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Vie des entreprises

François-Xavier de Fournas gère la Bred comme une start-up

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.02.2002 | Catherine Lévi

Encouragement de l'initiative, carrières attractives, hiérarchie restreinte… Depuis 1993, François-Xavier de Fournas n'a de cesse d'insuffler une culture du changement au sein de la Bred. Le redressement est spectaculaire. Mais le « désordre créatif » n'est pas de tout repos et le dialogue social reste à la traîne.

La grève ! Quelle grève ? Alors que certaines banques comme le Crédit lyonnais ont dénombré jusqu'à 20 % de grévistes, le mouvement national de protestation a été fort peu suivi à la Bred, le 2 janvier dernier. Selon la direction, la plus grande des Banques populaires avec ses 252 guichets n'a enregistré aucun gréviste parmi les cadres sur Paris, et de l'ordre d'une vingtaine, « tous syndiqués », en Normandie. Effet de la prime correspondant à 10 % du salaire mensuel versée à l'ensemble du personnel ? En interne, on explique qu'il s'agit d'un bonus lié aux bons résultats de l'année écoulée, et non d'une mesure opportune à l'occasion du passage à la monnaie unique. Ce qui est sûr, c'est que cette banque de 3 000 salariés a de quoi rendre jalouses bien des majors du secteur. En 2000, son chiffre d'affaires a progressé de 20 % et son bénéfice net de 63,5 %. Et le cru 2001 se présente sous les meilleurs auspices.

Que de chemin parcouru pour François-Xavier de Fournas, arrivé en 1990 et promu en 1993 au poste de directeur général alors que la Bred traversait les turbulences de la crise immobilière ! Ce polytechnicien de 63 ans a redressé la banque avant de la lancer à la conquête de nouvelles parts de marché. « C'est un visionnaire qui a aussi les pieds sur le terrain. Cette dualité est très efficace », affirme Philippe Gohaud, le directeur du développement. Sa réussite repose sur quelques axiomes : responsabilisation, travail en réseau, innovation, carrières attrayantes, recherche de performance. Mais ce management appliqué tambour battant possède aussi ses revers…

1 RENDRE LES CARRIÈRES PLUS ATTRACTIVES

« La motivation est le fruit d'un renouvellement des centres d'intérêt et de challenges », proclame, convaincu, Pierre Chauvois, directeur du département Paris est, Seine-Saint-Denis, responsable de 41 agences, de deux centres d'affaires et de 210 collaborateurs. Je ne me vois pas exercer les mêmes activités, les mêmes responsabilités pendant dix ans. » Ce diplômé de Dauphine, qui a fait toute sa carrière au sein de la Bred, a enchaîné des postes fonctionnels et commerciaux. Il en est actuellement à son sixième poste. L'évolution de carrière de ce cadre de 42 ans illustre la politique de l'entreprise qui s'efforce d'organiser des parcours attrayants, jouant aussi bien sur le changement de fonction que sur la prise de responsabilités. Les mutations dans le réseau des Banques populaires sont également possibles, ce qui accroît encore les opportunités. En outre, chacun peut participer à des missions transversales, sur des grands chantiers comme l'euro ou sur des sujets plus circonscrits.

Hélène Demaison, 39 ans, directrice de succursale dans les Hauts-de-Seine (sept agences supervisées) et responsable en direct de l'agence Achille-Peretti, à Neuilly, aide ainsi la directrice de son département sur les dossiers d'assurance vie. « C'est très motivant de pouvoir s'impliquer dans un projet qui permet de lever la tête du quotidien », dit-elle. « Notre taille nous donne la possibilité d'assurer un suivi très personnalisé de la carrière de chacun. C'est un gros atout par rapport aux mammouths du secteur », fait valoir Jean-Yves Plat, le DRH de la Bred.

Au sein de la banque, les changements de poste interviennent en général tous les trois ou quatre ans. À chaque fois, l'entreprise met le paquet sur la formation, conçue sous forme d'itinéraires par métier, et mise en musique par un service de 300 personnes. Les promotions sont nombreuses : rien que pour l'année 2000, 460 des 3 000 salariés en ont bénéficié. Et les galons peuvent venir très rapidement. Sandrine Strauss, 36 ans, a ainsi connu un parcours météorique. À 25 ans, elle était déjà responsable d'agence. Aujourd'hui, elle dirige la filière prêts et crédits. Rien de surprenant si son discours séduit tout particulièrement les jeunes, désireux de progresser rapidement. Bertrand Daudeteau, 27 ans, responsable de clientèle pour les particuliers en agence, en fait partie : « Ce qui me motive, explique-t-il, c'est de pouvoir vite enrichir mon expérience. »

