logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

L'INFORMATIQUE EST IMPITOYABLE POUR LES ADMINISTRATIFS

Enquête | publié le : 01.06.1999 | Valérie Devillechabrolle, Éric Béal

L'arrivée des nouveaux logiciels de gestion provoque beaucoup de dégâts sur les postes à faible valeur ajoutée. D'autant que la plupart des entreprises en profitent pour réduire leur masse salariale plutôt que de chercher à requalifier les emplois concernés.

Elles étaient quarante, employées de l'administration des ventes au laboratoire BioMérieux, quarante à saisir les commandes à la chaîne, à raison de 700 à 800 par jour. Depuis l'entrée en service d'un nouveau progiciel de gestion, connecté aux ordinateurs portables des commerciaux, le tiers des commandes entre désormais directement dans le système informatique. « Plutôt que de les licencier, le directeur des ventes de BioMérieux a eu l'intelligence de reconvertir la dizaine de personnes ainsi libérées pour améliorer les outils marketing et de connaissance des clients », se félicite Guy Wallerand, patron du cabinet de conseil Cadra qui a accompagné cette mutation.

À la Fnac, en revanche, les syndicats se sont heurtés à un mur. En dépit de leurs propositions, l'ouverture en 1997 d'une nouvelle plate-forme de stockage centralisée à Massy (Essonne) a déjà entraîné des dizaines de suppressions d'emplois de magasiniers, de secrétaires commerciales et même de comptables dans la cinquantaine d'établissements de l'Ile-de-France désormais délestés de leur gestion des stocks. Quant aux vendeurs de ces magasins franciliens qui, jusque-là, commandaient les réassorts auprès des fournisseurs, ils sont de plus en plus court-circuités : le passage en caisse d'un article déclenche automatiquement, via un échange de données informatisées (EDI, voir glossaire), son réapprovisionnement par la plate-forme. « En théorie, les vendeurs sont ainsi plus disponibles pour la clientèle, mais comme rien n'a été fait pour valoriser ce temps ainsi libéré, il n'est pas impossible que cela débouche aussi au final sur des suppressions d'emplois », redoute aujourd'hui une syndicaliste.

Comme à la Fnac ou chez BioMérieux, la diffusion de nouvelles technologies combinant informatique et réseaux de communication est, depuis le tournant des années 90, en train de chambouler l'organisation du travail des grandes entreprises. Bien plus, apparemment, que les trente années d'informatisation et d'automatisation ininterrompues. « Ces logiciels marquent une rupture, confirme Yves Lasfargue, directeur des études du Crefac (centre d'étude et de formation) et coordinateur du chapitre « Emploi » dans le rapport sur les perspectives du commerce électronique, remis en février par Francis Lorentz au ministre des Finances. Car, pour la première fois, les éditeurs de ces logiciels se proposent de remplacer toutes ces strates successives d'applications informatiques par un monstre cohérent, coordonné et capable de tout faire en même temps ! » Pour assurer l'ensemble de sa gestion à l'échelle européenne, le lessivier Colgate Palmolive a ainsi fondu les quelque quatre-vingts logiciels existants en moins d'une dizaine de modules de SAP-R3, la version vedette de SAP, principal éditeur, allemand d'origine, de progiciels de gestion intégrés avec 45 % du marché.

