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Vie des entreprises

Le donnant-donnant des clauses de dédit formation

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.01.2002 | Sarah Delattre

Pilotes de ligne, consultants, ouvriers de l'automobile, de plus en plus de salariés doivent signer une clause de dédit formation. Principe : l'employeur qui paie une formation qualifiante à un collaborateur peut exiger que ce dernier reste un certain temps, sauf à dédommager l'entreprise. Mais le Code du travail et la jurisprudence veillent aux abus.

C'est un véritable coup de massue qu'a reçu Dominique au début de l'année 2001. Le 26 février dernier, cet ancien pilote d'Air Littoral a été condamné par la cour d'appel de Montpellier à verser plus de 86 000 francs à son ex-employeur. Motif ? Ce navigant n'a pas respecté la clause de dédit formation figurant dans l'avenant au contrat de travail qu'il avait signé en décembre 1995, après avoir bénéficié d'une formation de commandant de bord. Facture pour la compagnie : 261 000 francs ! En contrepartie, Dominique s'était engagé à rester trois ans au minimum chez Air Littoral. Comme il a démissionné à peine deux ans plus tard, la compagnie a fait valoir son bon droit. Car une entreprise qui finance une formation longue et coûteuse peut, en retour, demander à un salarié de rester en place pendant un certain nombre d'années. Faute de quoi ce dernier est tenu de rembourser tout ou partie de la formation reçue. « Les entreprises veulent ainsi se protéger des salariés mercenaires qui, après avoir décroché une nouvelle qualification, s'en vont la vendre à l'extérieur », explique Joël Colbeaux, avocat chez Grand, Auzas et Associés, à Paris.

Dans l'aéronautique, Air Littoral n'est pas la seule compagnie à faire signer ce genre de clauses. « Quand un pilote intègre notre compagnie, nous lui faisons suivre plusieurs stages correspondant à différents types d'avions, explique Philippe Dandrieux, secrétaire général de la compagnie aérienne Corse Méditerranée. Une formation sur ATR, par exemple, peut coûter jusqu'à 300 000 francs. Certains pilotes sont tentés de se faire la main chez nous pour viser ensuite des compagnies plus prestigieuses. » Même Air France, qui se targue d'un turnover proche de zéro, verrouille les formations de ses pilotes. « Sur les Concorde ou Boeing 747, les qualifications peuvent avoisiner les 700 000 francs, explique Yves Brian, directeur du service central de formation. Aucune compagnie ne peut se permettre de dépenser une telle somme sans prendre un minimum de précautions. Tous les trois ans environ, notre flotte s'enrichit de nouveaux appareils, ce qui amène les pilotes à suivre une nouvelle formation. À chaque fois, le règlement interne les engage pour au moins quatre ans. S'ils démissionnent deux ans après la fin du stage, ils devront nous rembourser la moitié du montant. »

Décourager les salariés volages

Cette pratique n'est pas l'apanage des compagnies aériennes. Dans le secteur tertiaire, notamment, les clauses de ce genre se multiplient. Le cabinet Deloitte & Touche y recourt ponctuellement pour des consultants préparant un MBA, une formation qui s'étale sur trois ans. Depuis quelques années, au Crédit mutuel de Bretagne, c'est devenu un réflexe : chaque fois qu'un salarié bénéficie d'une formation qualifiante d'un an ou deux, il signe un avenant à son contrat de travail. « Si l'un de nos collaborateurs suit, par exemple, un stage interne d'un an aux métiers de la gestion de portefeuille, nous lui demandons de rester trois ans chez nous, indique Louis Tanguy, responsable de la gestion des ressources humaines. S'il part l'année suivante, il nous rembourse la totalité de la formation, c'est-à-dire 60 000 francs. »

Dans l'informatique aussi, les entreprises tentent de décourager les collaborateurs volages. Pour suivre l'évolution technologique, elles investissent dans des formations pointues pour des salariés qui, sitôt formés, vont parfois monnayer ailleurs leurs nouvelles compétences. L'avenant au contrat de travail sert alors d'arme de dissuasion. Cap Gemini Ernst & Young France, le numéro un européen des services informatiques, se montre particulièrement vigilant sur les formations aux progiciels Oracle ou SAP, très demandées par les employeurs. Des modules qui s'étalent sur plusieurs semaines et coûtent plusieurs dizaines de milliers de francs. « Chez nous, les salariés signent une clause dès qu'ils suivent un stage ERP », témoigne Jean-Michel Rale, le DRH France. Mais la pénurie de main-d'œuvre ne concerne pas que les cols blancs. Techniciens et ouvriers de production sont devenus des denrées rares que les entreprises forment et tiennent à conserver.