Ces perspectives d'évolution contribuent à fidéliser les collaborateurs de la banque, dont le turnover est faible. Situé entre 2 et 4 %, il est à peu près inférieur de moitié à celui de la profession. « Je n'ai aucune raison de partir. J'ai toujours eu l'évolution que je souhaitais », estime Hélène Demaison. Cette politique d'avancement comporte des risques. Certains salariés peuvent croire que tout est arrivé. Inversement, les moins mobiles, même s'ils sont minoritaires à la Bred, peuvent se trouver en situation d'échec en cas de changement non désiré. « Il faut aussi s'occuper de ceux qui veulent rester en poste en variant leurs missions. C'est ce que j'essaie de faire, concède Hélène Demaison. Il est d'ailleurs important pour les agences d'assurer une certaine stabilité des effectifs. »

Pour Gilles Desseigne, délégué central syndical CFDT, la « valse » du personnel d'agence est préoccupante. « Avec la généralisation des automates, les effectifs réduits et la création de centres spécialisés pour la clientèle patrimoniale et professionnelle, le travail de terrain perd de son intérêt, d'où des impatiences au sein du réseau. » Et lorsque celles-ci ne sont pas satisfaites, elles peuvent se solder par des départs. La Bred en a fait l'expérience en 2000, à un moment où le secteur bancaire s'est mis à recruter massivement, créant un appel d'air sur le marché. Une bonne centaine de salariés du réseau commercial sont partis tenter leur chance chez les concurrents. Un phénomène certes contenu mais révélateur.

2 CASSER LES LOGIQUES DE TERRITOIRE

En organisant la mobilité de carrière, le directeur général veut aussi envoyer un message fort à son personnel : nul n'est propriétaire de son poste. L'année dernière, il a adressé une lettre aux 100 cadres supérieurs de la banque dans laquelle il leur demandait de lui faire part de leurs souhaits d'évolution professionnelle et de lui indiquer qui pourrait les remplacer dans leur fonction actuelle. Difficile d'être plus clair ! Pour bâtir une organisation réactive et en réseau, François-Xavier de Fournas veut, en effet, supprimer les pesanteurs dans l'organisation et abolir toute forme de territoire.

Les managers ne doivent pas davantage se sentir propriétaires de leurs collaborateurs et sont invités à éviter les comportements sclérosants de petits chefs. « Ils sont simplement responsables de leurs équipes », précise Olivier de Marignan, le directeur commercial, qui se définit lui-même comme un « facilitateur » ou un « indicateur de cap ». « Ce n'est pas parce que j'ai apposé une signature au bas d'une page que j'ai forcément raison, explique-t-il. Il faut savoir se remettre en question et accepter de revenir sur une décision si elle n'est pas applicable à tous les niveaux de l'organisation. » Imitant en cela le directeur général de l'entreprise, tous les managers de la Bred ont adopté la stratégie de la « porte ouverte » pour être proches de leurs collaborateurs et gommer le formalisme qui domine encore les pratiques bancaires. Il y a également peu de procédures et de contraintes d'organigramme dans cette organisation tournée vers la culture orale. « Je peux aller voir un collaborateur en direct sans en référer à sa hiérarchie », précise Olivier de Marignan. Une hiérarchie au demeurant restreinte : on compte seulement trois ou quatre niveaux de responsabilité, contre au moins cinq ou six dans d'autres banques. Autre exemple, il n'y a pas de sous-directeur dans les agences.

On s'en serait un peu douté, François-Xavier de Fournas n'aime pas la bureaucratie. Il l'a d'ailleurs clouée au pilori dans deux ouvrages : Espèces de banquiers, essai de management et de zoologie bancaires (paru chez Economica en 1993) et la Mare aux banquiers (éd. Village mondial, 1998). Mais les méchantes langues soulignent que les pesanteurs hiérarchiques existent encore, notamment au sein de l'état-major. Enfin, le contenu des postes est volontairement laissé flou et il n'existe pas de territoire bien défini entre les services, qui peuvent travailler sur des sujets identiques, parfois même sans le savoir. Une façon de diviser pour mieux régner, critiquent certains. « Ces choix de management sont antinomiques d'une culture de pouvoir », tranche Jean-Pierre Fugairon, le directeur informatique. Même s'ils en comprennent généralement le bien-fondé, les responsables opérationnels ne sont pas nécessairement à l'aise avec ce management informel. « Ce mode de fonctionnement est passionnant, mais pas toujours facile à vivre, reconnaît un cadre supérieur. Le flou peut également générer des conflits. »

