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Enquête

ON BOSSE TOUS POUR LA WORLD COMPANY

Enquête | publié le : 01.02.2002 | Sandrine Foulon, Frédéric Rey

Petit à petit, la globalisation de l'économie se répercute sur le quotidien des salariés. Les états-majors sont de plus en plus lointains, ils brassent des cadres de nationalités différentes, l'anglais et les méthodes de gestion à l'anglo-saxonne s'imposent partout. Et plus aucune équipe n'est à l'abri d'une décision d'externalisation ou de délocalisation.

À la Roche-sur-Yon aussi la mondialisation provoque des remous. Certes, ce n'est pas Seattle, ni Gênes, mais au moins 1 500 salariés de Brandt ont manifesté en janvier dans les rues de la paisible préfecture vendéenne pour protester contre les effets de la globalisation. Les offres de rachat du fabricant d'électroménager par le turc Arcelik Beko, l'italien Candy, ou l'américain Whirlpool inquiétaient le personnel, dont la préférence allait à l'association de l'israélien Elco et de l'espagnol Fagor. Moins préjudiciable pour l'emploi en France, cette dernière offre a été finalement retenue par le tribunal de commerce.

Tandis que pros et anti s'affrontent par tribunes interposées, la mondialisation de l'économie s'est largement imposée dans la vie des salariés. Sans qu'ils n'aient eu leur mot à dire. Ni d'ailleurs le choix. Être les meilleures sur le marché mondial ou disparaître est devenu le leitmotiv des entreprises. Le mouvement s'est fortement accéléré avec la vague de fusions qui a donné naissance à des conglomérats multinationaux. Les salariés connaissent par cœur le coût de fabrication d'un micro-ondes en Corée, vivent au rythme de restructurations permanentes en vue d'atteindre l'organisation optimale. Des pans entiers de la vie d'une entreprise se déroulent hors des frontières, et l'emploi se délocalise. Une firme française peut ainsi déposer son argent au Luxembourg, construire ses usines au Brésil, installer ses bureaux à New York, élaborer sa politique commerciale en Allemagne et vendre ses produits sur les marchés américains. Bienvenue dans la Worldwide Company !

Dans ces conditions, il devient de plus en plus difficile de savoir qui décide et où. Une minorité de cadres de haut niveau ou d'experts pointus, globe-trotteurs de surcroît, tirent leur épingle du jeu. Financiers ou ingénieurs en nouvelles technologies, souvent bardés de MBA anglo-saxons, ces stars payées à coups de bonus et de stock-options, surfent avec aisance sur un marché du travail planétaire. Les équipes dirigeantes brassent de plus en plus de nationalités différentes avec le souci de créer désormais une culture d'entreprise mondiale. « We are all employees », scande Christine Morin-Postel, directrice générale adjointe de Suez, chargée des ressources humaines. Afin d'être reconnues, les entreprises ont abandonné leur nom d'origine pour un autre facilement prononçable par leurs clients. Enterrés BSN, Thomson-CSF ou la Générale des eaux, désormais rebaptisés Danone, Thales et Vivendi. L'anglais est devenu la deuxième langue de travail. Dans le hall d'entrée du groupe d'ingénierie pétrolière Technip-Coflexip à la Défense, le visiteur peut lire un message uniquement rédigé dans la langue de Rockefeller. Daniel Valot, le P-DG français, y vante les performances de la société qu'il dirige. Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas. Les investisseurs valent bien le sacrifice de l'exception culturelle française.

Fini la relation classique patron-salariés

Les patrons ont désormais les yeux de Chimène pour des actionnaires que les salariés ont davantage de chance de voir sur le plateau d'une chaîne de télévision que dans une réunion du comité d'entreprise. « Nous sommes passés d'une relation classique entre un patron et ses salariés à un jeu à trois où l'actionnaire se taille la part du lion », explique Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT. Le capital de ces groupes est détenu par des investisseurs de plusieurs nationalités. Environ 36 % de la capitalisation boursière française est entre les mains des gestionnaires de fonds étrangers. Dans plusieurs grandes entreprises, la part de capital franco-français est devenue minoritaire.

Ainsi, 78 % des actionnaires de TotalFinaElf, 60 % de ceux d'Aventis, 55 % chez Alstom et 52 % à Vivendi Universal sont étrangers. La gestion de ces entreprises françaises passe sous la coupe des normes en vigueur sur les marchés financiers anglo-saxons avec une exigence toujours plus forte d'amélioration de la rentabilité financière et, partant, un souci permanent d'abaissement du coût de la main-d'œuvre.

