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Politique sociale

Waquet quitte la Cour de cassation, les DRH respirent

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.01.2002 | Sandrine Foulon

Jamais un magistrat n'aura personnifié à ce point le travail de la chambre sociale de la Cour de cassation ! Sur les licenciements économiques notamment, les « arrêts Waquet » ont fait bondir les patrons. Mais le doyen parti, ceux-ci auraient bien tort d'espérer un revirement à 180 degrés.

Chefs d'entreprise, DRH et avocats patronaux reprennent des couleurs. Moins d'un an après le président de la chambre sociale, Gérard Gélineau-Larrivet, c'est au tour de leur bête noire, le doyen Philippe Waquet, de quitter la Cour de cassation. Depuis cinq ans, cet ancien avocat de Daniel Cohn-Bendit après Mai 68, de Klaus Croissant ou de l'éditeur François Maspero a inspiré et incarné une jurisprudence d'autant plus sévère avec l'entreprise qu'elle est douce avec les salariés. « Jamais un magistrat n'aura autant personnifié les arrêts de la chambre sociale. à tel point que tous les professionnels du droit du travail parlent de la jurisprudence Waquet », constate un juriste d'entreprise. Il est vrai que l'homme, haut en couleur, n'a jamais répugné à une certaine publicité. Alors que le président Gélineau-Larrivet, plus influent qu'il n'y paraît, cultivait la discrétion, le doyen Waquet, parti fin décembre, n'hésitait pas à descendre dans l'arène.

« Son nom a été plusieurs fois cité lors des débats au Parlement sur le volet licenciements économiques du projet de loi de modernisation sociale. C'est bien la première fois que l'on prononce le nom d'un doyen », note Paul-Henri Antonmattei, professeur de droit à l'université de Montpellier. Cette forme de vedettariat n'a pas toujours été bien perçue, y compris dans les couloirs de la chambre sociale, dont les conseillers sont plus accoutumés à l'anonymat qu'à faire les gros titres des journaux. « La défense des salariés est devenue une préoccupation générale, explique le professeur Antonmattei. Il y a dix ans, aucun arrêt n'aurait donné lieu à un commentaire dans la presse. »

Une chambre grande ouverte

Dans son appartement du 6e arrondissement de Paris, entouré de livres et de tableaux, Philippe Waquet préfère parler de « souci pédagogique ». Depuis son arrivée à la chambre sociale en 1988 – dont il est devenu doyen en 1996 –, il a rationalisé, clarifié une jurisprudence souvent obscure et brouillonne et s'en est expliqué. De colloques en conférences en passant par des formations dans les conseils de prud'hommes, le doyen n'a jamais refusé le débat avec des magistrats, des universitaires, des syndicalistes, des hommes d'entreprise… Une politique d'ouverture largement impulsée par le président Gélineau-Larrivet.

Invités permanents Quai de l'Horloge, les conseillers prud'homaux et les magistrats de cour d'appel ont pu tout à loisir assister aux délibérés de la chambre. « Je ne suis pas partisan d'une trop grande médiatisation mais il nous faut trouver un équilibre, relève le doyen. La justice n'est pas une maison de verre. À nous d'écouter, d'expliquer, de reconnaître aussi que l'on peut se tromper. Sur la question des conventions de conversion, par exemple, nous avons tâtonné. » Le sort des clauses sur objectifs a également connu plusieurs va-et-vient. Avant de décider, en mai dernier, que leur fixation était inhérente au pouvoir de direction de l'employeur, la chambre sociale considérait que les objectifs devaient figurer dans le contrat de travail.

Incontestablement, le doyen a contribué à doter la jurisprudence sociale d'une colonne vertébrale. Des lignes de force ont été dessinées. « La jurisprudence est bien obligée de définir des règles là où il y en a peu. C'était le cas sur le droit de la grève », souligne le magistrat, qui a également travaillé à réhabiliter le contrat de travail, à mieux encadrer les licenciements économiques, à renforcer les instances représentatives du personnel et à protéger les libertés du salarié. Philippe Waquet s'est notamment attaché à délimiter les contours d'un nouveau principe, celui de la protection de la vie personnelle du salarié. Dans cette droite ligne, le dernier arrêt Nikon d'octobre 2001 sur la cybersurveillance des salariés consacre une nouvelle fois le caractère inviolable de la correspondance privée, même sous la forme d'un courriel. Une décision controversée que l'intéressé définit, lui-même, comme un arrêt « provocateur », en avouant qu'il s'agit là d'une « jurisprudence balbutiante » : « Nous sommes en face d'un vaste chantier. »

