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Débat

Comment traiter les cadres dans la seconde loi sur les 35 heures ?

Débat | publié le : 01.06.1999 |

Les négociations qui ont suivi la loi sur les 35 heures, comme les contrôles tatillons de quelques inspecteurs du travail, ont mis en lumière l'atypie, voire l'illégalité, de la gestion des horaires de travail des cadres. La seconde loi Aubry doit-elle replacer ces derniers dans le lot commun des salariés, ou bien leur aménager un régime sur mesure (et si oui, lequel) ? Les réponses divergentes de trois experts.

« Il faut s'affranchir des notions de décompte et de contrôle du temps de travail. »

GILLES BÉLIER Avocat au barreau de Paris.

L'un des mérites de la première loi Aubry a été de poser en termes nouveaux la question du temps de travail des cadres. L'équité et la recherche de solutions adaptées aux problèmes posés par le temps de travail de cette catégorie de salariés nécessitent de s'affranchir clairement des notions de décompte et de contrôle. C'est davantage autour de la notion de repos, de la concertation sur de meilleurs logiques d'organisation de la charge de travail des cadres et de leur formation que des perspectives utiles devraient être envisagées. D'emblée, l'accent mis sur le concept de temps de travail dans la loi du 13 juin 1998 renvoie à une conception de la relation de travail qui peut susciter un certain malaise : le lien étroit entre temps, production et rémunération correspond à une logique forte de notre droit du travail, associé à un développement normatif qui a accompagné la révolution industrielle. Force est de constater qu'à côté de modes d'organisation du travail qui restent marqués par le taylorisme et le fordisme des pans de plus en plus larges du salariat s'écartent de plus en plus d'un tel modèle. Il est difficile d'imaginer que le débat qui s'est exprimé dans les accords de branche ou d'entreprise ne trouve pas sa traduction dans les textes à venir. Les pistes sont ouvertes pour résoudre le problème de décompte en jours et non plus en heures pour les cadres autres que les cadres dirigeants et que ceux dont l'activité regroupe des caractéristiques difficilement compatibles avec un décompte du temps de travail.

Les négociations et l'identification des cadres concernés devront faire la part entre ceux pour lesquels le temps n'a guère de sens et certaines catégories pour lesquelles le décompte conserve sa justification et qui pourraient bénéficier des mêmes mesures de réduction du temps de travail que les autres salariés. Ce n'est sans doute qu'au prix de cet affranchissement que pourra être abordée une question majeure pour les cadres : celle de la charge de travail et de certaines contraintes culturelles. Le droit saisit mal les problèmes culturels mais chacun connaît leur poids s'agissant du temps de présence des cadres, auquel est souvent assimilé le temps décompté, réputé correspondre à un travail effectif. La présence prolongée, les départs tardifs constituent à la fois un signe de reconnaissance et une forme de contrainte sociale qui, si elle n'est pas respectée, expose l'auteur à diverses remarques de son environnement professionnel.

Une réflexion pourrait également être engagée sur l'organisation des temps collectifs des cadres. Combien se plaignent de l'organisation de réunions tardives, mal préparées, où la présence de tous les participants ne s'impose pas ? De même, les créations d'emploi qui pourraient être associées à la réduction du temps de travail des cadres pourraient s'orienter vers la recherche de fonctions support des cadres. Enfin, la loi sur la réduction du temps de travail se veut un élément de la politique de l'emploi. Elle doit donc prendre en compte d'autres aspects de cette politique. De ce point de vue, l'association entre réduction du temps de travail et formation, face au risque d'obsolescence des compétences pour les cadres comme pour les autres salariés, devrait constituer une opportunité forte.

« Le temps de travail des cadres ne doit pas être traité de façon catégorielle. »

CLAUDE-EMMANUEL TRIOMPHE Président de l'Université européenne du travail.

Pourquoi s'interroger sur le temps de travail des cadres, alors que c'est l'évolution du travail de tous qui pose question ? La sédentarité s'est réduite au profit du nomadisme, le rapport à la machine et à la matière a fait place à de multiples rapports interpersonnels, le travail par objectif s'est répandu, laissant chacun se débrouiller avec les moyens qu'il a… ou n'a pas. Dans notre pays, certains travaillent beaucoup, souvent beaucoup trop, quand d'autres cherchent désespérément une activité. La mesure du temps montre que les durées maximales du travail sont très fréquemment violées et que, du fait du surtravail, les salaires minimaux sont parfois enfreints même pour les cadres.