C'est pour rester dans la course et éviter de se faire manger par la concurrence que Serge Tchuruk, le P-DG d'Alcatel, a – en juin 2001 lors d'un colloque aux États-Unis – annoncé l'abandon de ses usines au profit de sous-traitants canadiens ou singapouriens. « Nous assistons à une banalisation du pays France, estime Jean-Claude Bobillon, délégué CGC central de Schneider Electric, qui réalise plus de 70 % de son chiffre d'affaires à l'étranger. Depuis cinq ans, tous les ans nous perdons entre 400 et 500 emplois dans l'Hexagone alors que le groupe ne cesse de gonfler ses effectifs ailleurs dans le monde. » Cette mondialisation fait craindre pour l'emploi des ouvriers et employés, mais elle inquiète aussi les cadres. Dans un sondage réalisé en novembre 2001 par CSA pour l'Union des cadres CFDT, 78 % des personnes interrogées estimaient que « la mondialisation accroît les inégalités en ne profitant qu'à certains ». La résistance s'organise avec l'émergence sur la scène de nouveaux acteurs, associations et ONG. Quant aux syndicats, peu habitués à militer hors de leur pré carré, ils commencent, notamment via les comités d'entreprise européens, à se structurer pour qu'émerge une mondialisation respectueuse de l'emploi et des droits des salariés. Pour ces derniers, la vie quotidienne a, en tout cas, bien changé…

« Je ne sais plus qui est mon patron »

« C'est vraiment désobligeant de donner l'ordre de déposer le bilan quand on se trouve sous les cocotiers. » Christophe Corbel, président de Sofrer, la filiale française du groupe de télécommunications britannique SpectraSite, n'a toujours pas digéré les manières cavalières de son P-DG. Fin juillet 2001, en vacances à Phuket, jolie station balnéaire thaïlandaise, Adam Lazard a décidé, sans doute entre les raviolis thaïs et l'alcool de mei kui lu, d'en finir avec les 865 salariés du site de Nanterre. Par simple fax envoyé depuis son hôtel, ce P-DG qui avait repris l'entreprise française un mois plus tôt a ordonné le dépôt de bilan. Un procédé qui n'est pas sans rappeler l'affaire Marks & Spencer : à une annonce en face à face, plus courageuse mais plus délicate, le siège londonien avait préféré l'anonymat de l'e-mail pour informer les salariés de la fermeture de tous les magasins d'Europe continentale.

Certains grands groupes internationaux n'ont plus ni l'art ni la manière de s'adresser à leurs filiales étrangères. Mais, au-delà, la mondialisation aboutit à un phénomène inquiétant : la difficulté croissante des troupes à communiquer avec un big boss de plus en plus éloigné géographiquement. Depuis qu'il a installé son siège à New York, Jean-Marie Messier n'est plus pour les salariés de Vivendi qu'un grand patron qui passe à la télé et dans Paris Match. Au quotidien, l'éclatement des sites complique les réunions. Président du développement stratégique pour l'Europe au sein du cabinet américain Drake Beam Morin (DBM), Jacques Eliard travaille depuis Paris. Le patron dont il dépend est à Sydney et ils se rencontrent tous les deux mois à New York et à Hongkong.

Des décisions de plus en plus centralisées

Conséquence inéluctable de cette internationalisation, les décisions stratégiques deviennent de plus en plus centralisées. Et les grandes orientations prises par les boards confèrent souvent aux filiales un rôle de simples exécutantes. « Avec une marge de manœuvre et une autonomie plus ou moins importantes, nuance Friedemann Lutz, consultant du cabinet Orga Kienbaum et spécialiste du management interculturel. Car si un siège ne prend pas en compte le marché et les spécificités locales, il va droit dans le mur. » Tout dépend du secteur d'activité. Le rapport de force n'est pas tout à fait le même si la filiale fabrique de l'électroménager à bas prix, assure le ramassage des ordures ménagères ou propose des services financiers…

En dépit du discours fédérateur des sièges internationaux, toujours soucieux d'une « culture commune » et d'une « grande transparence », bon nombre de salariés ballottés par les rachats et autres fusions, filialisés à l'envi, ne savent plus à quel saint se vouer. En clair, qui est le patron, qui décide et vers qui se tourner en cas de pépin ? Le feuilleton rocambolesque des trois sites de production lorrains de Daewoo illustre ce casse-tête. Il y a deux ans, le groupe sud-coréen fait faillite. La Comco, un organisme d'État, reprend le flambeau en juin 2000 et s'engage à éponger les dettes de Daewoo, partout dans le monde. « Mais pas chez nous, explique Karl Tutavae, délégué syndical CFDT sur le site de Fameck qui assemble des téléviseurs. Et nos trois sites sont en déficit. La maison mère, qui gère la trésorerie depuis la Corée, n'injecte plus un sou. C'est le chaos total. » À l'usine Mont-Saint-Martin, qui produit des tubes cathodiques et emploie plus de 540 salariés, le P-DG, Hee Chul Moon, démissionnaire depuis fin décembre, ne paie plus les cotisations sociales depuis longtemps et doit la bagatelle de 1,83 million d'euros, notamment à l'Urssaf.