Suppressions d'emplois en cascade

Une révolution technologique qui ne va pas sans provoquer d'importants dégâts sur l'emploi. Chez Colgate, par exemple, où les syndicats ont été parmi les premiers à tirer la sonnette d'alarme en 1998, « le projet s'est finalement concrétisé par quatre-vingt-trois suppressions d'emplois directes, mais les études que nous avions demandées en prévoient 250 autres, induites celles-là », explique Michel Bouvignies, secrétaire (CFDT) du comité d'entreprise européen du lessivier. À l'échelon national, lorsque l'enseigne Rallye a rejoint le groupe Casino, elle employait, en moyenne, quatre ou cinq personnes par magasin pour sa seule comptabilité, soit 400 emplois au total. « L'informatique a permis d'avaler en douceur tous ces postes, constate Jean-Louis Boulin, délégué syndical CFDT au comité central de Casino. Au fil des ans, leurs occupants sont partis dans les rayons ou dans les nouvelles boutiques de services de ces centres commerciaux. » Quant au distributeur stéphanois, il ne compte pas s'arrêter en si bon chemin : après avoir supprimé son service commandes, il s'apprête à faire le ménage dans celui des factures. La seule chose qui le freine : seules 20 % d'entre elles lui parviennent sous forme dématérialisée contre 50 % des commandes. Quant à l'onde de choc de ces suppressions d'emplois, elle se propage aussi, bien sûr, tout au long de la chaîne des fournisseurs connectés. Chez le producteur de volailles Bourgoin SA, qui reçoit d'ores et déjà 80 % de ses 6 000 à 10 000 commandes quotidiennes par EDI, « cette technique a supprimé tous les postes de vendeuses dans [ses] sites ainsi que ceux des télévendeuses, indique Basile Spanos, directeur informatique du groupe. Elle a surtout permis de passer en dix ans d'un chiffre d'affaires de quelques centaines de millions de francs à 6,5 milliards de francs par an, sans augmenter [les] équipes commerciales. »

Suppressions d'emplois d'un côté, créations de l'autre

Si ce fournisseur se frotte les mains, les transporteurs, messagers express et autres logisticiens qui acheminent toutes ces marchandises ne peuvent que se louer du développement de ces nouvelles technologies. En moyenne, le trafic augmente de 15 % par an, entraînant une croissance presque comparable du volume d'emplois de chauffeurs, manutentionnaires et autres préparateurs de commandes. Lesquels se caractérisent toutefois par une forte flexibilité interne et externe. Dans la zone industrielle de Saint-Quentin-Fallavier, près de l'Isle-d'Abeau (dans le nord de l'Isère), où plusieurs grandes enseignes (Carrefour, Leclerc, Galeries Lafayette, Décathlon) ont concentré leurs plates-formes de stockage, on recense pas moins de dix-sept agences d'intérim sur une commune qui compte à peine 6 200 habitants ! « C'est indispensable pour ajuster nos effectifs à des flux de colis permanents compris entre 30 000 et 70 000 par jour », explique Joëlle Aubret, responsable du personnel de SMV, l'une des deux filiales logistiques des Galeries Lafayette. Conséquence, le nombre de salariés chargés des flux de colis permanents varie de 180 à 230 personnes. Ce petit monde de la logistique et du transport attend aujourd'hui de pied ferme le développement du commerce électronique auprès des particuliers : « Une fois que ceux-ci auront commandé leurs marchandises sur l'Internet, il faudra bien quelqu'un pour les leur livrer à domicile », observe Yves Lasfargue qui s'attend à un développement sensible de ces emplois.

A contrario, dans les services administratifs des grandes entreprises, on admet que 30 % des emplois des services concernés par la mise en œuvre d'un progiciel de gestion intégré sont appelés à disparaître. Du fait, en particulier, de la suppression de toutes les tâches à faible valeur ajoutée : saisies successives d'informations et contrôles désormais devenus inutiles. Dans les services achats qui font en général partie des premiers services visés, avec les services financiers et comptables, par l'installation de ces progiciels, on s'aperçoit ainsi que ce sont moins les tâches d'exécution qui sont concernées que celles du management intermédiaire. La raison ? « Acheter est un acte gratifiant. Tout le monde a donc tendance à s'en mêler, même quand cela ne sert à rien. Dans un tel contexte, la mise en place d'un progiciel ne pardonne pas », reconnaît Guy Wallerand, qui vient de signer un accord de partenariat avec SAP pour l'accompagnement social de ce projet.

Autre catégorie de salariés directement menacée : les informaticiens maison. Chez Elf Lubrifiants, le premier au sein de la compagnie pétrolière à se lancer dans l'aventure de ces progiciels, la nouvelle architecture informatique a débouché sur la suppression de la moitié des emplois d'informaticien. « Tout avait été sous-traité à des prestataires extérieurs, se souvient François Guillerot, délégué central CFDT d'Elf, informaticien, au point que l'entreprise elle-même avait perdu le contrôle de cette architecture ! » Une expérience malheureuse qui n'empêche pas la compagnie pétrolière d'envisager une nouvelle vague d'externalisation informatique dans le dernier plan social annoncé à Elf Exploration Production.

