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Politique sociale

Le modèle social japonais laminé par neuf ans de crise

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.06.1999 | Michel Temman

Restructurations en série, litanie de plans sociaux, poussée inexorable du chômage : neuf années de récession consécutives ont fait exploser le fameux contrat social nippon, qui était assis sur l'emploi à vie. Pour sortir de cette crise, le Japon veut rendre son marché du travail beaucoup plus flexible.

« Je suis bien portant et j'ai envie de travailler de nouveau. Mais, à 62 ans, je n'ai plus aucun espoir de trouver un emploi. » Depuis qu'une PME spécialisée dans la distribution de détail l'a remercié il y a deux ans, avec un maigre pécule, Toshiki Miyagi doit se contenter d'un arbeito (un petit boulot) dans une coopérative agricole proche d'Izumi, un quartier perdu de la grande banlieue d'Osaka. À Osaka, il existe bien une ANPE privée, apparue avec la crise, Mystar 60, qui trouve des emplois aux plus de 60 ans. Mais à condition qu'ils soient qualifiés dans des domaines comme l'informatique. Loin d'être exceptionnelle, la situation de Toshiki Miyagi est celle de neuf millions de travailleurs japonais au statut précaire.

Pendant près de cinquante ans, la stabilité du Japon a reposé sur un « pacte social », sorte de compromis proposé par le Parti libéral démocrate (PLD) aux salariés, qui a volé en éclats après neuf années de récession consécutives. Les Japonais, notamment les soixante-trois millions d'actifs, sont las des effets ravageurs de la crise. Elle sonne le glas d'un modèle de gestion fondé sur les « trois trésors » hérités de l'ère Meiji : l'emploi à vie, la promotion à l'ancienneté et les syndicats d'entreprise. Le mythe du plein emploi a fait son temps, tellement la hausse du chômage semble inexorable : 2,2 % en 1992, 4,6 % en mars 1999. L'Institut Nomura et le Fuji Research Institute prédisent un taux de 5 % fin 1999, et l'Agence de planification économique (EPA) de 5,2 %. Quant à l'OCDE, elle prévoit 5,3 % de chômage en l'an 2000. Sur cent demandes d'emploi, quarante-sept sont désormais satisfaites, contre soixante-huit en 1997 et quatre-vingt-onze en 1993. « L'inquiétude est grande, explique Mitsuji Awase, directeur adjoint des études internationales à l'Institut du travail du Japon (Japan Labor Institute). Les embauches sont filtrées dans le secteur privé, qui recrute au compte-gouttes. » En 1998, 43 % des entreprises de l'Archipel ont réduit leurs effectifs ou limité les embauches. La compagnie aérienne ANA (All Nippon Airways) a gelé ses recrutements. Et Nissan Motors a annoncé une baisse de 87 % des siens en 1999. Pressée de renflouer l'énorme déficit du groupe, la nouvelle direction franco-japonaise devrait être tentée par la politique de la vache maigre.

À l'évidence, depuis le « choc Pionneer » de 1992, rien ne va plus au pays du Soleil-Levant. Cette année-là, le groupe électronique a poussé trente-cinq de ses trois cents cadres vers un départ volontaire en retraite anticipée. Un drame dans un pays où la retraite est perçue comme une disparition de la vie sociale. Depuis, les dégraissages se sont multipliés, provoquant de sérieux ravages. Au cours de la dernière décennie, 30 % des 20 000 suicides enregistrés chaque année étaient liés à des causes socioéconomiques. En mars dernier, un Japonais de 58 ans a fait hara-kiri devant le PDG du fabricant de pneus Bridgestone, « pour résister à la politique cruelle de restructuration, en phase avec l'air du temps », a-t-il expliqué.

Licenciement, un mot tabou

Au cours des trois dernières années, la situation s'est particulièrement aggravée. Chaque semaine amène son plan de licenciements. Un mot que les Japonais évitent soigneusement. Ils lui préfèrent celui de risutora (restructuration) ou gôrika (rationalisation). L'industrie manufacturière a perdu 740 000 emplois en 1997-1998. Le secteur de la construction a licencié 110 000 salariés en un an. Dans la vente et la grande distribution, les empires Mitsukoshi, Tokyu ou Sogo (2 000 licenciements cette année) ferment des grands magasins et licencient vendeurs et vendeuses par centaines. Depuis 1993, le géant des télécommunications NTT s'est séparé de 30 000 employés, Nissan de 50 000, TDK de 30 000. Récemment, NKK, second groupe métallurgique, a annoncé la suppression de 3 300 emplois (un cinquième de sa main-d'œuvre). Les majors de l'électronique (JVC, Panasonic, Technics, National, etc.) ont licencié des milliers d'employés. Isuzu Motors doit ramener en 2001 à trente le nombre de ses filiales, contre soixante-huit aujourd'hui, au prix de 4 000 suppressions d'emplois. Le brasseur Kirin, fleuron du groupe Mitsubishi, va se séparer de 1 100 employés sur 8 000 d'ici à 2001. Même Sony a créé la surprise en annonçant, le 9 mars, un vaste plan de restructuration qui va se traduire par la fermeture de quinze usines sur soixante-dix et la suppression de 17 000 emplois en Europe, aux États-Unis et en Asie.