Les salariés craignent un plan social, pis, un dépôt de bilan. Et ne veulent pas terminer « comme les Moulinex et les Bata ». Les syndicats, qui n'ont pas les moyens de s'offrir un billet d'avion pour la Corée, en sont réduits à se tourner vers le conseil général de Meurthe-et-Moselle et vers Gérard Longuet, le président du conseil régional de Lorraine, qui avait âprement défendu et favorisé financièrement l'installation de Daewoo en 1993.

Avant même que la situation ne prenne un tour dramatique, le simple fait de travailler pour un patron étranger avait révélé beaucoup d'obstacles d'ordre culturel. « Nos dirigeants sud-coréens en France ne parlent qu'anglais, explique Karl Tutavae, qui se débrouille un peu dans la langue de Shakespeare. Le management est très autoritaire et si on n'entre pas dans le moule, on va au-devant de gros problèmes. »

Ces changements de propriétaire induisent inévitablement de nouvelles méthodes de travail. Autrefois dans le giron du groupe Air France, les hôtels Méridien ont successivement été rachetés par Forte, un groupe britannique, puis, récemment, par une banque japonaise. « Notre nouveau patron est allemand, explique Camille, qui travaille au service des réservations à Paris. Il a fait la tournée des popotes, offert une rose à toutes les femmes des hôtels. Ça faisait très show à l'américaine. Ensuite il a réuni les managers et, là, le discours s'est fortement axé sur les chiffres avec une politique beaucoup plus centralisée. »

Le même badge, de Bangkok à New York

Depuis décembre, les vendeurs ne sont plus censés décrocher des contrats uniquement pour les hôtels de leurs pays respectifs. « Si un client souhaite organiser un séminaire à Paris et qu'il n'y a plus de place, je dois transférer par Internet sa demande vers d'autres hôtels du monde entier. Et si la proposition est acceptée, je touche 3 % du chiffre d'affaires de l'événement. » Sur le papier, Camille trouve la carotte séduisante mais, dans la pratique, elle en redoute les effets pervers.

« D'abord, cela signifie beaucoup plus de boulot. Ensuite, tous n'auront pas les mêmes chances. Il est plus facile d'orienter un client qui souhaite Nice en premier choix vers des villes comme Juan-les-Pins, à quelques kilomètres de là, ou même Paris, que l'inverse. Quelqu'un qui veut vraiment la capitale sera beaucoup plus difficile à convaincre. Du coup, certains vont voir leur rémunération fixe stagner et d'autres vont toucher le pactole. » Le système entièrement sur réseau fait également craindre aux vendeurs un certain flicage. « De son PC, à Londres, notre patron peut savoir dans la seconde si on a bien transféré les demandes. » Autre conséquence, plus anecdotique, de Bangkok à New York, le personnel des hôtels doit désormais arborer un badge avec, inscrit en français, pour la french touch, « oui, mon plaisir », traduction plus que littérale de yes, my pleasure.

Plus les groupes s'internationalisent, plus les équipes éprouvent de difficultés à travailler ensemble. « Lorsque des capitalistes chinois rachètent des activités de haute technologie en Europe, qu'ils délocalisent la production en Chine mais maintiennent le développement sur le Vieux Continent, on peut très vite arriver à des malentendus, note Marc Raynaud, directeur associé d'Intercultural Management. Dans ces cas de plus en plus fréquents, on aide les uns et les autres à mieux se connaître et à comprendre ce qui les différencie avant de commencer à travailler sur un produit. »

Pour ce consultant, la notion même de décision varie selon la culture. « Prenez la fusion Volvo-Renault VI/Mack, qui voit s'affronter trois logiques différentes. Pour un Suédois, il faut consulter longuement, parvenir à un consensus avant de prendre une décision irréversible. Le Français attend de son patron qu'il en propose une. On en discute largement et ensuite on accepte. La seule vraie décision qui compte pour un Américain est celle qui sera appliquée aujourd'hui. Pour éviter de froisser les uns et les autres, il est nécessaire de se mettre d'accord sur un mode de fonctionnement », poursuit-il. Dans un contexte où les salariés, et plus seulement les expatriés, sont de plus en plus confrontés à des clients, voire à des dirigeants étrangers, les déconvenues et les surprises ne vont pas manquer.

