidat. Entre les mains moites, la nervosité, le manque d'assurance… L'hypocrisie est totale en matière de recrutement. Une étude récente menée sur plusieurs pays européens vient encore d'enfoncer le clou. Partout, la compétence est le premier critère de recrutement avancé par les DRH, devant la personnalité et le diplôme. La même réponse est faite en France où pourtant, on le sait, statistiques à l'appui, il existe un important « effet diplôme » à l'embauche qui ne fera que s'accentuer au cours de la carrière. Entre les déclarations et la réalité des pratiques en ressources humaines, il y a des années-lumière.

La loi de lutte contre les discriminations offre-t-elle une vraie solution ?

Elle est susceptible de générer un contentieux énorme parce qu'elle inverse la charge de la preuve et étend le champ des discriminations. Elle peut avoir aussi un impact sur les pratiques d'entreprises, à l'image des conséquences de la loi sur le harcèlement moral. Les sociétés commencent aujourd'hui à intégrer cette question dans leurs négociations pour anticiper d'éventuels problèmes. Bien sûr, sur la difficile question de l'apparence physique, il faut sensibiliser les salariés pour qu'ils se saisissent du sujet. Mais ils le sont déjà. Cette loi arrive au moment où l'ascenseur social est en panne. Comme l'a montré le sociologue Louis Chauvel, il faudrait que, d'ici à 2010, le pourcentage de cadres passe à 50 % de la population active pour qu'ils aient autant de chances de promotion que dans les années 60. Les trentenaires sont dans une situation de blocage. Une partie des fils de cadre risque même le déclassement. Or, on le sait, les questions d'apparence comme de reproduction sociale sont au cœur même de la problématique d'ascension sociale.

Vous lancez une pierre dans le jardin des DRH…

Il faut éviter que les épreuves de recrutement ou d'évaluation ne soient sujettes à caution et laissent place à trop de subjectivité. Les spécialistes des RH doivent assainir et clarifier leurs pratiques. Il y a urgence, vu le malaise actuel des cadres. Que disent-ils dans les sondages ? Que leurs mérites et efforts ne sont pas reconnus. Ils expriment un sentiment d'injustice et réclament de l'équité procédurale. Ils ne mettent pas en cause la redistribution, le fait que M. Durand gagne plus que M. Dupont. Ils en pointent les raisons : très peu de critères objectifs président à l'embauche, à la fixation du salaire ou au déroulement de carrière. Les salariés le constatent, le comprennent et l'acceptent de moins en moins.

Auteur

  • Anne Fairise, Sandrine Foulon