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Politique sociale

Ces foyers d'incendie qui font de la SNCF une poudrière

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.02.2002 | Marc Landré

Avec 160 000 jours de grève, le bilan 2001 est lourd à la SNCF. Et tous les ingrédients sont là pour que 2002 soit encore pire : des élections professionnelles au mois de mars, des échéances politiques importantes, des objectifs de croissance élevés… sur fond de surenchère entre SUD, la CGT et les autonomes.

Encore un annus horribilis en perspective pour les clients de la SNCF. Plusieurs événements viennent en effet s'entrechoquer, au risque de faire de 2002 une année socialement explosive. À commencer par les élections professionnelles du 20 mars prochain, qui donnent lieu, tous les deux ans, à une surenchère revendicative des sept organisations syndicales de l'entreprise ferroviaire. « Les délégués du personnel vont se rappeler au bon souvenir des électeurs et il devrait y avoir pas mal de conflits locaux d'ici là », pronostique Denis Andlauer, secrétaire général de la CFDT Cheminots. En cette année d'élections présidentielle et législatives, les agents comptent bien défendre leur statut bec et ongles. « Nous arrêterons les trains dès qu'un politique touchera au régime de retraite par répartition, que cela concerne la SNCF ou pas », prévient d'emblée Dominique Malvaud, numéro deux de SUD Rail. Enfin, Louis Gallois, le P-DG de l'entreprise, a fixé des objectifs de croissance très élevés pour 2002. À savoir des hausses de 5,6 % du trafic de voyageurs et de 5,9 % du fret, à effectifs constants. Pour gagner en productivité et préparer l'ouverture partielle à la concurrence du fret en 2003, le président de la SNCF compte mener à terme la réorganisation avortée il y a un an, après le retrait du projet Cap Client. Et appeler les agents, dans le cadre d'un grand débat interne, à plus de responsabilité afin de réduire le nombre de conflits qui, chaque année, laissent à quai des millions de clients et coûtent cher à l'entreprise.

900 préavis déposés

D'ores et déjà, FO et SUD Rail prédisent à Louis Gallois « une année noire » en matière sociale, peut-être même pire que 2001. C'est dire ! Car la SNCF a connu l'an dernier une flambée de conflits collectifs : 160 000 journées de travail perdues, le double de l'an 2000 ; 900 préavis de grève déposés ; deux conflits nationaux et le premier mouvement unitaire des aiguilleurs, jusqu'alors plus timorés. Et, au bout du compte, un déficit de 200 millions d'euros, aux trois quarts imputables au seul conflit des conducteurs du printemps… Qu'il est loin le temps où Louis Gallois se félicitait publiquement de la baisse de la conflictualité ! « La SNCF n'a pas été plus conflictuelle en 2001, nuance l'Observatoire social de l'entreprise. La moitié des préavis ont été levés, c'est notre meilleur taux depuis des années. Et 70 % des journées de travail perdues l'ont été à cause des deux conflits nationaux. »

Mais il y a eu le conflit de mars-avril, où les conducteurs ont paralysé pendant deux semaines le trafic et gêné des millions de voyageurs lors des vacances de Pâques. Et celui du 16 octobre, où les cheminots ont appelé à la grève pour réclamer des augmentations de salaire, après avoir plombé de 150 millions d'euros les comptes de l'entreprise quelques mois plus tôt. « Nous n'allions pas nous arrêter de revendiquer sous prétexte que c'était la guerre en Afghanistan », s'emporte Didier Le Reste, secrétaire général de la CGT Cheminots. « Les conflits nous permettent d'amener la direction à discuter des nombreux points de blocage dans l'entreprise », confirme Michel Lanes, son homologue de la Fédération générale autonome des agents de conduite (Fgaac). « Il faut dédramatiser, lâche Dominique Malvaud, de SUD Rail. Il y a eu autant de journées perdues (une par agent) pour grève que pour accident du travail. La direction agite l'épouvantail du manque de responsabilité des cheminots afin de retourner l'opinion et de nous priver des marges de manœuvre pour faire valoir nos droits. »

Dans ce chœur syndical, la CFDT Cheminots fait entendre une tonalité différente. « Nous enregistrons chaque année un nombre délirant de préavis de grève, reconnaît Denis Andlauer. Il faut vraiment revoir leur utilisation pour éviter que certains ne soient déposés uniquement pour permettre à des organisations syndicales de montrer qu'elles sont là. » Une critique d'autant plus surprenante que la CFDT Cheminots, à l'origine du conflit du printemps 2001, s'est associée à la journée d'action du 16 octobre alors qu'elle la jugeait… inutile et déplacée. « La proximité des élections internes a fait que tous les syndicats, à l'exception de l'Unsa, ont appelé à la grève, avance un cadre cédétiste. Notre base ne nous aurait pas pardonné de ne pas y être allés. »

