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Vie des entreprises

Au Michelin du social, Loiseau a plus d'étoiles que Georges Blanc

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.12.2001 | Frédéric Rey

Au coude-à-coude pour la qualité de leur cuisine, les deux grands chefs n'accommodent pas le social à la même sauce. Durée du travail, droit syndical, relations sociales : Bernard Loiseau, l'ancien apprenti des frères Troisgros, prend l'avantage sur Georges Blanc, héritier d'une dynastie d'aubergistes bressans.

Pour les fêtes, suivez la carte : fondant de poularde de Bresse au foie gras, signé Georges Blanc, ou jambonnettes de grenouille à la purée d'ail et au jus de persil, préparées par Bernard Loiseau. Avec trois étoiles au Michelin et une note flatteuse de 19/20 dans le GaultMillau, ces deux toques blanches figurent parmi les plus titrées de la profession. Des distinctions qui ne sont pas purement honorifiques. Après avoir décroché sa troisième étoile, il y a dix ans, Bernard Loiseau s'est retrouvé en première page du New York Times. Et, l'année suivante, son chiffre d'affaires a bondi de 30 %. Cette consécration a transformé ces deux cuisiniers talentueux en hommes d'affaires et en chefs d'entreprise. Près de 210 personnes au total travaillent pour Georges Blanc, contre 130 chez Bernard Loiseau (voir encadré, page 54), ce dernier n'étant installé à son compte que depuis vingt ans. C'est en effet en 1981 que cet ancien apprenti des frères Troisgros, aujourd'hui âgé de 50 ans, a ouvert à Saulieu, au sud d'Auxerre, son désormais célèbre restaurant La Côte d'Or.

Diplômé d'une école hôtelière, Georges Blanc, 58 ans, est l'héritier d'une dynastie d'aubergistes, aux fourneaux depuis le XIXe siècle. En 1968, il prend les commandes du restaurant familial, l'Auberge de la mère Blanc, qui fait la renommée de Vonnas, dans l'Ain. Depuis une dizaine d'années, la totalité de la place du marché a été rachetée par le cuisinier, qui a ouvert boutiques, hôtels, bistrots, ainsi qu'un petit musée retraçant la saga des Blanc. Le maître des lieux interdit même à ses employés de garer leur véhicule sur la place de ce bourg bressan, tout entière réservée à la clientèle.

Ouvert 365 jours par an

Pour rattraper ses aînés, les Bocuse, Blanc et Troisgros, Bernard Loiseau a employé les grands moyens. En 1998, il décide de s'introduire en Bourse. La société, qu'il détient encore à hauteur de 53 %, a levé ainsi 30 millions de francs. Une manne qui a permis d'agrandir et d'embellir l'établissement de Saulieu et d'ouvrir trois brasseries à Paris. Devenu entrepreneur, Bernard Loiseau a délégué le recrutement et l'organisation du travail à Hubert Couilloud, un de ses plus fidèles maîtres d'hôtel, présent dans la maison depuis vingt et un ans, et promu directeur de la restauration. Même gage de confiance de la part de Georges Blanc, qui a confié l'ensemble de la gestion de son personnel à Marcel Périnet, embauché comme plongeur il y a plus de trente ans, aujourd'hui… sommelier. À Saulieu, le troisième personnage important de La Côte d'Or est Bernard Fabre, le directeur administratif et financier. C'est lui qui a soufflé à Bernard Loiseau l'idée de réduire le temps de travail, dès 1999, pour bénéficier des allégements de charges sociales accordées par la loi Aubry. Initiative rarissime dans l'hôtellerie-restauration, où la durée légale hebdomadaire est encore de quarante-trois heures, l'horaire a été ramené à trente-neuf heures et une badgeuse a fait son apparition dans le restaurant.