A contrario, souligne Yves Lasfargue, « le marché de ces prestataires extérieurs est actuellement en pleine expansion et une offre d'emploi informatique sur deux concerne en réalité un poste de conseiller en ERP ». C'est ainsi qu'Illicom, une petite SSII spécialisée dans la vente et l'implantation de logiciels d'EDI, a déjà doublé le nombre de ses salariés en quelques années d'existence. « Mais nous ne sommes encore que vingt et un », concède son directeur, Christophe Viry. Du côté des grandes entreprises utilisatrices, le besoin de prestataires extérieurs ne se dément pas, compte tenu de toutes les difficultés techniques rencontrées : ces projets souffrent, en effet, en moyenne, d'un an de retard dans leur mise en œuvre, pour un coût total cinq à six fois supérieur au coût d'achat initial !

Socialement, l'arrivée de ces progiciels ne se passe pas sans mal dans la mesure où bon nombre de ces projets se déroulent, en réalité, « dans une atmosphère de coup fourré ». C'est en tout cas le sentiment qu'en retirent Charles Michaloux et Jean-Philippe Sennac, directeur général et consultant du cabinet A Prime, lorsqu'ils interviennent sur ces projets, à la demande d'un comité d'entreprise ou d'un comité d'hygiène et de sécurité. « Côté direction, on communique mal autour de ces projets car les cadres dirigeants sont eux-mêmes loin d'en avoir la pleine maîtrise », expliquent les deux consultants. Guy Wallerand, du cabinet Cadra, abonde dans le même sens : « Je suis effaré par le nombre de dirigeants d'entreprise qui se contentent d'attendre des ERP des suppressions d'emplois, sans voir que le principal intérêt de la démarche consiste à libérer des emplois à faible valeur ajouté pour les déplacer là où ces mêmes emplois en produiraient davantage. » C'est, par exemple, dans cet esprit que Guillaume Bataille, chef du service informatique de Poclain Hydraulique, une PME familiale de 850 salariés, essaie de mener à bien l'installation d'un nouveau progiciel : « Nous n'avons pas mis ce système en place pour gagner en productivité, assure-t-il, mais pour obtenir une meilleure gestion des clients et un meilleur suivi des informations. » Sans convaincre ses représentants du personnel, toujours inquiets, compte tenu du caractère « évasif » des réponses fournies à leurs interrogations sur l'évolution future des effectifs et de l'organisation du travail.

En règle générale, les syndicats restent très en retrait dans cette nouvelle révolution informatique. « Soit ils ont tendance à s'y opposer bec et ongles, en vain, soit ils s'en désintéressent en considérant qu'il ne s'agit là que d'un problème technique… », indiquent Charles Michaloux et Jean-Philippe Sennac. Les syndicats d'Alcatel reconnaissent s'être laissé surprendre : « On a négligé les délais légaux au cours desquels on aurait eu la possibilité de commander une expertise sur les conséquences sociales de ce projet », reconnaît Dominique Campagna, délégué CGT de l'unité Alcatel de Vélizy (dans les Yvelines). Conscient de ces carences syndicales, la Fédération chimie-énergie de la CFDT s'apprête à diffuser, début juin, à 7 000 exemplaires, un guide des « bonnes pratiques syndicales face à ces progiciels ». De la même façon, la fédération envisage d'organiser cet automne quinze à vingt journées régionales de sensibilisation des équipes syndicales de cette branche couvrant 1,2 million de salariés. Car Dominique Olivier, le secrétaire fédéral à l'initiative de ce projet, en est persuadé : « La mise en œuvre de tels progiciels devrait donner matière à négocier afin que les salariés récupèrent une partie des gains de productivité ainsi réalisés. » Sous forme, par exemple, d'un enrichissement de leurs tâches : « On peut faire migrer un certain nombre de fonctions de mise en forme administrative vers le prétraitement d'analyse des informations, assure Charles Michaloux. À condition de former les salariés pour de vrai, c'est-à-dire à raison de plusieurs heures par semaine pendant un à deux ans. »

Formation minimale pour les salariés

En réalité, on en est loin. D'une part parce que, loin de dégager le temps nécessaire à ces formations, l'installation d'un progiciel génère une importante surcharge de travail. Dans les services financiers d'Alcatel à Vélizy, « il a par exemple fallu apurer tous les comptes clients en souffrance depuis des années, parfois de quelques centaines de francs, pour pouvoir basculer sur le nouveau système.