C'est le cas dans la métallurgie. En février 2000, Delphi Automotive Systems, un fabricant de pompes hydrauliques de Strasbourg, a envoyé une trentaine d'ouvriers assembleurs suivre une formation d'usinage. « À l'origine, ils ne possédaient aucune qualification métallurgique. L'entreprise a donc décidé de miser sur une certification équivalant à un CAP », explique Philippe Arnaud, le DRH de Delphi. Craignant de se faire débaucher ses opérateurs avant même d'avoir récolté les fruits de leur formation, l'entreprise leur a fait signer une clause courant sur plus de deux ans et portant sur un montant de 17 000 francs. « Cette évolution ne me surprend pas, note Catherine Broussot-Morin, avocate en droit social au cabinet parisien Landwell. Les cadres ne sont plus les seuls hommes clés. Certains ouvriers ou employés détiennent des compétences essentielles. »

Gare aux recours abusifs !

Dans le Nord, à Valenciennes, le constructeur japonais Toyota est un fervent adepte du dédit formation. Ingénieurs, techniciens, opérateurs, tous les salariés en CDI, c'est-à-dire à peu près les trois quarts du personnel, sont concernés. « Quand l'entreprise s'est implantée dans le Valenciennois, elle s'est interrogée sur la pertinence de la clause de non-concurrence, dans un bassin d'emploi où peintres et carrossiers qualifiés ne sont pas légion, affirme Claude Boulle, vice-président de l'entreprise. Après avoir réfléchi, nous avons préféré envoyer un signal symbolique à nos salariés et faire reconnaître nos efforts en termes de formation. » Des pratiques qui font bondir les organisations syndicales.

La CGT s'apprête ainsi à défendre plusieurs dossiers devant les prud'hommes. « Il est scandaleux de demander à des ouvriers qui gagnent 6 700 francs par mois de payer 10 000 francs sous prétexte qu'ils ont reçu une formation anodine pour travailler à la chaîne », s'emporte Éric Pecqueur, délégué CGT. Même levée de boucliers chez Delphi Automotive Systems. « Avec ces clauses, les salariés se retrouvent mains et poings liés, s'indigne Gedik Metin, représentant syndical CGT. Or la plupart des ouvriers qui ont suivi une formation d'usinage n'ont pas vu leur quotidien transformé. Ils occupent le même poste. Leur salaire a tout juste augmenté d'un poil. » Mais les plaignants ne sont pas assurés de gagner la partie. Car, en cas de litige, les magistrats donnent souvent raison aux employeurs. En juin dernier, la Cour de cassation a condamné Vincent à verser plus de 26 000 francs à l'hôpital Foch de Suresnes, qui lui avait payé une spécialisation d'infirmier anesthésiste.

Mais gare aux recours abusifs ! Car le Code du travail et la jurisprudence ont défini un cadre d'application assez serré des clauses de dédit formation. Elles sont légales si les entreprises vont au-delà des dépenses de formation (1,5 % de la masse salariale) imposées par la loi. En revanche, elles ne peuvent en aucun cas porter sur des stages d'« adaptation ». Ce qui n'empêche pas certains employeurs d'exagérer. Dans l'informatique, des start-up ont même bardé de clauses de simples contrats de qualification, ce qui est expressément interdit par le Code du travail. D'autres entreprises les font jouer sur des formations financées en partie par un organisme paritaire ou par l'État.

La justice veille

Même Renault y perd son latin. Acheteur dans une division du groupe, Joaquim prend tous les jeudis, vendredis et samedis le chemin de la fac afin de préparer un DESS, entamé en mars 2000. En septembre de la même année, il reçoit une lettre de sa direction l'invitant à signer une clause de dédit formation.

Première erreur : « Employeur et salarié doivent s'entendre avant que ce dernier commence sa formation », rappelle Bruno Denkiewicz, avocat associé au cabinet Barthélémy. Deuxième erreur : « Renault faisait porter la clause sur l'ensemble des coûts de la formation, alors que celle-ci était en partie financée par l'État, dans le cadre du capital temps, indique Joaquim. Le constructeur me réclamait environ 120 000 francs si l'envie me prenait de démissionner avant d'avoir décroché mon diplôme. » Enfin, comme Joaquim suit ses cours en partie en dehors de son temps de travail, la clause ne peut légalement s'appliquer que s'il touche un salaire supérieur à 3 fois le smic. Ce qui est loin d'être son cas. Quelques mois plus tard, le constructeur a fait machine arrière et Joaquim a accepté un dédit portant… seulement sur 60 000 francs. La justice veille d'ailleurs à ce que les montants correspondent réellement aux frais engagés et que le temps d'amortissement ne soit pas exorbitant.