Pour ouvrir trois cent soixante-cinq jours dans l'année, son équipe, composée de 80 personnes (contre 70 pour le restaurant de Blanc), s'est organisée en roulements. Chaque semaine, les plannings sont établis en fonction des réservations. « À la fin du mois, les emplois du temps sont passés dans la badgeuse. Les dépassements sont récupérés durant la période creuse de novembre à avril, souligne Hubert Couilloud. Le système n'est pas encore bien calé, notamment les week-ends, où les services sont les plus lourds. Nous nous sommes donné cinq ans pour parvenir à rentrer dans les clous. »

Pour le personnel aussi, les trente-neuf heures réclament un temps d'adaptation. « Jamais nous ne nous étions interrogés sur le temps de travail. Il fallait être là même si notre présence n'était pas indispensable, explique Emmanuel Bretin, chef de rang et délégué syndical CFTC. Désormais, lorsque nous partons à 1 heure du matin, nous reprenons le lendemain à 11h30 au lieu de 9h30. »

À l'image de sa cuisine rustique, la gestion de Georges Blanc est dans la plus pure tradition hôtelière. À Vonnas, on ne compte pas ses heures. Depuis 2000, le restaurant de Georges Blanc est fermé du lundi au mercredi midi. Mais le reste de la semaine, l'ensemble du personnel de restauration est sur le pont, week-end compris. La journée se déroule en trois services, du petit déjeuner au dîner. Chacune des séquences est interrompue par une coupure de deux ou trois heures. « Il est donc nécessaire que tout le monde habite à Vonnas ou dans les environs, précise Marcel Périnet, le chef du personnel. Mais la conscience professionnelle de notre personnel est très forte. Je suis même parfois obligé de les forcer à rentrer chez eux… » Ce n'est pas l'avis d'un ancien serveur qui dénonce de fréquents dérapages : « Sur les quatre jours et demi d'ouverture, nous explosons le temps de travail. Parfois, en fin de journée, nous sommes mis à contribution pour préparer les banquets du château d'Epeyssoles, qui appartient à Georges Blanc. Obtenir un dimanche ou un jour de récupération dépend du bon vouloir de la hiérarchie. » Un rapport de la médecine du travail datant de mai 2000 constate en effet, en particulier en période d'été, un « état d'accumulation de stress et une forte fatigue physique chez les cuisiniers, serveurs, bagagistes et femmes de chambre. Nombre de ces salariés sont dans un état limite. Ils tiennent, mais avec un coût physiologique important ».

Près de 50 % de turnover

Symptôme de ce mal-être, le site de Vonnas enregistre un turnover très élevé. Sur les 110 salariés employés à Vonnas, ils sont chaque année une soixantaine à donner leur démission. Chez Bernard Loiseau, en Côte-d'Or, la mobilité est aussi relativement élevée, mais principalement chez les commis de salle, chargés de l'entretien du mobilier et du matériel. « Ces jeunes font leur compagnonnage. Ils ont tout intérêt à tourner dans différents établissements, souligne Hubert Couilloud, directeur de la restauration. Nous ne rencontrons pas les problèmes de la profession pour le recrutement de la main-d'œuvre. Les trois macarons exercent une attractivité très forte. Les jeunes viennent travailler un an et en ressortent avec une carte de visite à forte valeur ajoutée. »

Néanmoins, ces grands restaurants cherchent à se constituer un vivier et entretiennent un réseau. Les directions n'hésitent pas à prendre en main la carrière d'un jeune cuisinier ou d'un chef de rang qui donne entière satisfaction. « Nous lui offrirons alors la possibilité de grimper dans la hiérarchie en utilisant les postes disponibles dans nos autres restaurants, explique Hubert Couilloud. Mais il peut arriver aussi que nous lui proposions une place chez un autre restaurateur en attendant qu'une opportunité se présente chez nous. »

Si, à Vonnas comme à Saulieu, les rémunérations démarrent au smic pour un commis, les salaires des employés confirmés (et bien cotés) peuvent s'envoler. Chez les « noirs », c'est-à-dire en salle, un chef de rang, chargé de diriger les commis, gagne entre 2 290 et 3 050 euros (15 000 et 20 000 francs) par mois. Au-dessus, un maître d'hôtel touche entre 3 050 et 4 575 euros (20 000 et 30 000 francs). En cuisine, chez les « blancs », le salaire d'un chef peut atteindre entre 5 340 et 6 100 euros (soit 35 000 et 40 000 francs) mensuels. « Ici, les salaires sont supérieurs de 20 % aux tarifs du marché », affirme Marcel Périnet, le chef du personnel. À Saulieu, pas de surenchère. « Notre politique salariale se situe dans la moyenne des trois-étoiles, précise Bernard Fabre, le directeur financier, qui met en avant d'autres éléments de rémunération. Nous avons instauré pour la hiérarchie des primes sur budgets et nous réfléchissons actuellement à la mise en place de stock-options. » Pour le reste du personnel, les augmentations sont calées sur la hausse du coût de la vie… excepté pour 2000, 2001 et 2002, l'accord de réduction du temps de travail ayant prévu un gel des salaires pendant ces trois années. « Dans les faits, c'est un marché de dupes, estime Bernard Fabre, car nous avons distribué des primes qui ont compensé le manque à gagner pour les salariés. »