Mais la conflictualité ne s'analyse pas uniquement à l'aune de l'échiquier syndical. Sur le plan géographique, trois régions se sont illustrées en 2001 par leur promptitude à débrayer : le Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d'Azur et Rhône-Alpes. En Paca, les conflits ont été si nombreux que Michel Vauzelle, le président du conseil régional, a même hésité à s'enchaîner aux rails pour manifester son mécontentement. « Les syndicats ne tiennent pas leur base, explique Yves, jeune cadre de Marseille. Il y a une vraie logique de conflit de la part des cheminots très réactifs sur leurs conditions de travail et le maintien du service public. Le moindre problème est prétexte à entrer dans un rapport de force. »

En Rhône-Alpes, c'est la même logique : les syndicats jouent l'affrontement avec un encadrement, souvent défaillant, qui ne dispose pas des marges de manœuvre pour négocier. Aussi, pour protester contre les grèves à répétition et les retards fréquents, les clients regroupés en associations appellent désormais à la grève du portefeuille. Anne-Marie Comparini, la présidente de région, n'a pas mâché ses mots dans un entretien au quotidien le Progrès, le 7 décembre dernier. « Je n'investis pas des milliards pour que les trains restent à quai. Il faut que la SNCF et son personnel respectent l'argent du contribuable. La région fait son travail en achetant des trains neufs et en améliorant les infrastructures. Elle achète à la SNCF le service de faire rouler les trains. À elle de l'assurer et de faire qu'il soit de qualité. »

À chaque agression, une grève

Outre qu'il est une zone de passage du très médiatique TGV Méditerranée, deux facteurs expliquent cette gréviculture du Sud-Est. Tout d'abord, les agressions en grand nombre donnent systématiquement lieu à un mouvement social. « L'insécurité ne se concentre plus en Ile-de-France, confirme Didier Le Reste. Elle s'est étendue et est particulièrement dure dans le Sud-Est. » La psychose des contrôleurs et des conducteurs (les deux catégories les plus touchées et, par conséquent, les plus souvent en grève) est telle qu'ils ne ratent pas une occasion de manifester leur ras-le-bol. Ainsi, le 16 octobre, 90 % des contrôleurs de Montpellier ont cessé le travail (contre 30 % ailleurs) pour exiger des effectifs supplémentaires. « Un message fort à la direction », dit la CGT, qui n'a pas été entendu par le management puisque des suppressions de postes ont été maintenues. Résultat, les contrôleurs du Languedoc-Roussillon se sont remis en grève quelques jours plus tard.

« Il faudrait apprendre à gérer autrement le problème de la violence car il n'est pas normal de faire grève dès qu'un agent se fait agresser », remarque toutefois Denis Andlauer, de la CFDT. « C'est un problème qui dépasse l'entreprise, répond Éric Tournebœuf, le secrétaire général de l'Unsa Cheminots. Et tant mieux si nous faisons encore grève dès qu'il y a une agression ou pour réclamer des effectifs, car cela veut dire que nous n'avons pas encore accepté l'inacceptable. » L'an dernier, les agressions ont entraîné à l'échelon national 16 000 jours de grève. Un chiffre qui, selon l'Observatoire social de l'entreprise, serait toutefois en baisse.

L'autre explication à la forte conflictualité des départements du Sud-Est est plus politique. Depuis deux ans, la CGT Cheminots a changé de comportement sur le plan national. Plus question en effet de faire du rapport de force avec la direction un préalable à la négociation. La nouvelle consigne est claire : il faut régler les problèmes en amont et éviter d'aboutir au conflit. « Notre stratégie de proposition est plus élaborée qu'avant », reconnaît, de façon sibylline, Didier Le Reste. De mauvaises langues n'hésitent pas à dire que ce comportement plus conciliant n'est pas étranger à la présence depuis 1997 du « camarade cheminot » Jean-Claude Gayssot à la tête du ministère des Transports. En tout cas, la CGT a signé fin 1999, main dans la main avec la CFDT, l'accord 35 heures de l'entreprise. Une première qui a surpris et déçu plus d'un militant. « Beaucoup étaient par principe contre la signature de la CGT », avoue Didier Le Reste.

SUD et Fgaac en première ligne

Résultat, sur le terrain, de nombreux cheminots se sont sentis trahis. Et se sont tournés vers SUD et la Fgaac, en première ligne dans tous les mouvements contre la réduction du temps de travail. « La CGT, par sa volte-face au niveau national, a fait le terreau de SUD Rail et des autonomes sur le plan local », note Pierre, conducteur à Aix-en-Provence. « Nous apparaissons plus conflictuels que les autres parce que nous nous occupons d'une seule catégorie, les conducteurs, faisons très attention au respect des règles et n'hésitons pas à lancer un mouvement si nos conditions de travail sont menacées, explique Michel Lanes, de la Fgaac. Mais ce n'est pas pour autant que nous le sommes. » Aussi, pour ne pas se faire déborder par des syndicats plus contestataires, la CGT a laissé se développer, sans sourciller, les conflits locaux, notamment dans le Sud où l'affrontement avec la direction est une tradition ancestrale. « À quelques mois des élections, il aurait été politiquement suicidaire de ne pas se montrer proche des préoccupations des cheminots », décrypte un jeune cadre.