« La grande question, explique-t-on à l'Institut du travail du Japon, est de savoir jusqu'où les entreprises sont prêtes à aller. » Leur objectif étant de regagner leur compétitivité en réduisant les coûts de personnel, qui ont crû de 25 % en dix ans, elles licencient et taillent dans les budgets. Au Kabuto-cho, la Bourse de Tokyo, les investisseurs parient désormais sur les entreprises qui élaguent leurs effectifs. Une étude de la Daï Ichi Life Insurance montre que, pour retrouver leur dynamisme, elles devraient supprimer 6,7 millions d'emplois ! Ce qui porterait le taux de chômage à 13,5 % ! Impensable. En tout cas, le personnel des 594 ANPE de l'Archipel est débordé de travail. À l'agence Hello Work de Shibuya (Tokyo), près des ruelles branchées de Dogenzaka, l'atmosphère est sombre. Des centaines de chômeurs s'y pressent chaque jour pour consulter les dernières offres. On y voit beaucoup de jeunes femmes : 7,3 % des Japonaises âgées de 25 à 34 ans sont en effet au chômage. « J'ai été licenciée l'hiver dernier, explique Minako Ito, 31 ans. La PME informatique pour laquelle je travaillais s'est séparée de la moitié du personnel. On m'a versé six mois de salaire comme l'exige la loi. Si je ne trouve rien, je m'inscrirai bientôt à Hello Work. »

Les quinquas les plus touchés

Les hommes ne sont pas moins épargnés. À 42 ans, Toshifumi Fujita a fait les frais à deux reprises de la récession. « J'ai travaillé sept ans pour Sakaï, une sogo shosha (maison de commerce) de taille moyenne. J'avais été sa dernière recrue, peu après le début de la crise. Un jour, la direction m'a signifié mon licenciement pour cause de récession et de chute des profits. Sakaï m'a versé trois mois de salaire en guise de compensation, ce qui est très peu. Ce fut un choc terrible. » Après plusieurs mois de galère, ce quadra retrouve un emploi chez Union Optical, une PME spécialisée dans la fabrication de microscopes. Terrible déconvenue. À la mi-1997, la PME subit une sévère baisse des ventes. Le top management décide une restructuration drastique. « L'été dernier, j'ai été licencié sur-le-champ avec quarante autres employés. Aujourd'hui, me voici au chômage. Je reçois tous les mois une aide financière. Juste le minimum vital. » Signe des temps, une étude récente du consultant McKinsey Japan montre que 43,7 % des salariés quadragénaires ont au moins une fois changé d'entreprise au cours de leur carrière. Et pourtant, les hommes de 40 ans et plus ont été les principaux bénéficiaires de l'emploi à vie.

Les plus exposés restent cependant les quinquas, les cols blancs de l'expansion industrielle de l'après-guerre que les entreprises ont vite fait de décréter improductifs ! « Inacceptable », estime le Rengo, première centrale syndicale, forte de 8 millions d'adhérents. « Nous avons entrepris une action d'envergure », souligne Kiyoshi Sasamori, secrétaire général du Rengo-JTUC (Confédération de l'union des syndicats du Japon), qui a lancé une grande campagne nationale pour lutter contre le chômage des plus de 40 ans. « Il s'agit de dire non aux ajustements “moi aussi” des sociétés. Quand l'une licencie, l'autre fait pareil. Cela n'est pas tolérable. » Pour amortir le choc, l'État vient de prendre de nouvelles mesures. « À certains salariés, âgés de 45 à 60 ans, qui ont perdu leur emploi, il verse depuis peu un pécule supplémentaire de 300 000 yens (15 000 francs) », explique Maki Matsuba, de l'agence Hello Work de Lidabashi, la plus grande de Tokyo (1 500 visites par jour).

Une législation dépoussiérée

Paradoxalement, cette crise est vécue par les Japonais comme l'occasion d'une remise en cause. Le Japon a modifié le 1er avril sa législation du travail. Objectif : moderniser un système de l'emploi jugé archaïque, mais aussi accroître la flexibilité pour l'employeur et assurer un meilleur équilibre entre travail et vie privée pour l'employé. La nouvelle législation protège mieux le travail féminin, autorise le travail temporaire, sous la forme de contrats à durée déterminée de trois ans, tant pour les travailleurs qualifiés que pour les plus de 60 ans. Une première ! « La récession a bouleversé le système de l'emploi à vie », constate Yasuyuki Nambu, président de Pasona (2 500 employés), qui fournit du travail temporaire à 230 000 Japonais. Les sociétés, qui ne peuvent plus garantir une retraite à leurs employés, commencent à recruter du personnel intérimaire. Quant aux employés, qui préféraient dépendre d'une grande entreprise ou travailler dans l'administration, ils peuvent changer d'emploi grâce à cette libéralisation du travail temporaire.

