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Politique sociale

Du rififi patronal dans les négociations sur l'eau et les télécoms

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.06.1999 | Jacques Trentesaux, Martine Rossard

Conclure une convention collective n'est pas une sinécure ! Engagés depuis plus d'un an dans cette aventure, les partenaires sociaux de l'eau et des télécoms peuvent en témoigner. Zizanie patronale, cacophonie syndicale, actions en justice. Récit de deux gestations douloureuses.

Le catalogue des conventions collectives, déjà riche de 700 textes environ, devrait bientôt compter quelques nouveaux spécimens de plus. Pêle-mêle, les conventions des experts automobiles, des logisticiens, des prestataires de services, des majors de l'eau et des entreprises de télécoms sont en cours de négociation. Ces deux dernières branches présentent de nombreuses similitudes. Les négociations se sont échelonnées du début de l'année 1998 jusqu'au printemps de la même année. Le nombre de salariés concernés est comparable (respectivement 35 000 et 40 000 personnes). Et les deux secteurs sont dominés par trois acteurs : Vivendi, Suez-Lyonnaise des eaux et Bouygues pour l'eau ; Bouygues et Vivendi, via sa filiale Cegetel, à nouveau, plus France Télécom pour les télécoms. Bref, des fleurons de l'économie française engagés dans des batailles commerciales sans merci. Et animés par des stratégies souvent diamétralement opposées.

Les négociations dans les télécoms sont d'ailleurs vite devenues conflictuelles. Et, à la surprise des organisations syndicales, les principales divergences sont apparues au sein de la partie patronale. « Il y a les leaders d'un côté et les seconds couteaux de l'autre », résume Gilles Desbordes, permanent à la Fédération CFDT des services. D'autres syndicats attribuent cette cacophonie aux profondes différences culturelles qui existent entre le groupe Bouygues, franc-tireur et profondément libéral, et ses principaux concurrents, notamment Vivendi et sa filiale Cegetel. « Cegetel entretient une relation privilégiée avec l'État. Jean-Marie Messier a été l'un des tout premiers à signer un accord 35 heures et il n'hésite pas à s'entourer de collaborateurs issus du service public », observe Guy Devera. Le directeur des relations sociales du groupe Bouygues mène une bataille serrée contre le projet de convention collective des télécommunications porté par France Télécom et Cegetel, projet soutenu par le gouvernement. « Je m'oppose à la nationalisation rampante du secteur privé par les anciennes entreprises du secteur public, tonne Guy Devera. Bouygues ne veut pas de fonctionnaires. » Un propos qui a le mérite d'être clair. « Avançons, négocions, faisons le travail ! Les procès d'intention s'écrouleront avec le temps », rétorque Bernard Jaïs, ex-France Télécom, aujourd'hui président de l'Unetel, l'association d'employeurs créée pour boucler la future convention de branche.

Le conflit patronal est plus feutré dans le secteur de l'eau, un marché stable où les positions des majors, contrairement aux télécoms, sont acquises. Là encore, des différences de sensibilité sont apparues entre le groupe Bouygues, qui défend, comme dans les télécoms, une approche plus libérale que ses concurrents, et Vivendi et Lyonnaise des eaux, qui ont hérité des conventions du service public de l'eau ou d'EDF. Soixante-dix-sept entreprises au total, pour la plupart filiales des trois grands groupes, se sont regroupées au sein du Syndicat professionnel des distributeurs d'eau (SPDE) afin d'élaborer la convention de branche. « Cela fait plus de vingt ans que la CFDT réclame une convention de branche », soutient Charles Liaser, responsable de la délégation CFDT. En 1993, quatre confédérations (CFDT, CGT, FO et CFE-CGC) avaient créé une intersyndicale pour emporter la décision. En vain.

Les TP passent à l'attaque

En fait, ce qui a décidé les entreprises de l'eau, comme d'ailleurs celles des télécoms, à s'engager dans la négociation d'une convention de branche, ce sont les tentatives hégémoniques d'autres secteurs d'activité. En septembre 1997, les travaux publics passent à l'offensive en sollicitant, à la surprise générale, l'extension de leur propre champ conventionnel à l'eau et à l'assainissement. Ni la fédération patronale (FNTP) ni les syndicats de salariés n'ont jugé bon de prévenir leurs homologues de l'eau ! L'initiative est repoussée in extremis. Au cours de cette même année, la puissante UIMM (Union des industries métallurgiques et minières) tente à son tour une OPA sur les télécommunications. Coup de sang de Jean-Marie Messier. Soutenu par le ministère de l'Emploi qui s'efforce de freiner les ardeurs du patronat de la métallurgie, le PDG de Vivendi crée avec Michel Bon, son homologue de France Télécom, une association ad hoc, l'Unetel, chargée d'accoucher la future CCN. Côté eau, Jean-Marie Messier se montre également chaud partisan de l'ouverture de négociations.