Vouloir catégoriser la législation républicaine du temps de travail, c'est alors refuser d'affronter le réel et croire à une résolution boutiquière et comptable. Certains veulent étendre ou généraliser le forfait tout en changeant l'instrument de mesure du temps : c'est répondre ainsi de manière exclusivement individuelle à une question collective – les finalités de l'entreprise, les missions du service – que l'on se refuse à poser ! D'autres pensent généraliser la pointeuse et pénaliser les fraudeurs : c'est commencer par la fin et faire le pari implicite qu'une réorganisation et qu'une réduction des charges de travail, notamment des cadres, sont illusoires. Peut-on faire autrement et sortir des raisonnements mécanistes pour travailler tous, travailler mieux et, donc, travailler moins ? Réduire le temps et repenser le travail vont de pair et exigent autant de faire l'état des lieux du présent que de négocier un véritable projet. Bien des accords 35 heures ont renoncé, se créant des lendemains difficiles, à identifier les temps collectifs et individuels, ceux qui relèvent de la productivité directe, comme ceux qui touchent à la communication ou de la négociation sociale, ceux qui découlent des apprentissages devenus aussi nécessaires que fréquents. Cette étape du diagnostic, qualifiant et quantifiant, est pourtant indispensable. Quant au projet, à la finalité de l'entreprise, des actionnaires jusqu'aux salariés, la redéfinition de ses missions et de celles de ses services, tout a été soigneusement évité.

Peut-on imaginer une deuxième loi qui, pour une fois, ferait du droit ? Une loi qui donnerait du temps au temps plutôt que de précipiter des négociations aux résultats peu tangibles ? Une loi qui ne formulerait que des exigences essentielles de méthode et des principes : non-discrimination dans le rapport au temps, amélioration des situations, renforcement du dialogue social, évaluation des innovations, garanties effectives et sanctions dissuasives ? La règle doit évoluer et de nouveaux indicateurs, telle la charge de travail, apparaître. Mais ce n'est pas en remplaçant les heures par des jours ou la généralité du droit par des spécifications catégorielles que la loi peut catalyser un nouvel équilibre. C'est à la réécriture des contrats collectifs et sociaux que nous sommes renvoyés.

Faut-il continuer à s'en exonérer ?

« Des pistes existent pour restaurer de la souplesse… dans la légalité. »

XAVIER BARON Directeur d'études à Entreprise et Personnel.

Avant les 35 heures, l'inadéquation du droit social avec les pratiques de gestion du temps des cadres était suffisamment importante pour qu'une majorité d'entreprises soit sous la menace de verbalisation. Avec les 35 heures, les écueils sont devenus visibles pour tous. Des solutions nouvelles doivent être promues, tantôt par la loi, tantôt par la négociation et les pratiques de gestion. Inventer une modulation annuelle individualisée est à la fois une évidence et une nécessité. La réalité des contraintes est largement individuelle pour les cadres. La référence hebdomadaire est trop restreinte pour embrasser les variations de charge et l'amplitude des projets, comme des missions. Il faut donc passer d'une « gestion des absences à la semaine » à une gestion des « présences à l'année », négociée jusqu'au niveau individuel en fonction des besoins de la production et des clients. « On ne gère que ce que l'on mesure. » L'obligation de décompte reste. Un pur décompte en jours ne paraît pas applicable à d'autres salariés que ceux qui sont régis par un contrat hors horaires. Même limitée à 200 jours, calés sur le maximum quotidien, la variabilité de la durée des journées peut conduire à des volumes supérieurs à 2 000 heures à l'année (soit plus que 39 heures !). Il faut obtenir une gestion en jours qui corresponde mieux à la pratique. Mais, faute d'une meilleure unité de mesure techniquement valide et socialement acceptée, le décompte en heures et à l'année paraît incontournable, quitte à ce que les forfaits, ou d'autres mécanismes comme les équivalences, proposent des durées individuelles sensiblement supérieures en contrepartie de la responsabilité, de l'autonomie et de la rémunération accordées. Ce qui ne préjuge pas de la qualification des heures ainsi décomptées. La badgeuse nous a habitués à assimiler temps de présence et temps de travail effectif. Cette approche, adaptée pour certains salariés, est une source de contrainte inacceptable pour beaucoup de cadres. Des procédures autodéclaratives centrées sur l'activité et des règles du jeu définissant mieux ce qu'il convient de décompter permettraient une souplesse qualitative, négociée et finalement plus équitable.

Reste un point sur lequel les entreprises ont besoin d'une souplesse que le droit n'a pas prévu, même dans un cadre dérogatoire. La combinaison des maxima, des seuils de repos compensateurs et des contingents d'heures supplémentaires ne permet pas de répondre aux exigences des activités concernées par des surcroîts temporaires, des aléas lourds, des cycles imposant des variations importantes. L'exigence de compétitivité suggère que, dans certains cas, pour des durées limitées, avec des contreparties négociées et sous le contrôle des partenaires sociaux, des journées puissent être travaillées au-delà de 10 heures et des semaines au-delà de 48 heures. Compte tenu du caractère organisé de ces dépassements, ces heures devraient pouvoir être traitées sans être pour autant systématiquement renchéries (cela fait partie du métier), ni inscrites au contingent (ce qui limiterait d'autant la marge de manœuvre pour traiter des aléas). Autant de mesures qui permettraient d'assurer conjointement une meilleure sécurité juridique et la souplesse négociée dont les entreprises ont besoin.