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Vie des entreprises

Bug social à la Bibliothèque nationale

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.06.1999 | Stéphane Béchaux

Hiérarchie pesante, absence de délégation, multiplicité des statuts, division taylorienne du travail… La bibliothèque du XXIe siècle créée par François Mitterrand à Tolbiac concentre dans ses quatre tours tous les maux de l'administration française. Un grand raté social auquel l'établissement tente de remédier.

Un joli spécimen de mammouth administratif dans une architecture d'avant-garde ! Ce n'était pas le projet de François Mitterrand lorsqu'il a lancé en juillet 1988 le dernier de ses grands travaux : « Une très grande bibliothèque d'un type entièrement nouveau. » Peu de lieux culturels cumulent pourtant de tels dysfonctionnements. Ils tiennent d'abord au bâtiment lui-même, paquebot venteux perdu dans l'est parisien, qu'un représentant syndical du cru juge tellement antifonctionnel qu'il qualifie de « criminel » son concepteur, l'architecte Dominique Perrault. Nul n'ignore la fragilité du système informatique de la bibliothèque de Tolbiac, dont les innombrables pannes ont provoqué la colère des chercheurs et déclenché une grève du personnel en octobre dernier. Mais ce que l'on sait moins, c'est que la Bibliothèque nationale de France (BNF) est aussi un bel exemple de bug social.

À l'extérieur comme à l'intérieur, la BNF ressemble à une tour de Babel. Sur les 2 850 salariés de l'établissement, 1 750 seulement sont des agents de l'État, soit guère plus de 60 %. Issus de cinq filières différentes, tous sont rémunérés par le ministère de la Culture, mais les magasiniers, les bibliothécaires et les conservateurs dépendent de l'Éducation nationale. On compte ainsi près de 550 contractuels, en CDI ou CDD, embauchés au début du projet par l'EPBF, l'établissement constructeur de la bibliothèque. Mais aussi 540 vacataires, annualisés ou non, qui travaillent de trente à cent vingt heures par mois, parfois depuis plusieurs années.

Cet enchevêtrement de statuts ne facilite pas la gestion du personnel. Un exemple ? Le travail dominical. Comme celui-ci n'est pas prévu dans la filière des métiers des bibliothèques, la direction a dû longuement négocier avec les organisations syndicales ses compensations horaires et financières. Pour les contractuels, le problème n'est toujours pas résolu. D'après les textes, leur rémunération doit, en effet, être exclusive de toute prime. Pour ouvrir ses portes le dimanche, la bibliothèque est donc obligée de faire massivement appel à des vacataires. « On ne saurait fonctionner sans eux le week-end », reconnaît Jean-Yves Gacon, le directeur de l'administration et du personnel. De même, un grand nombre de postes administratifs sont aujourd'hui occupés par des vacataires… permanents. Tout cela parce que la BNF a toutes les peines du monde à attirer les agents de la filière administrative du ministère de la Culture

La moitié des 500 vacataires occupe des postes permanents

De manière générale, le site de Tolbiac est déficitaire en agents de catégories B et C et excédentaire en agents de catégorie A. Et comme il faut bien faire tourner la machine, on assiste aujourd'hui à une disjonction complète entre les statuts des personnels et les tâches accomplies. « Le problème est général, ingérable et absolument explosif », juge Olivier Fressart. Ex-membre du collectif des non-titulaires de Richelieu, ce conservateur de 36 ans a participé, en qualité de rapporteur, au groupe de travail Politique du personnel et précarité, constitué à l'issue de la dernière grève. « Le catalogage, par exemple, est assuré aussi bien par les vacataires que par les conservateurs en fin de carrière. Ici, la reconnaissance matérielle et symbolique tient du grand écart. Ce qui crée énormément de rancœur et d'aigreur. » Le nouveau DRH de l'établissement, Bertrand Wallon – qui a occupé le même poste à l'ANPE au début des années 90 –, ne dément pas cet état de fait. « La grande diversité des statuts et des filières ne correspond pas à une définition claire des postes occupés, d'où des frustrations. Il faut que la tutelle accepte que, dans la durée, on ne fonctionne plus qu'avec des fonctionnaires et des contractuels. Car la BNF ne peut pas indéfiniment employer plus de 500 vacataires, dont la moitié sur des postes permanents. »