3 RESPONSABILISER ET ENCOURAGER LES INITIATIVES

À la Bred, la plupart des salariés ont gagné en responsabilité et en autonomie. Même si, dans ce domaine, la méthode De Fournas risque de susciter quelques frustrations, car tout le personnel ne peut en bénéficier. Il y a quelques années, le directeur général de la banque avait même fait réaliser un tampon où figurait ce message très explicite : « Prenez le pouvoir, ce n'est pas le chef qui décide. » Résultat : les équipes ont de grandes marges de manœuvre dans leur travail. « Chacun a sa PME. Je n'ai pas besoin de 50 000 autorisations pour bien faire mon travail, mais juste d'un peu de bon sens », observe Jean-Pierre Fugairon qui, comme tous les responsables de service, apprécie cette bouffée d'oxygène. La prise d'initiatives est encouragée. « À la Bred, tout le monde peut en prendre, affirme Véronique Jestin, directrice de département dans les Hauts-de-Seine (28 agences couvertes). Dans d'autres entreprises, il faut obtenir tellement d'accords et tenir compte de tant de susceptibilités que les projets n'aboutissent jamais. »

Incontestablement, François-Xavier de Fournas aime que ses collaborateurs sortent de leur coquille. Il leur a ainsi envoyé une lettre pour les inciter à innover. « Prise de risque, droit à l'erreur, acceptation de l'échec, notre culture d'entreprise permet aux projets de s'exprimer », souligne Jean-Yves Plat. Tout le monde, syndicats y compris, saluent ce côté réactif et innovant de l'entreprise qui s'est déjà distinguée dans le petit monde bancaire en de nombreuses occasions : première banque téléphonique en 1993, automatisation précoce des opérations, etc. « On a une idée, on la teste, on n'a pas peur de se planter », résume de façon lapidaire Sandrine Strauss.

Pour l'un de ses proches, François-Xavier de Fournas « fait confiance, mais il peut parfois être un peu raide. Il a aussi des idées arrêtées, même s'il est capable d'en intégrer de nouvelles ». L'expérience de Frédéric Senan, 34 ans, inventeur de Click and Trust, un système de signature électronique par Internet, illustre la capacité de la direction générale à bousculer l'organisation pour permettre à l'innovation d'éclore. Ce jeune créateur a pu commencer son projet avec un petit budget en poche après être allé frapper à la porte du directeur général et l'avoir convaincu, sans aucun formalisme, du bien-fondé de son projet. L'activité est aujourd'hui filialisée et emploie 14 personnes. Fort de sa réussite, Frédéric Senan est également devenu directeur général de E-Bred. Ce jeune cadre, profil « start-up », estime qu'il a eu de la chance : « Le patron a fait confiance a un loupiot de 31 ans pour développer une activité à la limite de la banque. » Mais, plus royaliste que le roi, il aimerait que les choses aillent encore plus vite et n'hésiterait pas à bousculer l'ordre établi…

Autonomie ne signifie toutefois pas indépendance, comme certains seraient tentés de le croire dans l'entreprise. Pour François-Xavier de Fournas, performance rime avec décentralisation, mais pas avec absence de tout contrôle. En réalité, tout est parfaitement encadré, même dans la souplesse. Les équipes sont responsabilisées autour d'objectifs à réaliser. Les directeurs de succursale, par exemple, ont des contrats de développement et de management déclinés en plans d'action au niveau des agences et assortis d'objectifs quantitatifs et qualitatifs. Et si les priorités sont fixées par la direction générale, ce sont les équipes elles-mêmes qui planchent sur le contenu des actions à mener.

4 AFFIRMER UNE CULTURE D'EXCELLENCE

François-Xavier de Fournas souhaite s'entourer d'éléments efficaces, autonomes, adaptables et motivés. Objectif : créer une culture d'excellence, conforme aux contraintes d'une économie moderne fondée sur la performance et l'adaptation permanente. « On a un management solaire, suggère un proche de François-Xavier de Fournas. Un jour, ce dernier nous a dit : “Je veux bien dialoguer, mais avec des étoiles”. » Rien ne peut plus clairement traduire les aspirations de ce patron qui veut toujours aller plus vite que la lumière et n'hésite pas à remettre en cause les acquis et les modes d'organisation. « Il est pragmatique et rapide et peut être amené à réviser radicalement sa position », affirme Sandrine Strauss.