« Mon emploi risque de partir à l'autre bout du monde »

La Roumanie, c'est à la fois si loin et tellement proche. Ce pays de l'ancien bloc soviétique a brusquement fait irruption en l'an 2000 dans la vie des 380 salariés de Gep Industries, à Saint-Germain-sur-Moine, en Maine-et-Loire, quand ce fabricant de chaussures de moyenne gamme a délocalisé 150 emplois vers ce nouvel eldorado. « On nous a expliqué que c'était une question de survie dans un espace global de compétition », rapporte Jean-Luc Poirier, délégué CGT de Gep Industries et au bureau de la Fédération du textile. Difficile de soutenir la comparaison : alors qu'un ouvrier roumain travaille six jours par semaine pour un salaire mensuel de 115 euros, son homologue français gagne… 1 143 euros, en ne travaillant que cinq jours. Pas étonnant si les délocalisations dans la chaussure ont atteint des pics voisins de 75 %. « Dans un métier aux conditions déjà difficiles, la pression psychologique s'est encore accrue, poursuit Jean-Luc Poirier. Au moment du passage aux 35 heures, les directions n'ont pas cessé d'invoquer ce risque. »

Ces menaces de délocalisation ne sont pas vraiment nouvelles. Depuis vingt ans, le textile a déserté l'Europe pour rejoindre les pays à bas salaires. Mais alors que seules les activités de production à faible valeur ajoutée semblaient jusqu'à présent concernées, désormais toute activité sans contact direct avec le client est virtuellement délocalisable. « Au cours des dernières années, les pratiques des entreprises ont mis un terme à des chimères comme l'excellence d'un produit », explique Abdel Benchabbi, expert-comptable et responsable du cabinet de conseil Audifinance. Dans la chimie, les investissements se déplacent massivement vers l'Asie. Le personnel de l'usine Great Lakes Chemical de Catenoy, dans l'Oise, est aux abois. Les 105 salariés sont les seuls survivants d'un effectif qui, il y a quatre ans, s'élevait à 320 personnes. Malgré un plan social drastique en 1998, le groupe américain a fermé fin 2001 le site de Persan-Beaumont, dans le Val-d'Oise, pour transférer la production en Corée. « La direction nous a montré un graphique mettant en balance les coûts horaires et le nombre d'heures travaillées, explique Patrick Testard, secrétaire CGT du comité d'entreprise. Une démonstration implacable. Aujourd'hui, nos collègues de Catenoy sont dans la même situation, sauf que la menace vient d'Arabie saoudite. »

Même le conseil n'est pas épargné

Les métiers à forte matière grise ne sont plus à l'abri. Le groupe français de conseil informatique Valtech vient d'annoncer le transfert d'un segment de ses travaux de développement en Inde. Même l'outplacement est concerné. « Une partie de nos services peuvent aujourd'hui être dispensés sur le Web, explique Jacques Eliard, vice-président du cabinet de conseil en management Drake Beam Morin. À la place d'un consultant installé aux Champs-Élysées, le client peut très bien avoir un interlocuteur dans une tour de Montréal. La mondialisation met une forte pression sur les coûts et nous oblige à innover. » Faire en permanence la preuve de sa compétitivité est un exercice que les salariés français de Bayer vont devoir apprendre à pratiquer. « Si l'on ne réorganise pas aujourd'hui, ce ne sont pas 50 emplois qui seront touchés, mais dix fois plus. Voilà le discours que notre direction nous tient, indique Patrick Dameli, délégué syndical FO. Nous travaillons avec un sentiment d'insécurité que nous n'avions pas imaginé chez Bayer, mais tous nos concurrents sont déjà passés par là. » Aujourd'hui, les assistants commerciaux font leur valise pour l'Allemagne, les comptables pour l'Espagne. Les services généraux, qui restent, se sentent particulièrement exposés. « Il plane plus que jamais un risque de sous-traitance si nous ne parvenons pas à baisser les coûts. »

L'externalisation n'est souvent qu'une première étape. « Dans l'automobile, souligne Pascal Nonat, chargé de l'Europe à la Fédération CGT de la métallurgie, l'activité de câblage a d'abord été confiée à des prestataires extérieurs qui ont ensuite déménagé la fabrication à l'étranger. » Présenté comme une fatalité par les entreprises, ce mouvement de délocalisation a des conséquences dévastatrices sur le moral des troupes encore en place. Dans le Choletais, deux PME de la chaussure ont fusionné à la fin de 2001. Pour 50 suppressions d'emplois, on a recensé… 84 demandes de départ volontaire. « À force de s'entendre dire que la production de la chaussure en Europe est fichue, explique Jean-Luc Poirier, de la Fédération CGT du textile, les salariés ont quasiment fait le deuil de leur travail. »

« Mon syndicat se met à l'heure de la mondialisation »