Mais il y a mieux. Dans un rapport remis en mars au Premier ministre, Obuchi, le Conseil de stratégie économique, constitué de représentants des milieux d'affaires, propose d'abandonner la vision collectiviste du système nippon. « Le Japon doit devenir une société de compétition dans laquelle la rémunération dépend de la performance de chacun. Une telle révolution culturelle fera des victimes. Il faut donc mettre en place des filets de protection, sélectifs, dont profiteront en priorité ceux fournissant les efforts les plus importants. » Le Nikkeiren, fédération nationale des patrons de PME, tire la même leçon. « Le temps du partage est fini. Le Japon, explique son président, Yotaro Kobayashi, patron de Fuji Xerox, paie les conséquences du manque de flexibilité de son système de l'emploi. » Selon une étude de l'Institut du travail du Japon, 91 % des entreprises nippones s'apprêtent désormais à lier salaires et performances. Fujitsu, Honda ou Bandaï ont déjà adopté un système au mérite. Le groupe électronique Bandaï a aussi entamé une révolution managériale. Son PDG, Takashi Mogi, vient de lancer Symphony 21, un plan de management interne pour « réussir l'entrée dans le XXIe siècle ».

Le géant Sony s'est doté d'une nouvelle structure managériale afin de réorganiser l'appareil productif. Dix unités capables de réagir très vite aux évolutions du marché ont été créées. « Chaque entité doit être gérée de façon autonome », assure, à Shinagawa (Tokyo), le président de Sony, Nobuyuki Idei. L'objectif est de créer un modèle unifié décentralisé, par opposition au modèle hiérarchique actuel. » Ce grand patron ne cesse d'alléger les structures d'encadrement du groupe. Il a réduit le nombre de directeurs généraux, de trente-huit à dix.

« Le système de management hérité de l'après-guerre tombe peu à peu en désuétude. Nous entrons dans une société nouvelle, plus souple », estime Yasuo Noda, 46 ans, employé de la section automobile du géant Itochu. « Les dirigeants politiques et les industriels ont compris qu'il fallait opérer un virage à 180 degrés pour sortir le pays de la crise. La vraie crainte, c'est que le changement se fasse au détriment des salariés », explique-t-on au Keizaï Doyukaï, think tank du patronat japonais. Avec ses dix constructeurs automobiles, ses dix mastodontes électroniques et ses cinq géants métallurgiques, le Japon est piégé par sa surcapacité industrielle. Pour s'en sortir, le voici qui sabre dans les effectifs. « La société japonaise était collectiviste. C'était même la seule véritable société communiste que je connaisse, affirme le manager d'une grande société métallurgique. Licencier était la pire action qui soit pour un patron. Cette époque est révolue. » C'est clair : le fameux contrat social à la japonaise ne passera pas l'an 2000.

Un taux de chômage peut en cacher un autre

D'après les études réalisées par plusieurs banques et instituts de recherche, le taux de chômage officiel de 4,4 % n'est pas conforme à la réalité du marché de l'emploi nippon. L'institut Sumitomo Seimei et la banque Asahi sont formels : « Le taux de chômage officiel est fortement sous-estimé. » La réalité serait plus proche de 8 %, soit 6 à 7 millions de chômeurs.

Ces études privées incluent les « chômeurs déguisés », dont le nombre oscillerait entre 2,5 et 3 millions. Ces « madogiwa zoku » (littéralement les employés près de la fenêtre) sont des salariés à la productivité nulle ou quasi nulle, que les entreprises refusent de licencier pour ne pas écorner leur image.

Rien à voir avec les « chômeurs complets » recensés par l'État. Élaborée d'après un échantillon de 100 000 personnes âgées de 15 ans et plus, et reconnue par le Bureau international du travail (BIT), la mesure statistique du Sômushô (Bureau des statistiques) inclut parmi les actifs toute personne ayant travaillé au moins une heure au cours de la dernière semaine comptable du mois.

« Le taux officiel du gouvernement est faux ainsi que tous ceux annoncés jusqu'à maintenant, s'emporte Yasuyuki Nambu, président de l'agence intérimaire Pasona. Il y a déjà plus de 3 millions de Japonais au chômage. Sans compter les centaines de milliers de personnes qui ne le sont pas encore, mais qui vont l'être à cause des restructurations en cours. Et que dire des centaines de milliers de gens vivant de petits boulots misérables, non comptabilisés comme chômeurs. » Il ne faut pas oublier non plus que des experts évaluent à 4,5 millions d'individus les sureffectifs dans l'administration et l'industrie.

Auteur

  • Michel Temman