Ce management n'est pas de tout repos pour les collaborateurs. « Nous avons des jobs passionnants mais, à certains égards, très exigeants », affirme Philippe Gohaud, directeur du développement. Son point de vue reflète le sentiment général. « Ce n'est jamais facile de vivre sereinement le changement, admet Martine Steels, directrice de Bred Direct. Cela étant, l'inquiétude est atténuée dans une culture de changement. Il faut toutefois distinguer le changement choisi du changement subi, qui nécessite de passer beaucoup de temps à expliquer et à rassurer. » Quant au directeur commercial, il reconnaît que « si le système est révélateur d'individualités, il n'exclut pas le risque de laisser certains sur le côté, dans une moindre mesure cependant qu'un système traditionnel ».

Déléguée syndicale centrale SNB-CGC, Martine Baroteaux pointe des carences salariales. « L'entreprise est dynamique, innovante, et son personnel motivé. Elle demande en permanence de gros efforts aux salariés, pourtant certains peuvent rester quatre ans et plus sans être augmentés, constate-t-elle. Nous avons réclamé à la DRH une étude à ce sujet qui a été refusée. » Rien de surprenant à ce que les syndicats regardent de travers cette culture de la performance, même s'ils reconnaissent que la banque est bien gérée et innovante. « Dans la logique d'individualisation qui est la sienne, la direction ressent le dialogue social comme une contrainte et non comme un atout, déplore Gilles Desseigne, délégué syndical central CFDT. Nous ne sommes pas associés aux décisions. On nous répète toujours que nous ne sommes pas dans un système de cogestion à l'allemande. Dans les années 90, lorsqu'il s'agissait de serrer les coudes pour redresser la banque, nous avons travaillé en bonne intelligence. Le dialogue s'est rompu lorsque nous sommes revenus dans une phase de développement. »

Plus modérée, Martine Baroteaux émet, elle aussi, des réserves : « Le dialogue social pourrait être plus constructif, plus nuancé », estime-t-elle. Le DRH Jean-Yves Plat se montre plus optimiste que son directeur général, qui ne fait d'ailleurs que des passages éclairs au comité central d'entreprise, sans jamais s'impliquer dans la négociation : « Il y a de nombreuses négociations qui débouchent sur des accords novateurs, porteurs d'avancées réelles, comme sur les conditions du passage à l'euro ; cela montre bien que le dialogue social fonctionne. »

Autre exemple : les 35 heures. Laborieusement négocié pendant onze mois, et finalement ratifié en septembre 2000 par l'ensemble des syndicats, à l'exception notable de la CGT, l'accord est présenté, de part et d'autre, comme un texte innovant. Il intègre des aménagements déjà intervenus, comme le compte épargne temps, le temps choisi ou les horaires aménagés pour les salariés en fin de carrière. Il tient compte des nécessités du terrain : certaines agences travaillent sur cinq jours, d'autres sur quatre et demi. Et, au final, la direction de la Bred s'est montrée magnanime : le personnel n'a pâti d'aucune modération salariale et les journées de RTT peuvent être prises comme des jours de congé ordinaires.

5 MARIER RÉMUNÉRATION ET PERFORMANCE

La nouvelle étape que s'est fixée la Bred consiste à marier davantage logique de performance et politique salariale. « Nous allons développer la rémunération variable, qui est marginale, pour reconnaître la réalisation des objectifs individuels et collectifs », précise Jean-Yves Plat. Il y a en effet une vraie attente des managers. « Les idées doivent être valorisées, donc rémunérées. Cela crée un défi et de la motivation », affirme Sandrine Strauss. Les jeunes sont également très demandeurs. « Il n'y a pas assez de salaire au mérite, il faudrait des réajustements », souligne ainsi Bertrand Daudeteau, qui voudrait bien « rentabiliser » ses efforts.

À l'heure actuelle, la part variable se compose uniquement de primes de fin d'année, de chèques-cadeaux ou de voyages et de quelques bonus d'équipe. Dans quelques rares activités, comme la salle des marchés, les salariés perçoivent une rémunération sur objectif. La DRH prévoit, a priori, d'instaurer des primes et non d'attribuer un pourcentage sur les ventes ou les scores réalisés, comme dans d'autres banques. Tout en prônant la performance, la Bred ne veut en effet pas pousser le bouchon trop loin, tenant compte de l'appel à la prudence du terrain. « Le variable devient vite un fixe indispensable. Cela peut générer des dérives et nuire au travail d'équipe et à la qualité de la relation client », fait valoir Martine Steels.