Des arrêts retentissants

Nombre des arrêts rendus ces cinq dernières années ont, en tout cas, en commun d'avoir déclenché un tollé au sein du CNPF (puis du Medef) ou des grandes entreprises. Parmi les plus retentissants, celui de la Samaritaine en 1997. En décidant que la nullité du plan social entraînait la nullité du licenciement – et donc la réintégration des salariés deux ans après les faits –, l'arrêt a fait hurler bon nombre de dirigeants. Consacrée par les arrêts Majorette et Framatome, l'obligation de Cassazione penaledéclencher un plan social lorsqu'on propose à plus de 10 salariés une modification de leur contrat de travail pour raison économique, à l'occasion d'un déménagement par exemple, n'a toujours pas été digérée par le patronat. D'autant que les entreprises ne doivent pas attendre que les salariés aient refusé la proposition pour mettre le plan social sur les rails. « Le soufflé finit pourtant toujours par retomber, analyse une juriste de droit social. L'arrêt Éverite de 1995 qui enjoignait à l'entreprise de bétonner son plan social et de rechercher toutes les possibilités de reclassement a fait s'étrangler les employeurs. Cinq ans après, ce principe a fait l'objet d'un consensus lors des débats sur le projet de loi de modernisation sociale, jusque sur les bancs de la droite. Les entreprises finissent par considérer cette jurisprudence comme des balises avant de prendre des mesures. »

« Un apôtre des salariés »

Il n'empêche. Pour beaucoup de dirigeants, Philippe Waquet est le promoteur de règles de droit nuisibles au bon fonctionnement de l'entreprise. « C'est un croisé, un apôtre des salariés, s'indigne un consultant chargé d'accompagner les restructurations. Il ignore la réalité des entreprises. » Plus modérés, d'autres observent que, tout en reconnaissant la légitimité d'une réorganisation visant à sauvegarder la compétitivité de l'entreprise, la Cour de cassation a nettement durci et complexifié les règles du licenciement. « On a beau s'entourer des meilleurs juristes, faire relire point par point toutes les modalités d'un plan social, plus personne ne peut garantir que l'on évitera un contentieux », déplore Jean-René Buisson, secrétaire général du groupe Danone. « On me confère un rôle de grand méchant loup. Tout cela est très excessif, plaide Philippe Waquet. Les juges ont conscience des impacts de la jurisprudence sur le monde politique ou celui de l'entreprise, mais ils ne sont pas impressionnés par les polémiques. » Et de rappeler la collégialité des décisions de la chambre.

Par un curieux retournement de situation, beaucoup d'observateurs, y compris dans les rangs du Medef, commencent à trouver des qualités à cette jurisprudence souvent vilipendée. « À côté de ce qui attend les employeurs avec la loi de modernisation sociale, Philippe Waquet fait figure de modéré », s'amuse un spécialiste du droit social. « Il est pourtant clair que l'évolution de la jurisprudence en matière de droit social, ces dernières années, n'a pu que favoriser un tel projet de loi », rétorque toutefois Jean-René Buisson. Et nombreux sont ceux qui craignent que la loi n'agisse comme un véritable chèque en blanc pour les juges du Quai de l'Horloge et ne les conforte dans leurs convictions.

D'autres praticiens d'entreprises reprochent au doyen Waquet de ne pas avoir défendu les salariés de façon très équitable. « Je suis plutôt favorable à l'obligation de reclassement, mais cette jurisprudence élaborée en tant de crise protège surtout les salariés des entreprises riches, constate le responsable du service juridique d'un groupe international. La chambre a fait le plus grand silence sur tous les licenciés économiques qui ne bénéficient pas d'un plan social. Elle a contribué en outre à reconduire les inégalités dans le monde du travail. Elle protège la classe des plus de 50 ans au détriment des jeunes, ne serait-ce que sur les indemnisations. Les dommages et intérêts sont calculés en fonction des mois de salaire et non pas du préjudice. Or six mois de smic n'équivalent pas à six mois de salaire d'un cadre supérieur d'une grosse boîte. » Une critique balayée par le doyen : « L'obligation de reclassement est née dès 1992, avec les licenciements individuels. La chambre ne les a jamais négligés. Entre 1994 et 1995, nous avions 600 000 licenciements économiques par an, dont 400 000 à titre individuel. »

Peu de revirements à attendre

Mais la majorité des critiques porte surtout sur la toute-puissance du juge. Des professeurs de droit, comme Jean Savatier et Paul-Henri Antonmattei, mais également des magistrats, à l'instar de Bernard Boubli, conseiller à la chambre sociale, estiment que les magistrats de la Cour de cassation ne se sont pas contentés d'interpréter la loi, mais qu'ils l'ont parfois fabriquée. Créant de toutes pièces de nouvelles règles de droit. Une montée en puissance de la jurisprudence qui « s'explique partiellement par une déresponsabilisation chronique du législateur qui ne sait plus prendre la plume pour écrire la loi », remarque Paul-Henri Antonmattei. À tel point que pour définir la durée du travail, la loi Aubry s'est contentée de retranscrire, parfois à la virgule près, la jurisprudence Waquet. Le monde à l'envers ! s'étranglent bon nombre de juristes.