C'est un message reçu par courrier électronique qui leur a mis la puce à l'oreille. Sur leur site Internet, des cadres syndiqués à la CGT de Technip-Coflexip, un groupe spécialisé dans l'ingénierie de plates-formes pétrolières, découvrent une lettre de l'American Federation of Labour-Congress of Industrial Organizations (l'AFL-CIO). Ce fer de lance du mouvement syndical outre-Atlantique alerte ses homologues français sur la situation de salariés travaillant sur un site appartenant à Technip-Coflexip dans le golfe du Mexique : emploi précaire généralisé, nombreux accidents du travail, rémunérations inférieures à celles en vigueur dans la profession et la région, absence de congés payés, assurance maladie pratiquement inexistante, système de retraite soumis à une condition d'ancienneté rarement atteinte… « Nous avons été stupéfaits d'apprendre qu'il n'existe aucun statut social sur les chantiers du groupe aux États-Unis », explique Yann Le Vot, responsable de la section syndicale Ugict CGT de Technip-Coflexip. Tract distribué aux salariés du siège, courrier adressé à Daniel Valot, le patron de Technip-Coflexip : les syndicalistes prennent la défense de leurs collègues américains.

Le business n'est pas la seule activité qui s'affranchisse des frontières, la contestation aussi. « Dans les années 60, les initiatives pour faire se rencontrer des syndicats d'entreprise dans des sociétés transnationales n'ont pas véritablement fonctionné, précise Joël Decaillon, responsable du secteur Europe de la CGT. Aujourd'hui, le contexte est différent. » Et les échanges entre syndicats se multiplient. L'AFL-CIO, encore elle, a saisi la CGT pour des pratiques antisyndicales dans les unités américaines du groupe de restauration Sodexho. À la fin de l'année 2001, des représentants CFDT, CGT et FO des enseignes de Pinault-Printemps-Redoute se sont rendus à Indianapolis pour rencontrer la direction ainsi que 150 salariés de Brylane, la filiale américaine du pôle vente à distance du groupe français. « Il s'agissait d'apprécier sur le terrain la situation de salariés qui se plaignaient d'une répression antisyndicale, explique un représentant de la délégation française. Ce que nous avons effectivement constaté. » Autre exemple, les fédérations françaises CFDT et FO Chimie ont demandé à rencontrer Jean-Louis Beffa, le patron de Saint-Gobain, après avoir été prévenus de cas de harcèlement antisyndical aux États-Unis.

Le boycott de Danone relayé par Attac

Parallèlement à cette action syndicale transfrontalière, les multinationales sont devenues la cible des divers mouvements hostiles à la mondialisation. En France, l'annonce de plans sociaux chez Michelin et le projet de restructuration des usines LU de Danone ont marqué un tournant. L'appel au boycott lancé par des syndicats des usines d'Évry du géant de l'agroalimentaire a été relayé par l'association antimondialiste Attac. Une méthode très répandue dans les pays anglo-saxons mais qui n'avait jamais jusque-là rencontré d'écho favorable en France. « Ce conflit avait une dimension pédagogique, explique un membre d'Attac, c'était l'occasion de montrer à l'opinion la mainmise de l'actionnariat et l'ancrage de ces fleurons français dans le champ de la mondialisation. Peu importe si le boycott n'a pas eu d'effet concret, l'objectif symbolique a été atteint. »

Cet épisode a été vécu comme une menace par les dirigeants des multinationales de l'Hexagone. À commencer par Danone, qui a mis sur pied un service baptisé public affairs pour faire du lobbying auprès des acteurs sociaux et politiques. L'Observatoire social de Suez a été chargé de faire des propositions pour assister les entreprises internationales face au risque de déstabilisation que créent les mouvements antimondialisation.

En outre, si le sommet de Seattle a révélé une véritable structuration de la contestation dans le monde anglo-saxon, le Vieux Continent n'est plus en reste avec des euromanifestations qui attirent de plus en plus de monde. Après Nice, en décembre 2000, où 40 centrales syndicales représentant 26 pays différents ont défilé en marge du sommet des Quinze pour défendre un modèle social européen face à la mondialisation, entre 80 000 et 100 000 personnes ont manifesté en décembre 2001 dans les rues de Bruxelles, à l'appel de la Confédération européenne des syndicats (CES).

Mais les multinationales sont plus directement concernées par la contestation qui s'organise, depuis l'affaire Vilvorde, à partir des comités d'entreprise européens, la seule instance transnationale au sein de ces groupes à dimension mondiale. Avec des slogans traduits en allemand, en espagnol et en italien, les salariés d'Alcatel avaient déjà protesté en 1999 contre les suppressions d'emplois dans le groupe. À cette même époque, les syndicalistes allemands ont apporté leur soutien à leurs homologues français pour les appuyer dans la négociation des 35 heures, alors qu'outre-Rhin les salariés bénéficiaient déjà de la réduction du temps de travail.