Les syndicats sont, quant à eux, critiques sur le principe même du salaire variable. « On entre dans un schéma d'industrialisation et de mesure de performance, et le niveau des salaires fixes risque de diminuer au profit de la part variable », met en garde Gilles Desseigne. Ils sont également prompts à dénoncer l'abandon des augmentations générales au profit des augmentations individuelles. De façon générale, les salaires restent une pomme de discorde, comme dans tout le secteur bancaire. Mais, ici, elle prend une résonance particulière. « La politique de la Bred est dans l'ensemble un peu frileuse, comme l'ont montré les départs à la concurrence de l'année 2000 », juge Martine Baroteaux.

Depuis, il est vrai, les salaires ont été revalorisés au cas par cas. Ils sont aujourd'hui dans la moyenne du marché. Même s'ils ont conscience qu'ils pourraient gagner davantage ailleurs, bien des cadres estiment s'y retrouver largement par l'intérêt du travail. D'autre part, grâce aux bons résultats de la banque, la participation et l'intéressement représentent un joli complément de rémunération : 6 098 euros en moyenne par salarié en 2000 et en 2001. Ce qui n'empêche que le sujet des salaires, tel un serpent de mer, revient régulièrement sur la table. C'était l'un des motifs de la grève programmée pour le 2 janvier à l'occasion du passage à la monnaie unique. Une journée de mobilisation qui a connu, à la Bred, le succès que l'on sait…

Entretien avec François-Xavier de Fournas :
« Les 35 heures sont une ânerie nationale, comme les nationalisations ou la retraite à 60 ans »

François-Xavier de Fournas n'est pas un banquier ordinaire. Ce polytechnicien diplômé de Sciences po et de Sup aéro a entamé sa carrière en tant qu'ingénieur d'essais puis dans une direction centrale du ministère de la Défense, avant de changer de cap en 1974. Il rejoint alors la Société générale, où il passe une dizaine d'années. Mais c'est à la Bred qu'il applique, depuis 1990, ses recettes – originales – de management. Des idées qu'il a consignées dans plusieurs ouvrages, où il dénonce souvent avec férocité les rigidités du monde bancaire. Et qu'il professe aux jeunes cadres au Centre d'études supérieures de banque. Fervent admirateur de Cicéron, le patron de la Bred s'intéresse particulièrement aux périodes troubles de l'histoire parce qu'elles révèlent les personnalités. À 63 ans, cet adepte du « désordre créatif » affiche une sainte horreur des modes.

Le secteur bancaire ne se caractérise pas toujours par un management innovant. Comment gérez-vous vos troupes ?

Diriger, ce n'est pas mettre de l'ordre, c'est chercher à éradiquer de la culture de l'entreprise tout ce qui est mortifère pour libérer les forces créatives. Cela suppose, pour le manager et les responsables de l'entreprise, d'apprendre à diriger en permanence et à commander par exception. Concrètement, le comité exécutif fixe les grandes lignes directrices de la politique et passe des pactes avec les différentes équipes de l'entreprise sous forme de missions et d'objectifs à réaliser. Ces pactes, conçus par les équipes et négociés avec la hiérarchie, définissent les espaces de liberté de chacun. Nous avons réduit les niveaux hiérarchiques – eux à quatre maximum – et aucune direction opérationnelle ne compte plus de 200 personnes.

Le comité exécutif se compose de 10 superviseurs qui sont tous des patrons opérationnels. Cette configuration représente une révolution pour la Bred et pour le secteur bancaire qui comptait, il y a peu, un lourd empilage de niveaux hiérarchiques.

Votre concept d'entreprise en réseau est-il compris et appliqué ?

La Bred s'est organisée en « bulles entrepreneuriales », c'est-à-dire en équipes qui définissent et mettent en œuvre un projet d'avenir. C'est cette conception que j'ai voulu mettre en application lorsque je suis devenu le chef de l'entreprise en 1993. Mais entre la culture hiérarchique et l'organisation entrepreneuriale, la transition n'est pas facile. Suivant leur personnalité, et parfois leur âge, certaines personnes sont plus à l'aise dans des structures hiérarchisées où tout est décidé par le haut tandis que d'autres s'enthousiasment pour des univers plus ouverts à la responsabilité, à la prise de risque personnel et à la novation. Beaucoup de jeunes adoptent sans difficulté la culture entrepreneuriale, qui répond à leurs aspirations. Le fonctionnement en équipes autonomes et en organisations de compétences autour de projets est sans doute plus stressant, plus difficile à manager, mais cette formule est nettement plus efficace et plus motivante que l'ancien système.