Attardés mentaux

La présence massive de contractuels et de vacataires aurait pu apporter une certaine souplesse dans les procédures de décision. Il n'en est rien, à en croire le rapport Poirot. « Les méthodes de gouvernement de la Bibliothèque nationale de France sont contestées. » Selon les organisations syndicales, l'autonomie dans le travail est à peu près nulle. Chacun doit en référer en permanence à son supérieur hiérarchique qui, lui-même, en réfère à son supérieur. Et ainsi de suite. Au final, le pouvoir serait concentré entre quelques mains. « Quand vous rédigez une notice bibliographique, il y a toujours un conservateur derrière votre épaule pour vous relire, se plaint Thierry Pastorello, bibliothécaire adjoint spécialisé et secrétaire adjoint de la section CGT. On nous prend pour des attardés mentaux. » « Dans ma direction, celle des collections, on ne délègue rien. Quand un département veut engager un vacataire, il lui faut le paraphe du directeur », renchérit Christian Viéron, secrétaire de la section FSU locale.

Moralité, on est loin d'une organisation du travail en groupes de projet, comme le préconisait l'Anact, chargée en 1990 d'une étude, puis d'une mission d'assistance technique. La maison est découpée en trois grandes directions de tailles inégales – celle des collections, celle des services et des réseaux et celle de l'administration et du personnel – qui sont elles-mêmes divisées en départements, puis en services. Cet organigramme très vertical, complété par trois petites délégations et d'autres structures transversales, s'adapte mal aux réalités du terrain. Les agents d'un même service sont souvent éparpillés aux quatre coins de l'édifice et amenés, notamment lorsqu'ils font du service en salle, à collaborer avec des agents issus de services et de directions différentes. Résultat : l'information passe mal et les méthodes de travail manquent de cohésion. « On a calqué à Tolbiac l'organisation du travail verticale, centralisée, compacte et hiérarchisée qui existait à Richelieu, juge Anousheh Karvar, chef du service sciences fondamentales et secrétaire de la section CFDT, premier syndicat de la BNF. Dans les salles de lecture, nous avons aujourd'hui sept départements qui fonctionnent avec sept pyramides éclatées aux quatre coins de la bibliothèque. » Anecdote révélatrice : des agents d'un département scientifique ont rebranché en cachette l'ancien système Sycomore, qui permet de donner les références des ouvrages. Mais sans en avertir le service informatique.

À toutes ces lourdeurs administratives vient s'ajouter une division quasi taylorienne du travail. À Richelieu, l'enrichissement des tâches n'était pas une priorité. Mais la petite taille de l'établissement, ses traditions, son côté un peu paternaliste faisaient passer la pilule. À Tolbiac, le changement de décor est total. En tablant sur le « tout technologique », les concepteurs du projet ont cru pouvoir résoudre tous les problèmes créés par l'immensité du site : les ouvrages devaient être dorénavant transportés par des nacelles, pistés par un système informatique, commandés à distance… En oubliant les hommes. « En annonçant un délai de vingt minutes entre la commande et la mise à disposition du livre, on a réinventé, à la fin du XXe siècle, le travail à la chaîne, souligne Anousheh Karvar. » Tenus par la cadence, parfois isolés pendant plusieurs heures en magasin, confrontés à un système informatique complètement défaillant, les agents n'ont pas tenu plus de dix jours avant de se mettre en grève, à l'automne dernier. Aujourd'hui, les conditions de travail n'ont guère changé. La commande différée des ouvrages, imposée aux chercheurs, a au moins permis d'alléger la pression des délais. Mais la mesure n'est que temporaire. Et on voit mal comment la direction pourrait changer les choses.