Les comités européens sont également à l'origine de chartes recensant un certain nombre de principes sociaux que les multinationales s'engagent à respecter partout où elles sont implantées. Air France a ainsi adopté un texte de bonne conduite sociale à l'intention de ses 56 000 collaborateurs dans le monde entier. L'étape suivante sera la mise sur pied d'un système de veille destiné à alerter la direction de la compagnie sur le moindre écart par rapport aux 12 principes énoncés. « Il s'agit de faire des multinationales des modèles de développement vertueux, souligne Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT. Lorsqu'on sait que Carrefour, par exemple, est le premier employeur privé d'un pays comme l'Argentine, l'enjeu est capital. »

Un obstacle d'ordre financier

La CFDT mène aujourd'hui campagne pour l'amélioration des droits sociaux dans le monde. À la fin de l'année 2001, en pleine période des achats de Noël, le syndicat français a appelé les consommateurs et ses adhérents à signer une pétition. Objectif ? Faire pression sur les distributeurs de jouets pour qu'ils s'engagent à imposer un code de bonne conduite à leurs fournisseurs, notamment asiatiques, afin que des normes sociales minimales soient respectées. « Si les syndicats français étaient encore un peu à la traîne par rapport aux enjeux de la mondialisation, reconnaît un représentant d'Attac, ils ont aujourd'hui rattrapé leur retard. »

L'obstacle majeur qui se dresse devant les organisations syndicales est d'ordre financier. « Coûts de traduction, frais de déplacement à l'étranger, la mondialisation pèse lourd dans nos budgets, constate Joël Decaillon. Il faut donner aux syndicats les moyens d'assurer une mission désormais internationale. » Impossible pour la CGT de Technip-Coflexip d'organiser un voyage aux États-Unis, ni même dans les filiales allemandes et italiennes. « Comment s'assurer que le groupe applique les normes sociales de base ou les législations sociales ? s'interroge Yann Le Vot, délégué syndical. Nous avons écrit au P-DG pour demander la création d'un comité européen, mais nous n'avons pas eu de réponse. » Certains groupes sont allés au-delà des obligations légales en créant des instances de représentation du personnel au niveau mondial. Après SKF, Ericsson, Volkswagen, Renault est la première entreprise française à se doter d'un comité de groupe mondial qui se substitue au comité de groupe et au CE européen. Des représentants brésiliens, argentins, roumains et bientôt coréens y participeront. Doté d'un budget de 68 600 euros, le bureau du comité pourra utiliser l'intranet du constructeur.

« Je parle anglais ou je décroche »

« Anglais courant exigé ». Il y a encore deux ans, cette mention anodine dans les offres d'emploi n'aurait jamais fait reculer un candidat, quand bien même ses connaissances se seraient limitées à déchiffrer le menu d'un restaurant à l'étranger. Elle est pourtant devenue rédhibitoire. Cette année, afin de pouvoir être embauchée chez Renault, Marie a dû franchir un obstacle de taille : obtenir 750 points au Toïc, un test de langue anglaise équivalant au fameux Toeffl. « Depuis 1999, c'est un critère de recrutement obligatoire pour les cadres. J'étais intérimaire et je voulais vraiment le poste. J'ai suivi deux mois de cours d'anglais à plein temps avant de passer l'épreuve. » Ce passeport commence déjà à lui servir. « Depuis le rapprochement avec Nissan, beaucoup de Japonais assistent aux réunions, les visioconférences sont en anglais et nous recevons de plus en plus de documents de travail d'Argentine, du Brésil ou d'ailleurs qui ne sont plus traduits en français. » Chez Renault, la formation a mis le paquet sur l'anglais. Remise à niveau pour les cadres mais aussi pour tous les techniciens, opérateurs, assistantes… désireux de se perfectionner.

Déjà largement pratiqué dans le monde des affaires, dopé par la mondialisation, l'anglais est devenu la lingua franca. Sous la houlette de Serge Tchuruk, tous les documents et notes de synthèse d'Alcatel sont diffusés en anglais. Il y a moins de dix ans, le groupe Technip comptait douze traducteurs ; il n'en reste plus qu'un. Lors d'une récente conférence de presse à Paris devant un parterre de journalistes français, Henri de Castries, le P-DG d'Axa, a tenu à s'exprimer en anglais. Quel que soit son poste, difficile de rester franco-français. « Auparavant, les entreprises nous sollicitaient pour former en priorité les cadres, analyse Steve Antalis, le responsable de la division corporate du Wall Street Institute à Paris. Désormais, on forme les opérateurs chez Dassault Aviation ou les commerciaux chez France Télécom… De plus en plus de catégories de personnel sont appelées à échanger par téléphone ou Internet avec des clients ou des fournisseurs étrangers. Et, depuis un an, les sociétés veulent vraiment un retour sur investissement. Elles ne se bornent plus à acheter des heures. »