Les juges vont être amenés à se montrer de plus en plus vigilants. Car beaucoup d'experts prévoient un développement de ces clauses classées « sensibles » parce qu'elles entravent la liberté du salarié. « Ces clauses vont avoir tendance à se multiplier, explique Catherine Broussot-Morin. D'abord parce que le projet de loi de modernisation sociale va renforcer les obligations des employeurs en termes de formation. En effet, avant d'envisager des licenciements, ils devront prouver qu'ils ont tout mis en œuvre pour adapter leur personnel à l'évolution des métiers. Sans compter que, pour fidéliser leurs précieux collaborateurs, les entreprises vont investir de plus en plus dans des certifications lourdes. »

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Les utilisateurs rompus au système en pointent les limites. Aucune clause ne lie à vie un salarié à une entreprise et ne peut le priver de son droit de démissionner. D'autre part, il arrive qu'un recruteur soit prêt à payer le dédit sans rechigner. La compagnie Corse Méditerranée reconnaît sans fausse honte l'avoir déjà fait. Du coup, certains employeurs se demandent si le jeu en vaut vraiment la chandelle. « Nous avons appliqué des clauses de dédit formation car nous avons investi lourdement dans la formation du personnel, indique Claude Boulle, chez Toyota. Mais dans deux ans, lorsque nous aurons atteint notre vitesse de croisière, nous abandonnerons le principe et ne l'emploierons plus à l'occasion que pour des métiers spécifiques. »

Autre partisan de ce genre d'avenant au contrat de travail, Jean-Michel Rale, de Cap Gemini Ernst & Young, reconnaît qu'il faut trouver parallèlement « d'autres moyens d'attirer et de fidéliser les salariés ». Mais utilisées à bon escient, dans un esprit de donnant-donnant, ces clauses font bénéficier les salariés de formations longues et d'évolutions de carrière, tout en permettant aux employeurs de pallier la pénurie de main-d'œuvre spécialisée. Dans un secteur désespérément en quête de personnel, l'hôpital Foch en est un parfait exemple. Non seulement il finance la formation des infirmiers désirant se spécialiser, mais aussi, depuis peu, celle des aides-soignantes qui souhaitent décrocher un diplôme d'infirmière.

« Bien pensées, les clauses de dédit formation peuvent s'inscrire dans la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences et nous aider à compenser la pénurie de personnel, explique Jean-Yves Caumont, le chef du personnel. Elles mettent en exergue le fait que la formation revêt un caractère stratégique. Employeurs et salariés sont liés par une relation gagnant-gagnant. Les premiers acquièrent des compétences qui leur font défaut, les seconds entament une nouvelle carrière. » Reste que beaucoup d'entreprises se contentent encore d'agiter le bâton.

Un système calqué sur la pantoufle du public

En usant du dédit formation pour s'attacher ses meilleurs éléments, le secteur privé n'a rien inventé. Il s'est tout bonnement inspiré d'un système vieux comme le monde dans la fonction publique: la pantoufle. C'est le terme consacré, en effet, pour désigner la dette que rembourse un élève d'une grande école qui quitte le service de l'État pour travailler dans le privé. Dès leur formation, les énarques sont ainsi considérés comme des fonctionnaires stagiaires et perçoivent à ce titre la somme de 8 000 francs net par mois. La République, qui n'entend pas les laisser partir trop rapidement, exige en contrepartie dix ans de bons et loyaux services. Faute de quoi le démissionnaire rembourse l'État au prorata des années qu'il lui reste à faire. Mais comme le fait justement remarquer Alain Garrigou (professeur de sciences politiques à l'université Paris X-Nanterre) dans « Les Élites contre la République », un ouvrage corrosif paru aux éditions La Découverte, « le pantouflage fait l'objet de critiques récurrentes ». D'abord parce que, dans les faits, ce sont les recruteurs qui s'acquittent de la dette des énarques et autres têtes pensantes. Intéressés autant par le degré d'expertise de ces élites que par leur carnet d'adresses, ils n'hésitent pas à verser 300 000 francs, au bas mot. Mais le montant de la transaction est un sujet tellement tabou qu'il est difficile à évaluer. Ensuite, les fonctionnaires qui désirent quitter temporairement l'État utilisent à l'envi les congés tels que la disponibilité pour convenance personnelle ou le détachement. « Bien des énarques ont quitté leur corps sans plus de formalité. Quelques-uns, fort célèbres, se sont mis en congé définitif sans pour autant quitter leur corps et les avantages y afférents », écrit Alain Garrigou. Mais si le pantouflage est méprisé, c'est surtout parce qu'il rappelle que les frontières entre public et privé sont bien minces. Et qu'il entretient les soupçons de favoritisme, de passe-droit. Voire de corruption.

Auteur

  • Sarah Delattre