« Nous ne sommes pas déconnectés de notre base et encore moins dépassés par SUD Rail ou la Fgaac, se défend Didier Le Reste. Nous sommes toujours à l'origine de 80 % des conflits. » Mais, n'en déplaise à la CGT Cheminots, son hégémonie est menacée. Elle a perdu 7 points aux élections professionnelles de mars 2000 après sa signature au bas de l'accord 35 heures, quand SUD en gagnait 4. Pis, elle a chuté de 12 points chez les seuls agents de conduite et cédé la première place à la Fgaac, en forte hausse.

Une culture du rapport de force

À l'instar de la CFDT, la CGT a eu le plus grand mal à contenir sa base lors de l'extension du mouvement de mars-avril. « Ce conflit a été l'occasion d'une surenchère incroyable de SUD Rail et des autonomes, explique Denis Andlauer. Ils sont restés en retrait le temps que nous négociions l'abandon de Cap Client puis sont montés au créneau avec des revendications catégorielles en nous faisant passer pour des traîtres. » Résultat, les adhésions à SUD ont grimpé en flèche. « Nous occupons le terrain laissé vacant par la CGT et l'obligeons à se démarquer, confirme Dominique Malvaud, cégétiste passé à l'ennemi. Pour nous, les idées ne passent que s'il existe un rapport de force. Et même si nous n'obtenons rien sur le plan national en sortie de crise, nous gagnons localement en termes de positionnement à l'égard des autres syndicats et de crédibilité face à la direction. »

À côté d'une CGT centralisée et dirigiste, SUD apparaît de plus comme une auberge espagnole où chacun est libre de faire ce qu'il veut. « SUD Rail bénéficie de l'image de la nouveauté et passe pour plus démocratique, plus proche du terrain, analyse un expert en organisation. C'est le seul syndicat qui ait un projet alternatif à celui de la direction. Il est contre l'ouverture à la concurrence et la privatisation. C'est sa force face à la CGT, qui semble cautionner la politique maison. » Pour Éric Tournebœuf, de l'Unsa Cheminots, SUD représente un réel danger pour l'entreprise. « Ils me font penser à des médecins qui ont d'excellents diagnostics mais qui n'offrent qu'un seul remède, l'euthanasie. Ils n'ont aucune proposition économiquement viable. Ils sont démagogiques et laissent croire que leurs solutions sont de la même qualité que leurs analyses. » Et de prédire, aux prochaines élections, une forte poussée de SUD, en parallèle à un nouveau recul cégétiste. Un pronostic qui, s'il s'avérait exact, ne ferait pas l'affaire de Louis Gallois ni… des voyageurs.

Un encadrement défaillant à l'échelon local

Que la SNCF soit aussi conflictuelle n'est pas uniquement la faute des organisations syndicales. L'encadrement possède aussi sa part de responsabilité. « Si les agents se mettent en grève, c'est bien souvent parce que les cadres n'ont pas tenu compte des remarques des délégués du personnel concernant tel ou tel dysfonctionnement », estime Didier Le Reste, de la CGT Cheminots. « Quel que soit le niveau, la direction n'essaie même plus de discuter pendant les périodes de préavis, abonde Éric Tournebœuf, de l'Unsa Cheminots. Elle attend le dernier moment pour juger le rapport de force et voir quelles sont ses chances de s'en sortir sans trop lâcher. » Pour ce jeune cadre de l'entreprise, en provenance du privé, le problème est ailleurs. « Il n'y a aucun management à la SNCF, avance-t-il. 85 % des cadres sont issus de la promotion interne et n'ont ni la compétence ni la qualification pour diriger des équipes. » Il n'est ainsi pas rare de voir un agent devenir, à l'ancienneté, chef d'établissement pour encadrer, après une courte formation, sans en avoir ni l'envie ni les capacités, une cinquantaine de personnes.

À un défaut de qualification (reconnu par la direction qui compte sur les prochains départs en retraite pour renouveler 80 % de son encadrement) s'ajouterait un manque de moyens et de marges de manœuvre des managers locaux pour régler les conflits. « Leur seul pouvoir est de jouer sur les effectifs, mais dans les limites fixées par les RH », plaide un cheminot. D'aucuns pointent même du doigt leur grande difficulté, quand ce n'est pas leur réticence (comme lors des 35 heures), à décliner des « accords nationaux inapplicables sur le terrain parce que trop larges et pas assez spécifiques ». Conséquence ? « En plus du discrédit jeté sur les syndicalistes, les cheminots ont l'impression que la direction se moque carrément d'eux », explique Didier le Reste. Ce qui augmente d'autant leur aigreur et limite leurs dispositions à négocier…

Auteur

  • Marc Landré