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Vie des entreprises

Représentants du personnel, conflits de pouvoir et de logique

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.02.2002 | Jean-Emmanuel Ray

Les représentants du personnel bénéficient, depuis les arrêts Perrier, d'une protection exceptionnelle et exorbitante du droit commun. La Cour de cassation veille scrupuleusement à son respect, en traquant dans les moindres décisions de l'employeur toute trace d'une éventuelle discrimination. Quitte à paraître parfois un peu excessive.

Mieux protégés car davantage exposés, les 400 000 « salariés protégés » français bénéficient depuis les arrêts Perrier de 1974 d'un statut « exceptionnel et exorbitant du droit commun », confirmé par les lois de 1982 et depuis largement renforcé par la chambre sociale de la Cour de cassation. Non sans parfois quelques effets pervers en termes de recherche de cette protection en ces temps difficiles.

Protection exceptionnelle ? Sur 100 demandes d'autorisation à l'Inspection du travail, combien donnent aujourd'hui lieu à une réponse positive ? L'image d'un « statut bétonné » et des « délégués inlicenciables » ne sort pas indemne des statistiques : depuis dix ans et tous motifs confondus, ce taux est de 85 % d'autorisations. Sur les 1 à 2 % de recours hiérarchiques formés par les délégués concernés (contre 30 % côté employeur s'étant vu opposer un refus), le ministre du Travail en annule moins d'un tiers (69 pour 1999, sur un total de 13 348 autorisations délivrées).

Statut et contrat, non-subordination et insubordination : trois exemples de ce conflit de logique.

1° Discriminations

En matière d'autorisation administrative, l'examen d'une éventuelle discrimination est, dans deux cas, le seul contrôle effectué par l'inspecteur du travail.

Premier cas : le non-renouvellement d'un contrat à durée déterminée, hypothèse rare en pratique sauf dans l'audiovisuel. En cas de refus, transformation du CDD en contrat à durée indéterminée, a fortiori si aucune autorisation n'a été demandée, « quelle que soit la durée du CDD ». (Cass. soc., 16 octobre 2001.)

Second cas : le transfert partiel d'entreprise (cf. tribunal administratif de Versailles, référé, 16 mars 2001 : suspension de l'exécution de l'autorisation de transfert). Avec la filialisation ou la sous-traitance de parties d'établissement à problèmes (article L. 122-12 à l'envers) devrait bientôt se poser la délicate question d'une cession d'activité jugée frauduleuse par la juridiction civile douze mois après (article L. 122-12 pas applicable : annulation et réintégration), alors que, s'agissant des délégués, l'inspecteur du travail aurait donné son autorisation de transfert…

L'examen d'une éventuelle discrimination à l'encontre du représentant du personnel constitue également le premier contrôle effectué par l'inspecteur du travail en cas de licenciement : ainsi s'expliquent nombre de refus jugés inexplicables par les directeurs des ressources humaines. Le représentant du personnel a par exemple commis une faute lourde… mais aucun des autres fautifs n'a été sanctionné ; l'établissement est purement et simplement fermé… mais l'unique poste proposé au représentant du personnel se situe à 475 kilomètres alors que les autres salariés s'en sont vu proposer à 22 kilomètres.

Plus généralement, « s'il appartient au salarié qui se prétend lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de fait susceptibles de caractériser une atteinte au principe d'égalité de traitement, il incombe à l'employeur d'établir que la disparité constatée est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination » (Cass. soc., 14 novembre 2001) : la chambre sociale avait su trouver un juste équilibre, sans aller jusqu'à la preuve impossible pour le salarié comme pour l'employeur.

Mais la loi dite de modernisation sociale voulait aller bien au-delà de cette jurisprudence équilibrée, inversant dans la pratique la charge de la preuve : « En cas de litige, le salarié concerné présente (« établit » dans la directive) des éléments de fait laissant supposer (« caractérisant » dans la jurisprudence) l'existence d'une discrimination directe ou indirecte. Il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. »

Sur le plan pénal, comme a dû le rappeler le Conseil constitutionnel le 12 janvier 2002 (qu'il s'agisse de discrimination comme de harcèlement moral ou sexuel), l'entreprise personne morale (NC pén., art. 225-4) et/ou l'employeur personne physique ne peuvent être présumés coupables parce qu'un représentant du personnel mal noté en tant que salarié voit une discrimination illégale là où n'existe qu'une différenciation légitime. Il n'existe pas de présomption d'innocence à deux vitesses.