Cela a exigé un travail fou au point que certains ont été obligés de venir travailler le samedi », se souvient Dominique Campagna, délégué CGT. Mais cette surcharge de travail se trouve souvent accrue du fait que les directions anticipent les gains de productivité à venir en ne remplaçant plus les départs. Le service gestion finances de l'unité Elf de Lacq, forte aujourd'hui de cinquante personnes, va perdre six emplois d'ici à la fin de l'année alors que la présentation du nouveau projet SAP n'est intervenue qu'en avril. « Autrement dit, les postes vont partir plus vite que le travail », lâche Agnès Medevielle, la déléguée CGT de l'unité, comptable elle-même. Quant aux formations, elles laissent à désirer, d'autant plus que les directions des ressources humaines ont tendance à en déléguer l'organisation au service informatique. « Une DRH impliquée à fond dans un projet de progiciel ? C'est encore un accident de l'histoire, en particulier dans les grandes entreprises ! » s'exclame Guy Wallerand. Chez Alcatel, par exemple, le résultat en matière de formation est apparemment loin d'avoir été à la hauteur : « Si les chefs ont été formés correctement, les autres salariés n'ont eu qu'un vernis de formation pour les nouvelles machines », regrette ainsi Dominique Campagna.

Les salariés qui n'ont pas bénéficié de formation le vivent encore plus mal : « Ils sont persuadés que leur poste est foutu à l'horizon de deux ans », constate Michel Bouvignies, secrétaire du comité d'entreprise européen de Colgate Palmolive. Il y a de quoi : un an après l'installation du progiciel SAP à l'échelle européenne, l'hémorragie se poursuit : « Cela se fait de façon beaucoup plus insidieuse, raconte Michel Bouvignies, par petites louchettes de moins de dix suppressions de postes. » Dernier exemple en date : depuis que la comptabilité autrichienne a été basculée sur l'Allemagne, sa vingtaine d'emplois se sont évaporés.

Glossaire

EDI (échange de données informatisées) : norme définissant un format standardisé de fichier informatique.

Cette norme est utilisée dans tous les échanges commerciaux usuels entre entreprises (facturation, édition de bons de livraison ou de factures). Le total des échanges entre entreprises liés à au moins un message EDI représente de 700 à 800 milliards de francs, soit plus de 30 % de la totalité des échanges. Les secteurs les plus largement pénétrés sont la grande distribution, la pharmacie, l'automobile et, dans une moindre mesure, la logistique, les transports ainsi que les activités financières. Si la diffusion de cette norme était jusque-là freinée par le coût des investissements en réseaux de communication capables d'absorber ces échanges, les facilités d'accès au Web sont, en partie, en train de lever cet obstacle.

PGI (progiciel de gestion intégré, équivalent français des ERP anglo-saxons, comme Enterprise Resources Planning) : combinant informatique et réseaux de communication, ces progiciels sont capables de gérer en temps réel toutes les fonctions d'une entreprise : planification de la production, gestion des stocks et des achats, comptabilité, contrôle de gestion, ressources humaines… Pour la troisième année consécutive, l'industrie de ces progiciels (2,8 milliards de francs en 1998, dont 60 % liés à la vente de licences et 40 % aux services associés) a connu une très forte croissance, de l'ordre de 40 % par an, selon les enquêtes réalisées par le cabinet d'études informatiques IDC. D'ores et déjà, 45 % des grandes entreprises de plus de 1 000 salariés en disposent, au moins partiellement. Dans le meilleur des cas, ces progiciels concernent jusqu'à 80 % des services d'une entreprise, avec une nette prédilection pour les services comptables, financiers et d'achats.

A contrario, les progiciels pénètrent plus lentement les services après-vente et qualité ainsi que la direction des ressources humaines.

SAP : c'est le premier éditeur mondial de progiciels de gestion intégrés avec 36 % de parts de marché et 19 600 salariés dans le monde (dont 430 en France, en progression de plus de 60 % en un an). Dans l'Hexagone, SAP rafle 45,5 % des ventes de licences. Lancée en 1992, la dernière version de son progiciel vedette, SAP-R3, a déjà été implantée dans 800 entreprises en France et dans 18 000 ailleurs, à travers le monde.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Éric Béal