« À Tolbiac, la dimension du site et les contraintes techniques imposent une certaine répétitivité des tâches, explique Jean-Yves Gacon. Nous ne pourrons pas gommer complètement l'aspect industriel. Mais nous pouvons inventer, au fur et à mesure, des modes de fonctionnement plus souples. » Un défi à la hauteur des attentes des salariés, largement surqualifiés. Depuis l'ouverture du haut de jardin, 400 magasiniers ont été embauchés. « On va fabriquer des aigris, prévient Thierry Pastorello (CGT). C'est terrible à dire, mais on ne peux pas traiter de la même façon un magasinier thésard et un magasinier titulaire d'un brevet de collège. » Titulaire d'une maîtrise de communication, Yannick, 29 ans, technicien au service d'action pédagogique, s'est entendu dire, à son arrivée en 1997 : « Les têtes pensantes ici, ce sont les contractuels. » Dur à digérer quand on a « créé de toutes pièces un poste dont la définition tenait en deux lignes ».

Un établissement repoussoir

Seule lueur d'espoir, le conflit de l'automne dernier a montré l'attachement du personnel aux missions de l'établissement. En participant massivement aux différents groupes de travail thématiques qui ont planché sur les dysfonctionnements de la BNF, les salariés ont fait la preuve de leur capacité d'implication.

« Il n'y a pas de leur part une volonté de se complaire dans la crise, mais d'en sortir, se réjouit Bertrand Wallon. Ce personnel jeune et qualifié est un formidable atout. À nous de faire évoluer les métiers, en acceptant de repenser les rôles respectifs qui, aujourd'hui, volent en éclats. » Les salariés, eux, attendent du concret. Pour l'instant, seules quelques « mesurettes » sont en cours de réalisation, comme l'aménagement de salles de repos, la distribution d'un annuaire téléphonique, l'attribution d'un casier et d'un numéro de téléphone à tous les agents. Tout le reste est à l'étude. Un numéro spécial du journal interne, Trajectoire, daté du 6 avril, fournit ainsi une impressionnante liste de décisions prises ou à prendre. Du côté des organisations syndicales, on craint un enterrement de première classe. Mais les responsables de la bibliothèque jurent le contraire. « Ce qui s'est exprimé dans les groupes de travail n'est pas scandaleux. La direction est d'accord à 90 %, assure Bertrand Wallon. Mais nous avons besoin de mener des expertises techniques ou de mettre en place une méthodologie. Ensuite, c'est une question de moyens et de priorités. »

Lassés de travailler dans ce qu'ils considèrent comme une « usine à gaz », certains n'ont pourtant plus le courage ou l'envie d'attendre les changements. Plus de 200 agents ont demandé en 1998 leur mutation en province ou dans un autre établissement parisien, notamment en bibliothèque universitaire. « Cet établissement est devenu un repoussoir, constate Thierry Pastorello. Vu les loyers de la capitale et les salaires, on ne peut pas habiter Paris. Qui a envie de prendre le RER pendant trois quarts d'heure pour se faire ensuite insulter par les lecteurs ? » Pas grand monde, visiblement. Même pour travailler dans la Très Grande Bibliothèque.

Un rapport accablant

Rendu public en mars dernier, le rapport Poirot – du nom de l'inspecteur général des bibliothèques chargé par Catherine Trautmann de sa rédaction – est un véritable brûlot pour la direction de la BNF. Sans manier la langue de bois, Albert Poirot dresse, sur une cinquantaine de pages, une longue liste des dysfonctionnements de l'établissement.

En reprenant bon nombre des propositions issues des neuf groupes de travail. L'inspecteur Poirot insiste notamment sur l'« envers du décor » : « Le contraste est saisissant entre le confort des salles ouvertes au public et l'espace dédié à l'activité des magasiniers : exiguïté, courants d'air, architecture brute, postes de travail installés de façon invraisemblable […]. « Le rapport s'attarde aussi sur l'extrême diversité des statuts du personnel, estimant qu'« il y a parfois difficulté à dire que le même contrat social régit toutes les situations » alors que, selon lui, « l'unité de l'établissement reste un objectif essentiel (qui) pourrait notamment se fonder sur la recherche d'une cohérence plus grande dans la politique du personnel ». Enfin, les méthodes de gestion de la BNF sont montrées du doigt.

« Manque de délégation », « censure de l'information », « stratégie de contournement » adoptée par certains cadres, « tendance autarcique » des services, rien n'est épargné. En guise de conclusion, Albert Poirot insiste sur les dangers de l'immobilisme : « S'en remettre au temps ferait courir un grand danger au service public. »

Auteur

  • Stéphane Béchaux