« Nous avons trouvé avec Messier et Jean-François Colin, DRH du groupe Vivendi, des hommes beaucoup plus attentifs à nos arguments », reconnaît Michel Bacher, président de la Fédération de l'eau et de l'assainissement CFE-CGC. Pendant plus d'un an, la Générale des eaux mène seule les échanges côté patronal. Elle est ensuite rejointe par la Lyonnaise des eaux, peu après l'arrivée de Gérard Mestrallet aux commandes du groupe. Mais il faudra attendre septembre 1998 pour que Bouygues et sa filiale eau, Saur & Cise, acceptent de s'asseoir à la table des négociations.

Bouygues monte au créneau

Une fois convaincus de l'utilité d'une telle démarche, les représentants des principaux employeurs ont décidé en priorité de baliser le territoire conventionnel pour éviter de nouvelles incursions d'autres branches. Cette définition du champ conventionnel est approuvée, sans trop de difficultés, en février dernier, dans la branche eau. Mais, dans les télécoms, la signature du champ conventionnel dès le 2 décembre 1998 par tous les syndicats – CGT exceptée – a mis le feu aux poudres. Très large, le champ Unetel s'applique en effet aux personnels des opérateurs de télécommunications, des sociétés de commercialisation et de services, des fournisseurs d'accès et de services Internet, mais aussi des câblo-opérateurs, des diffuseurs de programmes audiovisuels (comme TDF) et des centres d'appels rattachés à un opérateur de télécommunications. L'accord est assorti d'une demande d'extension.

« Quelle urgence y a-t-il à étendre un champ d'application ? C'est machiavélique, on veut figer une profession à partir d'un champ », tempête Guy Devera, d'autant plus furieux qu'il a été pris de court. Son collègue Gérard Lemarié, DRH de Bouygues Télécom, n'a été déchargé du dossier qu'à la fin de l'année 1997.

Pur produit du BTP, Guy Devera commence à peine à découvrir le secteur complexe des télécoms. La réplique sera néanmoins très rapide. Bouygues décide de contre-attaquer, en devenant membre associé de la fédération Syntec (bureaux d'études, ingénierie, informatique) et en créant, en février 1999, la chambre syndicale Réseaux et Services télécoms (RST), qui devient le cinquième syndicat du Syntec, avec 6 000 salariés (dont 5 000 pour Bouygues Télécom). RST est présidé par Philippe Montagner, PDG de Bouygues Télécom, et Guy Devera en assume la vice-présidence. Autant dire que la RST est une pure invention de Bouygues pour contrer l'Unetel.

La voie est désormais ouverte pour le dépôt, par le Syntec, d'un avenant destiné à élargir son champ conventionnel aux télécoms. Défendue par l'avocat Gilles Bélier, un proche de Martine Aubry, l'Unetel obtient l'annulation du texte début avril. Trois semaines plus tard, le Syntec fait appel. Entre les deux organisations, la rupture est désormais consommée.

La branche de l'eau n'a pas connu un tel affrontement. Lors de la réunion plénière du 27 avril dernier, décision a été prise d'attendre la seconde loi Aubry pour régler la question du temps de travail. Et le calendrier prévoit des réunions jusqu'à fin septembre. « On ne peut pas surmonter en un instant plus de dix ans d'absence de dialogue dans la branche », résume Charles Liaser. « Nous souhaitons une convention innovante et résolument moderne qui laisse aux entreprises leur liberté de gestion », soutient Jean Rossi, délégué général du SPDE. Ce que Michel Bacher (CFE-CGC) traduit ainsi : « Le texte du patronat, c'est le Code du travail plus epsilon. » Si les discussions piétinent, c'est aussi parce que les employeurs ont eu quelques préoccupations. Sous la menace d'une grève, la direction de Vivendi a fini par signer, en mars, un compromis avec les syndicats qui lui permet d'organiser le transfert des cinquante et une sociétés de son pôle eau vers la CGE-Sahide. Un nouvel accord d'entreprise reprendra toutes les dispositions de la convention de 1969, héritière directe du service public de l'eau. La Lyonnaise des eaux, elle, a osé dénoncer six clauses de son accord d'entreprise, calqué sur le statut d'EDF, à la faveur d'un projet d'accord sur les 35 heures. Son but ? Desserrer le carcan de la grille d'EDF avec ses avancements et ses primes d'ancienneté automatiques et diminuer la masse salariale. Un projet rejeté par une majorité de salariés. Les ennuis de ses concurrents n'ont pas fait pleurer Bouygues, dont la filiale eau est régie par la convention collective des travaux publics.