En droit du travail, le Conseil constitutionnel a, dans ses « strictes réserves d'interprétation », très légitimement rappelé dans la même décision que ces dispositions « ne sauraient dispenser le demandeur d'établir au soutien de son allégation la matérialité de faits précis et concordants ». Contrairement à ce que semblait penser le législateur, le droit probatoire n'est pas une petite matière bien technique sans grand intérêt que l'on peut modifier au gré de ses humeurs plurielles : c'est un ensemble cohérent qui veut faciliter la vie en société.

2° Absent mais présent

« Lorsque le représentant est payé en tout ou partie par des commissions, la somme qui doit lui être allouée doit être calculée d'après son salaire réel », déclarait la chambre sociale le 29 mai 2001, cassant l'arrêt d'appel ayant constaté de façon somme toute réaliste « l'impossibilité objective de déterminer le manque à gagner réel résultant de l'accomplissement des fonctions, impossibilité ayant conduit les partenaires sociaux à adopter un mode forfaitaire de paiement des heures de délégation » : mais ce forfait conventionnel maximal heurtait la règle d'équivalence d'ordre public fixée par la Cour de cassation.

Conflit de logiques : de jure depuis 1982, le représentant du personnel parti en délégation est censé être à son poste de travail. Aucune conséquence pécuniaire, et a fortiori disciplinaire, ne doit être tirée de cette absence justifiée par l'exercice d'un mandat d'ordre public.

De facto, pour l'employeur (comme parfois pour les collègues du représentant du personnel qui doivent se répartir la charge de travail), ce principe d'équivalence totale reste difficile à accepter : non seulement il y a absence au poste, mais le travail effectué et payé à 100 % ne lui semble guère favorable à ses intérêts. Côté hiérarchie intermédiaire dont l'immense majorité reste encore non juriste, la notation annuelle doit évidemment prendre en compte cette rentabilité inférieure, ne serait-ce que pour des raisons… d'égalité à l'égard des autres collaborateurs.

Ainsi, pour cet analyste-programmeur délégué n'ayant bénéficié d'aucune promotion entre 1976 et son départ en retraite (autorisé) en 1993, l'argument que l'employeur trouvait justement objectif était que « M. L. était trop souvent absent de son poste et manquait de disponibilité due à ses activités syndicales ». Or ces deux reproches étant dus à « des activités syndicales et prud'homales », il ne justifiait pas de la stagnation de carrière « par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ».

À l'inverse, l'hypothèse d'un salarié jugé remarquable et devenant incompétent du jour de sa désignation reste un grand classique : « Quand il a été désigné délégué syndical, M. P a vu sa note de service chuter de 11,6 à 3, sans que l'employeur n'ait fait état d'une mauvaise exécution de son travail. » (Cass. soc., 10 octobre 2001.)

Tenu par l'interprétation stricte des textes pénaux, la chambre criminelle se montre moins exigeante que la chambre sociale : alors que la fiche de notation du délégué indiquait « Difficultés de planifier une formation de par les activités syndicales de M. C. » ou encore « En situation de travail, ne confondez pas tout (travail et mandat syndical) », la Cour constate pour approuver la relaxe qu'« il n'est pas établi que les mentions portées sur la notation aient été suivies d'une décision défavorable au salarié ou d'un retard de promotion ». (Cass. crim., 27 novembre 2001.)

3° Refus d'un changement des conditions de travail

Pour la chambre sociale, toute décision patronale visant un délégué semble cacher un éventuel règlement de comptes, et elle a donc pris une position radicale. Si, à l'instar de tout salarié, un représentant du personnel peut refuser une modification de son contrat de travail, il peut également s'opposer à un simple changement de ses conditions de travail. Ainsi, dans l'arrêt du 13 novembre 2001, où la SNCF avait eu l'impudence de muter un représentant du personnel du service « incidents de traction » à celui des « bandes graphiques » : refus, suivi d'une ordonnance de référé en réintégration dans son poste d'origine approuvée par la Cour de cassation.