Chez Maxell France, Laurent Poinas, le directeur général, dialogue en anglais avec son P-DG japonais basé à Londres. « Hormis pour le directeur financier et le directeur des ventes qui assistent aux réunions en Grande-Bretagne, l'anglais ne revêt pas un caractère obligatoire. Chez Maxell France, tout est retraduit en français et on continue à le pratiquer avec nos forces de vente. Il n'y a pas de dérapage », nuance ce DG qui avoue toutefois que l'anglais est devenu un point de passage obligé pour les salariés souhaitant évoluer. Car tout le danger est là. Une fracture est en passe de se dessiner entre ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas. Selon une étude de la Commission européenne, 41 % de la population de l'Union parle anglais, mais seulement 29 % le pratique suffisamment bien pour tenir une conversation. « De plus en plus de salariés viennent nous voir sans que leur entreprise le sache. Ils ne veulent pas montrer que leur niveau est faible. Sans compter que la pratique de l'anglais est parfois prise en compte dans les primes », remarque Steve Antalis. Martine, la cinquantaine, a fait les frais de sa réticence à se replonger dans ses cours d'anglais. Experte-comptable dans une PME rachetée par un groupe anglais, elle a été licenciée. Parmi les motifs invoqués, son incapacité à comprendre les documents comptables en anglais et son refus de suivre la formation proposée.

Meilleurs vœux and wishes you…

D'autant que le niveau exigé a tendance à s'élever. Même si un grand nombre de salariés se contentent d'un sabir euro-english, mieux vaut savoir réagir vite dans un monde des affaires où tout se joue au dixième de seconde et où les nuances prennent toute leur importance. Filiale du raffineur américain Arco, Multipur (une PME spécialisée dans les polymères et installée à Villers-Saint-Paul) est rachetée en 2000 par l'allemand Bayer qui rapatrie le procédé industriel à Leverkusen, ferme le site et propose aux 51 salariés français de s'expatrier en Allemagne. Pour éviter de négocier le plan social dans un anglais approximatif avec le patron et le DRH, tous deux anglais, Multipur a obtenu un traducteur.

Seule à tirer son épingle du jeu, une élite bilingue, voire binationale, extrêmement mobile et appelée à occuper des postes à forte responsabilité, est en train d'émerger. « L'anglais est un facteur clé dans le recrutement des profils qui vont être capables de mener des missions à l'étranger, relève Metin Mitchell, le directeur gallo-turc du cabinet de recrutement Korn Ferry France. Même s'il est devancé par les qualités d'adaptabilité et l'envie des candidats de travailler à l'étranger. » Les grandes écoles, elles aussi touchées par la mondialisation et concurrencées par les MBA américains, ont compris le message. Elles internationalisent leurs cours, de plus en plus souvent dispensés en anglais, favorisent les partenariats avec des universités du monde entier et encouragent la mobilité des étudiants. N'en déplaise aux amoureux de la langue, l'anglais envahit les entreprises et les discours. Œcuménique, dans sa carte de vœux, François Roussely, P-DG d'EDF, « vous présente ses meilleurs vœux and wishes you an energetic New Year 2002… »

« Ma DRH est globale »

Les nostalgiques des sièges à la française en sont pour leurs frais. Avec la mondialisation, les maisons mères ne veulent plus dire grand-chose et installent volontiers leurs quartiers à l'étranger. Au gré des fusions et dans un souci de cohérence, Suez, qui réalise 75 % de son chiffre d'affaires à l'étranger, se divise aujourd'hui en trois pôles géographiques : Chicago, Bruxelles et Paris. « Le pays France est considéré comme une filiale parmi d'autres », souligne Christine Morin-Postel, directrice générale adjointe, chargée des ressources humaines au sein du groupe. Cette directrice globe-trotteuse quadrilingue s'est d'ailleurs attachée à sortir des schémas à la française pour puiser en matière de ressources humaines ce qu'il y avait de plus intéressant dans chaque pays. Pour ensuite l'appliquer de manière globale à l'ensemble des 190 000 salariés du groupe, dont « seulement » 57 000 Français. Côté recrutement, Christine Morin-Postel a ainsi importé de Belgique et des États-Unis les centres d'évaluation des compétences – assessment centers – qui permettent de juger les candidats en situation de travail. La tendance est à l'harmonisation des politiques RH. Une évolution qui suit les différentes étapes de la mondialisation. Explication d'Alain Py, DRH de la Société générale : « Nous sommes passés de l'internationalisation, grande époque des expatriés français, à la multinationalisation, où l'on raisonnait en termes de melting-pot, des équipes de différentes nationalités travaillant ensemble, pour enfin aboutir à la globalisation, les métiers étant organisés sur des lignes mondiales et non plus géographiques. » Les entreprises recherchent une logique de hub la plus économique possible et veulent the right man at the right place. Du coup, les grands groupes courent après les cadres « à haut potentiel » et autres experts très recherchés.