Cacophonie syndicale

Et pourtant, ce secteur aurait bien besoin d'harmoniser ses règles sociales. Par exemple, lors des changements de concessionnaire ou de délégataire. « La perte d'un contrat d'eau ou d'assainissement entraîne rarement la fermeture complète de l'agence mais, le plus souvent, la disparition d'une certaine proportion d'effectifs. Le problème est donc de savoir qui est réellement concerné », explique Michel Bache, de la CFE-CGC. « La convention collective doit prévoir le transfert des contrats de travail en cas de changement de délégataire sans qu'il soit nécessaire de recourir à la justice », insiste Patrick Flicoteaux, DRH adjoint du pôle eau de Vivendi. Pourtant, la société Ruas a remporté quelques appels d'offres dans la distribution de l'eau, au nez et à la barbe des géants du secteur, en profitant des failles du Code du travail pour ne pas reprendre le personnel.

Début avril, Ruas a commencé l'exploitation d'un nouveau contrat à Romigny (Marne), plaçant « sept personnes dans une situation virtuelle, sans salaire ni protection sociale », déplore Daniel Bourguitteau-Guiard, élu CGT de la Lyonnaise des eaux. « Je suis contre le transfert automatique des salariés. Il supprime totalement la concurrence », rétorque Michel Ruas, le PDG de l'entreprise, qui est parti en guerre contre l'oligopole du marché de l'eau. Depuis un an, il essaie de convaincre d'autres petits distributeurs de le rejoindre dans un syndicat. Mais celui-ci ne compte encore que trois adhérents.

Les employeurs de l'eau et des télécoms n'ont pas été les seuls à afficher leurs divisions. La zizanie patronale a aussi engendré une belle cacophonie syndicale dans les télécoms. La CFTC, FO et la CFE-CGC ont pris des positions contradictoires, leurs fédérations signant les unes pour le Syntec, les autres pour l'Unetel ! « Si je m'inféode aux autres, on ne prendra plus en compte ma spécificité », explique Jean-Claude Carasco, président de la Fédération CFE-CGC société d'études, ingénierie et SSII, et chaud partisan du Syntec. Son collègue Jean-Pierre Forbé, président du SNC-CGC, n'a pourtant pas hésité à signer le champ Unetel. Seules la CFDT et la CGT suivent une stratégie cohérente. La CGT parie sur le Syntec dans le but de faire monter les enchères avec la convention Unetel. La CFDT a décidé, quant à elle, de miser à 100 % sur l'Unetel. « Le Syntec et la RST ne combattent l'Unetel que par souci tactique », estime Gilles Desbordes. Il rappelle qu'il avait, dès septembre 1997, sollicité le président du Syntec, Éric Hayat, pour réclamer le rattachement des télécoms. La CFDT laisse également entendre que le gouvernement a pris l'engagement, lors de la privatisation de France Télécom, de créer une convention spécifique dans les télécommunications.

« Je constate une convergence d'intérêts entre l'Unetel, France Télécom et le ministère du Travail », observe Guy Devera, qui estime que les dés sont pipés. Il en veut pour preuve les statuts peu démocratiques de l'Unetel. Leur article 10 garantit ainsi plus des deux tiers des voix aux membres fondateurs : France Télécom et Cegetel. « Bouygues Télécom aurait pu être membre fondateur s'il l'avait voulu », soutient Bernard Jaïs, qui a toutefois engagé la révision des statuts de l'Unetel « pour mieux prendre en compte les nouveaux adhérents et leur différence de taille ».

De timides rapprochements

L'Unetel et la RST sont ainsi engagées dans une course contre la montre. Bouygues tente de convaincre les petits opérateurs de s'opposer à une convention imposée, a fortiori par l'ennemi juré, France Télécom. Une entreprise de séduction qui a bien fonctionné avec le petit opérateur britannique Colt, qui vient de changer de camp, en ralliant RST. Bernard Jaïs préfère s'en tenir à l'essentiel : « Si nous n'avons pas adhéré au Syntec, c'est parce que sa convention n'était pas adaptée aux télécommunications sur de nombreux points, particulièrement en termes de métiers ou de classifications. » « Pourquoi ne pas avoir affilié les salariés des télécoms au Syntec pour les faire profiter d'une convention dès à présent, quitte à les en faire sortir ensuite lorsque la convention des télécoms sera prête ? » s'interroge Jean-Claude Carasco.

Pourtant, les deux camps devraient finir par se rapprocher. Le 6 mai dernier, Guy Devera a été convié – pour la première fois – comme observateur aux travaux de l'Unetel. « Entre gens de bonne volonté, nous devrions pouvoir définir en commun les limites des télécommunications et de l'informatique pure. Les frontières bougent tous les jours », espère Bernard Jaïs. La porte ne paraît donc pas totalement fermée pour d'ultimes échanges de territoire, notamment dans les domaines de l'Internet ou des centres d'appels. Mais de là à envisager une seule convention collective dans ce secteur, il y a un énorme fossé.

Auteur

  • Jacques Trentesaux, Martine Rossard