Les syndicats sont-ils convaincus par cette organisation ?

Nous sommes conscients qu'un contrepoids collectif est indispensable à l'entreprise, mais il est difficile de s'entendre sur le changement car la dynamique entrepreneuriale comporte aux yeux des syndicalistes trop d'incertitude et de flou. Leur passion va souvent aux trains dont l'horaire et les quais d'arrivée sont connus à l'avance.

Ils apprécieraient, par exemple, qu'on leur dresse dix ans à l'avance la cartographie des métiers et des postes : c'est difficile et sans grand intérêt.

Les règles du dialogue social sont telles que bien souvent les syndicats ont intérêt à rendre des avis négatifs, qui ne les engagent en aucune façon. Cependant, je dois constater que lorsqu'il s'agit de projets qui ont des impacts sérieux, nous trouvons toujours des syndicalistes pour négocier et signer.

Que pensez-vous des 35 heures ?

C'est une ânerie nationale de la même dimension que les nationalisations de 1982 ou la retraite à 60 ans. Les nationalisations ont été présentées avec les mêmes arguments que les 35 heures : grâce à elles on allait supprimer le chômage. Bien sûr, l'aménagement du temps de travail est une excellente chose en soi, mais je ne vois pas l'intérêt de légiférer pour établir une règle unique et identique pour tous. À la Bred, nous n'avons pas attendu la bénédiction d'un ministère pour mettre en œuvre des formules d'aménagement du temps de travail favorisant l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Je suis également sceptique sur le plan des créations d'emplois : les Pays-Bas, qui comptaient 12 % de chômeurs en 1980, sont redescendus à 3 % bien qu'ils n'aient pas adopté les 35 heures. Bien entendu, les Français ne sont pas mécontents d'avoir du temps libre, mais qui va payer ? Et comment ne pas voir que ce chantier social a été lancé au moment où la construction européenne franchissait une nouvelle étape décisive ? Quid de l'indispensable harmonisation fiscale et sociale ?

Comment la réduction du temps de travail a-t-elle été mise en œuvre à la Bred ?

Avec les 35 heures, on est arrivé à plus de onze semaines de congés : c'est le syndrome de l'éducation nationale ! Cela entraîne des tensions dans la banque, le personnel devant travailler plus en moins de temps. Nous n'avons pas créé d'emplois pour les 35 heures car la clientèle n'accepterait pas de payer 10 % plus cher les services rendus. Pour pallier les absences, nous mutualisons les effectifs entre agences voisines, nous développons l'automatisation et les services de banque à distance, mais nous ne pouvons pas éviter dans certains cas de fermer une demi-journée de plus par semaine. Les 35 heures font aussi peser une charge de travail supplémentaire sur une partie du personnel, notamment les cadres. En revanche, nous n'avons pas cherché à introduire une dose de « modération salariale » car les salaires sont imposés par le marché.

Vous critiquez la retraite à 60 ans, mais les entreprises font souvent partir leurs salariés en préretraite. Est-il possible d'aménager des fins de carrière ?

Je suis surpris que l'on puisse encore prôner des politiques systématiques de départ en préretraite alors que les entreprises doivent apprendre à retenir les anciens. Pour obtenir une mobilité et une motivation suffisantes jusqu'à des âges plus avancés, il faut sortir de la culture qui voudrait que les carrières se traduisent toujours par un accroissement de l'effectif sous contrôle ou, pis encore, par le maintien à vie dans le même métier ou la même responsabilité. On confond trop souvent ascenseur social et carrière verticale. D'ailleurs, les anciens retrouvent souvent leurs jambes de 20 ans en se lançant dans des structures plus légères qui mettent en valeur leur expérience et redécouvrent leurs capacités de novation.

Quel bilan tirez-vous de la refondation sociale, négociée par les partenaires sociaux ?

Il est regrettable que la politique contractuelle soit en panne. Le Medef a changé sa pratique et introduit les germes d'une autre politique. Il est malheureux qu'il n'ait pas été payé de retour. Je regrette qu'on ait abandonné le paritarisme à la Sécurité sociale mais je comprends l'attitude de l'organisation patronale : il est extravagant que l'on puisse prendre de l'argent dans les caisses de la Sécurité sociale pour financer les 35 heures. À un moment donné, il faut bien dire non.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Catherine Lévi

Auteur

  • Catherine Lévi