Si cette sévère jurisprudence peut se comprendre s'agissant d'une mesure visant individuellement le titulaire d'un mandat, elle paraît excessive s'agissant de mesures collectives comme un déménagement ou une banale mise en chômage technique visant une large collectivité : cette différenciation peut à terme délégitimer nombre de « représentants du personnel » n'ayant pas suivi le sort du personnel.

« En cas de refus du salarié protégé, il appartient à l'employeur d'engager la procédure de licenciement » : opération socialement risquée mais juridiquement fondée, le Conseil d'État indiquant régulièrement que le refus d'un banal changement des conditions de travail ne portant pas atteinte au mandat constitue une faute d'une gravité suffisante pour justifier la délivrance de l'autorisation administrative.

S'agissant de la perte de confiance, le Conseil d'État s'est enfin nettement rapproché de la chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt Baumgart du 21 décembre 2001 : « La perte de confiance de l'employeur envers le salarié ne peut jamais constituer par elle-même un motif pouvant servir de base à une autorisation de licenciement. Il appartient à l'inspecteur du travail de rechercher si les éléments présentés présentent un caractère objectif et si, en raison du niveau élevé des responsabilités exercées par le salarié, ils peuvent, eu égard à l'ensemble des règles applicables au contrat de travail et des atteintes susceptibles d'être portées au fonctionnement de l'organisme en cause, justifier légalement l'octroi d'une autorisation de licenciement » : en l'espèce les conflits permanents qui l'avaient opposé tant à la direction qu'à son supérieur hiérarchique constituaient une faute d'une gravité suffisante pour justifier ladite autorisation.

Times are changing ! Intitulé « La reconnaissance des interlocuteurs », le paragraphe II. 1 de la « Position commune » des partenaires sociaux sur les voies et moyens de l'approfondissement de la négociation collective du 16 juillet 2001 montre le chemin parcouru : « L'objectif de ces négociations de branche est de définir un certain nombre d'actions positives destinées à donner une traduction concrète au principe, posé par le Code du travail, de non-discrimination […] : conciliation de l'activité professionnelle et de l'exercice de mandats représentatifs ; mise en œuvre de l'égalité de traitement entre les détenteurs d'un mandat représentatif et les autres salariés de l'entreprise […] ; prise en compte de l'expérience acquise dans l'exercice d'un mandat dans le déroulement de la carrière de l'intéressé. »

Entre l'exceptionnel succès du salarié mandaté dans les PME à l'occasion du passage aux 35 heures et l'absolue nécessité côté entreprise d'avoir des délégués pour obtenir flexibilité ou allégements de cotisations, la chasse aux délégués en forme de guerre sociale des années 70 semble avoir changé de sens.

FLASH

La théorie des baïonnettes intelligentes

Un collaborateur peut-il être rendu pécuniairement responsable de ses fautes ? Dans les rapports employeur-salarié, la question est connue : sa responsabilité civile ne peut être engagée par l'entreprise qu'en cas de faute volontaire, dolosive.

Mais le tiers ayant subi un dommage du fait des agissements du salarié peut-il demander réparation au salarié préposé ? Pour nombre de cadres inquiets car exécutant des ordres leur semblant à la limite de la légalité, deux arrêts récents de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation font utilement le point.

– Arrêt Costedoat, 25 février 2000 : le pilote d'hélicoptère ayant exécuté les ordres donnés en procédant à des opérations d'épandage, mais qui ont atteint le champ du voisin, « n'engage pas sa responsabilité civile, s'agissant d'un préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie ».

– Arrêt Cousin, 14 décembre 2001 : un comptable rédige sur ordre de faux contrats de qualification. Il est condamné en correctionnelle pour faux, usage de faux et escroquerie. Sa responsabilité pénale entraîne dans son sillage sa responsabilité civile : « Le préposé pénalement condamné pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l'ordre de son commettant, une infraction ayant causé un préjudice à un tiers engage sa responsabilité civile à l'égard de celui-ci. »

Au pays de la subordination, il est depuis longtemps reconnu au deuxième classe le droit de refuser d'exécuter un ordre manifestement illégal.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray