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Enquête

LES ANCIENS DU HAVRE N'ONT PAS SOMBRÉ AVEC LE CHANTIER NAVAL

Enquête | publié le : 01.01.2002 | Marc Landré

Un plan social béton, des chèques rondelets, un reclassement au long cours, l'État et les partenaires locaux mobilisés : deux ans et demi après la fermeture des chantiers du Havre, la quasi-totalité des 1 000 salariés ont retrouvé du travail. Le naufrage redouté n'a pas eu lieu.

C'était il y a deux ans et demi, mais Paul Guérard, heureux propriétaire du Saint Arnoult, un bar-tabac-restaurant situé dans une petite ville de Seine-Maritime, s'en souvient comme si c'était hier. « Je ne pensais pas qu'on en arriverait à la fermeture de l'entreprise. On garde l'espoir que les choses s'arrangent jusqu'au moment où l'on reçoit sa lettre de licenciement. » Sa vie, jusqu'alors, se résumait à trois lettres : ACH, pour Ateliers et Chantiers du Havre, derniers descendants de cinq siècles de construction navale au Havre. Licencié parmi les huit premiers en août 1999, Paul Guérard, âgé de 46 ans à l'époque, n'a qu'une idée en tête : se « recaser » le plus vite possible. « J'avais envie depuis longtemps de monter un commerce et je savais qu'à mon âge je ne pourrais pas repartir de zéro dans une autre entreprise avec le même salaire. » Épaulé par la cellule de reclassement des chantiers, il mettra un an à trouver l'endroit de ses rêves, à une cinquantaine de kilomètres du Havre. Son indemnité de licenciement de 54 881 euros (360 000 francs) lui a servi d'apport. « Je ne regrette pas mon choix, même si je travaille trois fois plus », explique cet ancien du bureau de planification des tâches. « Mais si les chantiers n'avaient pas fermé, je ne serais jamais parti, même pour 360 000 francs. » En souvenir, il a affiché dans son restaurant un tableau du Club Med One, un paquebot à voile qu'il a contribué à bâtir…

Alors que beaucoup redoutaient un sombre avenir pour les anciens de la navale dans une ville où le taux de chômage culminait à 18 %, le bilan du plan social des ACH est plutôt flatteur. Deux ans et demi après la fermeture des chantiers, 99 % des 1 000 employés ont été reclassés, dont plus de la moitié en CDI. Qui aurait parié sur ce happy end lorsque le personnel est parti en guerre contre la fermeture des chantiers navals havrais, décidée en 1997 par le gouvernement Jospin ? Les violentes manifestations en ville, le soutien de la population havraise et les interventions des élus locaux n'y ont rien changé. « Notre objectif était le maintien des emplois dans la navale au Havre, avoue Jean-Louis Jegaden, ex-leader CGT, aujourd'hui président de l'association des anciens. Mais quand on s'est rendu compte qu'il n'y avait plus d'espoir et que les gars étaient à bout, on a décidé de mettre l'accent sur la réindustrialisation du site et sur le plan social. »

300 000 francs par salarié

Les syndicats avaient gardé une carte maîtresse dans leur manche : si l'État ne s'engageait pas à reclasser tous les salariés et n'y mettait pas les moyens suffisants, ils étaient résolus à ne pas achever la construction en cours de deux chimiquiers. Et, à défaut de règlement de l'armateur, le gouvernement Jospin risquait de voir la facture exploser. Le Premier ministre n'a pas eu d'autre choix que d'améliorer les indemnités transactionnelles de licenciement, principale revendication des salariés. Le 28 juin 1999, les salariés des ACH approuvent, à main levée et à 74 %, le plan social qui entérine la fermeture de l'entreprise.

Outre ces chèques substantiels (les salariés sont partis avec, en moyenne, 45 735 euros en poche, soit 300 000 francs, indemnités conventionnelles et transactionnelles comprises), le plan social est en béton armé : en plus de trois offres valables d'emploi par salarié (CDI correspondant à son profil et à ses exigences), il prévoit des congés de conversion de dix-huit mois pour les plus de 50 ans, un budget de formation de 1 525 euros (10 000 francs) par tête, la garantie de maintien du salaire pendant deux ans, une enveloppe de 3 811 euros (25 000 francs) pour financer des projets de création d'entreprise, des aides à la mobilité géographique (forfait de déménagement, deux mois de salaire, assistance à la recherche d'emploi du conjoint et même prime de rideaux)… Le reclassement est confié à la Sodie, filiale du groupe Usinor spécialisée dans la reconversion industrielle, également chargée de créer 1 000 emplois en trois ans dans le tissu local des PME-PMI. Le plan social prévoit aussi la création d'un « pôle industriel et naval » qui regroupera entre autres les activités de réparation navale et d'études du groupe ACH. Chose faite depuis le 1er novembre 2001 avec la création de la Soreni, sous la houlette d'une douzaine d'entreprises locales.

Une convention signée en grande pompe

Au total, 41,2 millions d'euros (270 millions de francs) auront été consacrés par l'État au plan social des ACH et au développement industriel de la ville. Pour reclasser les salariés, Michel Bove, l'émissaire du gouvernement (voir encadré page 22), démarche entreprises et collectivités de la région. Une vingtaine s'engagent à recruter des anciens des ACH, via une convention avec la préfecture de Seine-Maritime signée en grande pompe. C'est Hispano-Suiza, un groupe spécialisé dans la construction de moteurs d'avions et de fusées, qui a le mieux joué le jeu. Cette filiale de la Snecma a même monté un plan de préretraites progressives pour embaucher 23 ex-ACH. « Il y avait une pénurie d'emplois qualifiés au Havre et nous avons vu l'intérêt d'intégrer des compagnons issus des chantiers, explique Patrick Sarrail, responsable du développement des RH. Nous avons recruté en majorité des chaudronniers, les avons formés et leur avons laissé le choix entre plusieurs métiers dans l'entreprise. » Fouré Lagadec, entreprise de réparation navale et ancienne entité du groupe ACH, a lui aussi respecté ses engagements en recrutant une douzaine d'anciens des chantiers.

De nombreux employeurs locaux ont participé au reclassement des salariés. Axymeca et Citec, sociétés membres du « pôle industriel et naval » issu du groupe ACH, ont chacun pris leur indépendance avec une quinzaine de salariés. Le port autonome en a recruté une dizaine ; la mairie, quatre ; et le conseil général, deux… En revanche, Renault, qui lors de la fermeture des ACH annonçait un plan de modernisation de son usine de Sandouville avec moult embauches à la clé, n'a repris que quatre salariés. Essentiellement, selon l'ANPE, parce que le constructeur automobile ne recrute que des moins de 30 ans et que la moyenne d'âge aux ACH était beaucoup plus élevée. Mais également parce qu'il était difficilement envisageable pour les anciens des chantiers de « passer d'un travail en plein air à un autre… à la chaîne ».

La proposition de reclassement la plus prometteuse venait en fait des Chantiers de l'Atlantique, qui envisageaient de recruter 341 salariés havrais, soit la moitié des effectifs permanents des ACH. Seuls 132 ont déposé un dossier de candidature et… 32 ont finalement été embauchés. « Nous avons toujours pensé qu'une centaine, au grand maximum, partirait à Saint-Nazaire », souligne Gilles Fournier, l'ancien P-DG des ACH. Même son de cloche chez les anciens. « La plupart d'entre nous en avaient marre de la navale et voulaient tourner définitivement la page », abonde Jean-Louis Jegaden.

Christian Gognet, dix-huit ans d'ancienneté au sein du bureau d'étude « propulsion » des ACH, licencié parmi les premiers, le jour de son anniversaire, fait partie de ceux qui ont refusé un poste aux Chantiers de l'Atlantique. « J'ai trop souffert de l'arrêt de la construction navale au Havre et je ne voulais pas revivre la même chose dans quelques années à Saint-Nazaire », explique-t-il. Christian a préféré accepter un emploi au sein du bureau d'étude design des pièces d'Hispano-Suiza. Et il ne le regrette pas. « J'ai bénéficié comme tout le monde de la valise. Je suis resté au Havre avec un boulot qui me plaît vraiment. J'ai récupéré mon ancienneté et suis payé 15 % de plus qu'avant. »

Rivalité tenace entre Havrais et Nazairiens

Si les licenciés des ACH n'ont pas souhaité se rendre à Saint-Nazaire, c'est, dit-on, parce que les Havrais sont sédentaires. Pour preuve, sur les 1 000 personnes que la Sodie avait à reclasser, seule une petite soixantaine ont déménagé. Mais c'est surtout parce que la rivalité entre les chantiers havrais et nazairiens est tenace. « On a toujours été en concurrence avec eux et on ne s'est jamais aimé, avoue un ancien des ACH. Partir à Saint-Nazaire, ç'aurait été comme aller travailler chez l'ennemi. » D'autres pointent les conditions d'embauche proposées : refus de reprendre l'ancienneté des ex-ACH, salaires inférieurs de 15 à 20 %, logement provisoire en HLM alors que la plupart d'entre eux vivent en pavillon, tests de sélection ardus… la liste des griefs à l'encontre des Chantiers de l'Atlantique est longue. « Si les gens préfèrent le chômage à des emplois à Saint-Nazaire, qu'est-ce qu'on peut y faire ? » s'interroge, fataliste, un élu local.

Selon le dernier décompte de la Sodie, au 24 octobre dernier, sur les 1 000 personnes (692 salariés, 250 CDI de chantier…) concernées par le plan social, seules neuf restent sur le carreau. Des administratifs et des comptables dont la cellule de reclassement ne sait trop que faire. Mais plus de la moitié des autres ont retrouvé, localement, un emploi en CDI dans leur métier d'origine. Un quart ont bénéficié ou vont bénéficier de préretraites (dispositifs FNE, amiante, allocation chômeur âgé…) ; 10 % sont actuellement en intérim, une vingtaine ont monté leur propre entreprise et 3 % sont encore en CDD ou en formation. « Certains intérimaires nous posent des problèmes en refusant les CDI parce qu'ils préfèrent leur paie actuelle à celle qu'on leur propose », reconnaît-on à la Sodie. Mais tant que le dernier des salariés des ACH ne sera pas reclassé, la cellule ne sera pas dissoute. Ce n'est pas la moindre particularité d'un plan social décidément hors norme.

Le « pompier social » de Matignon
De la sidérurgie lorraine à Moulinex, Michel Bove, champion des reconversions

Son nom ? Bove, Michel Bove. Son âge ? Bientôt 61 ans (enfin, en mars prochain). Son métier ? « Pompier social » ou « démineur de crise », au choix, pour le compte de l'État. Les missions – impossibles – de reconversion industrielle, ce docteur en droit du travail, ancien de la LCR et du PS que l'on dit « proche de la CGT », les collectionne depuis près de vingt ans. La reconversion des bassins sidérurgiques de Lorraine en 1984, c'était lui. Celle d'Unumital-Ascomital, filiale du groupe Sacilor (Usinor), deux ans plus tard, c'était encore lui. La fermeture des Ateliers et Chantiers du Havre en 1999, mettant fin à cinq siècles de construction navale dans la ville, c'était toujours lui. Et aujourd'hui, le montage du plan social drastique (3 700 salariés concernés) et très médiatique du groupe Moulinex, c'est… encore et toujours lui. En vingt ans, son statut a toutefois évolué. De simple conseiller technique de ministre (Édith Cresson de 1984 à 1986 ou Jacques Chérèque de 1988 à 1991), il est passé il y a deux ans à chargé de mission dépendant directement du Premier ministre. D'aucuns voient dans ce rattachement le signe d'un rôle éminemment politique en faveur de la gauche. Surtout aujourd'hui, à six mois de la présidentielle et à un peu plus des législatives, alors que Lionel Jospin plonge dans les sondages et que les sièges des députés de la majorité plurielle du Calvados (conquis en 1997) sont menacés. « C'est un charmeur, avance un élu (de droite) de la ville du Havre. Il sait très bien endormir les gens et distiller les petites phrases positives sur l'action du gouvernement Jospin. » Restent ses résultats. Au Havre justement, il a trouvé une solution pour 99 % des 1 000 salariés qu'il avait à reclasser. Et Antoine Rufenacht, le maire (RPR) sortant, ne peut pas s'en plaindre : il a été réélu en mars dernier « dans un fauteuil ».

Auteur

  • Marc Landré