Toujours est-il que Philippe Waquet laisse en héritage un édifice jurisprudentiel très cohérent. Il est dès lors peu plausible que son départ s'accompagne de revirements de jurisprudence en cascade. Sabler le champagne dans les entreprises serait une erreur. Le doyen parti, restent les conseillers, qui ont activement participé à l'élaboration de cette jurisprudence. Et à la présidence, Pierre Sargos, un magistrat réputé dynamique et excellent juriste, qui, selon plusieurs proches de la Cour, marquera son passage à la chambre sociale.

« Philippe Waquet est demeuré un avocat dans l'âme. Il a tout prouvé dans le pénal et le civil et a mis son énergie au service de la chambre sociale. Et tant mieux, analyse un fin connaisseur de la Cour de cassation. Quand on devient conseiller, en fin de carrière, on arrive parfois fatigué et sans une folle envie de se battre. Cela n'a jamais été le cas du doyen. » Et, selon cet observateur, ce ne sera pas non plus le cas du nouveau président. « Il faut s'attendre à des arrêts spectaculaires. »

Un civiliste après un travailliste

À la première chambre civile dont il est issu, Pierre Sargos a bouleversé les règles du cautionnement et de la responsabilité médicale. L'arrêt Perruche, indemnisant un enfant handicapé né à la suite d'une erreur de diagnostic, a fait grand bruit. « C'est un juge qui aime juger, observe un magistrat. Il n'y a guère de chance qu'il mette ses pas dans ceux de Waquet. Va-t-il se démarquer en se situant encore plus à gauche ? Il a en tout cas rendu à la première chambre civile des arrêts favorables aux simples citoyens. » Mais tous ne sont pas du même avis. « À l'inverse des travaillistes, préoccupés par le principe de protection des salariés, c'est un civiliste. Il possède d'autres raisonnements qui s'inscrivent plus dans l'orthodoxie et la pureté du droit », rétorque une juriste. Pierre Sargos, qui découvre la chambre sociale, devrait prochainement se pencher sur les clauses de non-concurrence dans le contrat de travail et la transaction. Sur ce dernier sujet, un arrêt décisif est attendu en avril. Penchera-t-il en faveur des salariés ?

Tout le monde est dans l'expectative. À commencer par Philippe Waquet lui-même qui, de participations à des colloques en projets d'écriture, ne compte pas s'éclipser totalement de la scène sociale. à 68 ans, après quarante-huit années passées au Palais, il a quitté avec regret son bureau minuscule avec vue sur la Seine, même s'il affiche l'intention de courir les expositions, de voyager et de profiter de ses 12 petits-enfants… Quant aux salariés qui se sont ces dernières années davantage tournés vers la justice que vers les syndicats, ils ne savent peut-être pas ce qu'ils doivent au doyen. Mais jamais sans doute ils n'auront autant gagné en cassation.

Une succession délicate

« C'est une personnalité solide qui succède à une forte personnalité. Pierre Sargos et Philippe Waquet n'auraient d'ailleurs jamais pu fonctionner ensemble. Même s'ils sont humainement très différents, ils se ressemblent trop », commente un proche de la Cour de cassation. Mais qui succédera à Philippe Waquet au poste stratégique de doyen de la chambre sociale ? De par son ancienneté, c'est le conseiller Jean Merlin qui occupera le fauteuil. Mais il ne devrait pas assurer seul le rôle de coordination et d'unification qu'avait su imposer son prédécesseur. En réalité, deux doyens, Jean Merlin et Bernard Boubli, qui s'est souvent prononcé pour que s'expriment les opinions dissidentes au sein de la chambre, se partageront les tâches. « Le rôle du doyen est d'être le gardien du temple. Il veille au respect des règles essentielles, ne s'impose pas en autocrate et fait évoluer le travail d'équipe », assure Bernard Boubli. Assistera-t-on à un nouveau duo Sargos-Boubli ? Certains le pronostiquent. Les deux hommes se connaissent bien. Ils se sont croisés alors qu'ils étaient tous deux conseillers référendaires. Et ils possèdent en commun une parfaite maîtrise du droit de la construction.

Pour l'heure, la chambre sociale ne devrait pas connaître de profonds bouleversements, si ce n'est dans son fonctionnement. Depuis le 1er janvier, une réforme autorise le rejet des pourvois. Dorénavant, les dossiers mal ficelés, mal argumentés, voire mal financés, pourront être rejetés. Alors que dans le précédent système ils avaient au moins droit à un examen. « La Cour de cassation n'est pas une cour suprême qui, comme aux États-Unis, choisit ses affaires. C'est une cour régulatrice. Chaque pourvoi mérite une réponse. C'est un problème de démocratie », regrette Philippe Waquet.

Auteur

  • Sandrine Foulon