Les CV des managers de 42 pays sur SAP

Grands bénéficiaires de la mondialisation, ces derniers sont de plus en plus gérés dans des banques de données centralisées. Chez Clariant, géant suisse de la chimie (ex-Sandoz qui a racheté une partie des activités de Hoechst), une plate-forme SAP au doux nom de Chris centralise les CV des managers présents dans 42 pays. « Cela permet aux ressources humaines d'être beaucoup plus réactives et de ne plus laisser partir à la concurrence de très bons candidats oubliés en Argentine ou en Thaïlande, souligne un cadre supérieur qui a fait plus de vingt ans de sa carrière à l'étranger. La mobilité est favorisée et la plupart des cadres comprennent que le système joue en leur faveur. Cela supprime même certains favoritismes. La direction voudrait étendre le système aux autres catégories de personnel mais, pour l'heure, les syndicats souhaitent davantage de garanties. » Aucun secteur RH n'échappe à la standardisation. Kodak, qui s'est lancé il y a trois ans dans un système de gestion mondiale des ressources humaines, n'a plus recours qu'à une seule formation à la vente pour l'ensemble de ses commerciaux dans le monde. Cela génère des effets de volume colossaux et une économie de 50 % sur les coûts. Quant à l'évaluation des salariés, elle est aussi normalisée afin de favoriser la comparaison des performances d'un pays à l'autre.

Et l'individualisation à l'anglo-saxonne s'impose partout. La plupart des cadres et, progressivement toutes les catégories de salariés, voient la part de leur rémunération variable augmenter avec l'arsenal des stock-options, bonus et autres primes. Quant aux plans d'actionnariat salarié, ils deviennent mondiaux. Comme chez Vivendi ou Suez. « Notre fonds d'épargne salariale baptisé Spring a été adapté à la législation fiscale de chaque pays. Il enregistre déjà 65 000 souscriptions », observe Christine Morin-Postel. Néanmoins, il ne faut pas compter sur la globalisation pour gommer les inégalités de rémunération qui existent, d'un pays à l'autre, au sein des firmes multinationales.

Mieux vaut être salarié européen…
En cas de conflit, le recours est plus simple si l'entreprise a son siège en Europe

Marie-Ange Morean, professeur à l'Institut de droit des affaires, université Aix-Marseille III.

Un salarié français employé par une société britannique, expatrié en Afrique du Sud et doté d'un contrat de travail local entre en conflit avec son employeur. Vers qui se retourne-t-il ?

Des cas d'école de ce type, juristes et avocats en ont plein les tiroirs. « La mondialisation complique la donne, reconnaît Marie-Ange Moreau, professeur de droit social international à l'université d'Aix-en-Provence. Mais les règles de droit international sont bien balisées et la protection des travailleurs, en Europe, est excellente. Il suffit que l'employeur soit domicilié dans l'Union européenne pour que le salarié puisse saisir le juge le plus proche de chez lui. »

Sans compter que les législations ont vocation à être harmonisées, que les comités européens prennent de plus en plus d'ampleur et que, sous la pression des critères de responsabilité sociale, les grands groupes édictent des codes de conduite de portée internationale. À l'instar de Danone qui s'engage, au niveau européen, à respecter les mêmes règles sociales qu'en France. Les situations se corsent lorsque des collaborateurs sont recrutés sous contrat local par une société colombienne, libanaise, voire taïwanaise… Cela étant, les conflits individuels provoquent peu de contentieux. Les différends se règlent le plus souvent par transaction.

« Les enjeux sont beaucoup plus forts sur le terrain du collectif et dépassent le cadre européen », confirme Rachid Brihi, avocat du cabinet Grumbach qui a notamment défendu les salariés de Renault Vilvorde et de l'américain Otis.

Ce dernier, qui avait décidé outre-Atlantique une réorganisation de ses régions commerciales en Europe a vu sa stratégie retoquée par le tribunal de grande instance de Nanterre (où se trouve le siège d'Otis Europe), l'information-consultation du comité d'entreprise n'ayant pas été régulière. « C'est un petit pas, mais un pas en avant », souligne l'avocat.

Auteur

  • Sandrine Foulon, Frédéric Rey