Cette année, Georges Blanc et Bernard Loiseau ont également dû régler l'épineux problème de l'intéressement du personnel de salle. Depuis la loi Godard de 1930, du chef de rang jusqu'au directeur de restaurant, les salariés, hors cuisine et hôtellerie, bénéficient d'un intéressement au chiffre d'affaires, compris entre 10 et 15 %. Selon leur grade et leur ancienneté, ils se répartissent les gains sans que le chef d'entreprise dispose d'un droit de regard. Un système qui représente un complément de rémunération non négligeable. Mais les sommes versées n'ont jamais été soumises à la TVA. Une pratique condamnée par la justice européenne.

Un fils spirituel de Bocuse

Depuis le 1er octobre 2001, les restaurateurs français doivent s'acquitter de la TVA. « Nous nous sommes réunis avec la direction pour décider, finalement, de maintenir cette pratique, indique Emmanuel Bretin, délégué CFTC chez Bernard Loiseau. Seulement, nous avons coupé la poire en deux. Le surcoût est partagé pour moitié par la direction et par le personnel de salle. Dans un an, nous aurons réussi à combler le décalage. » Grâce à la progression constante du chiffre d'affaires, passé de 5,7 millions d'euros (37,5 millions de francs) en 1998 à 11,4 millions d'euros (75 millions de francs) cette année. « Notre masse salariale augmente tous les ans de 9 à 12 % depuis 1984 », souligne Bernard Fabre. Hors intéressement Godard, les charges de personnel représentent près d'un tiers du chiffre d'affaires.

Chez Georges Blanc, la question a été tranchée de façon unilatérale. La rémunération au pourcentage a été purement et simplement supprimée. « Nous avons calculé sur les trois dernières années la moyenne des sommes perçues pour ensuite la réintégrer dans le salaire mensuel », explique Marcel Périnet. Au grand dam du personnel concerné. « Nous avons perdu au passage environ 20 % de nos revenus, se plaint un salarié. Certains d'entre nous envisagent aujourd'hui de chercher du travail ailleurs. »

Il faut dire que le restaurateur de Vonnas ne passe pas pour un expert en relations sociales. À la différence de Bernard Loiseau. « C'est le fils spirituel de Bocuse, explique un maître d'hôtel. Il a compris tout l'intérêt pour son restaurant de se comporter en bon manager. » Saulieu dispose ainsi, depuis 2001, d'un comité d'entreprise qui organise arbres de Noël pour les enfants et activités sportives. « Chaque fois que nous demandons de l'argent, la direction nous l'accorde », se réjouit Emmanuel Bretin, le délégué CFTC. Seule ombre au tableau, le comité d'entreprise est limité à l'établissement de Saulieu et n'englobe pas les trois restaurants parisiens, qui font pourtant partie de la même société.

Le syndicat chrétien est la seule organisation représentée chez Bernard Loiseau. Une implantation récente qui remonte à deux ans, lorsque l'entreprise a décidé de réduire le temps de travail. « Je suis allé voir la CFTC, explique Emmanuel Bretin, le syndicat le moins opposé aux patrons. » La direction l'a encouragé en lui accordant un petit coup de pouce salarial pour l'aider à payer sa cotisation syndicale !

Bientôt des élections à Vonnas

Eva Machado ne peut pas en dire autant. Cette femme de chambre d'une trentaine d'années, employée depuis douze ans chez Georges Blanc, s'est syndiquée à la CFDT en 2000. « Il fallait rectifier le tir en matière sociale », estime la jeune femme, en arrêt maladie depuis un accident du travail. Quelques mois plus tard, la direction entame le licenciement d'Eva Machado pour non-respect des horaires. L'inspection du travail met son veto. La femme de chambre poursuit alors son combat avec l'union départementale CFDT. Ensemble, ils saisissent la justice pour faire reconnaître l'unité économique et sociale du groupe afin d'organiser des élections, jusque-là toujours refusées par l'entreprise. Le tribunal d'instance de Bourg-en-Bresse donne raison à la déléguée syndicale. « Nous allons bientôt procéder à ces élections », reconnaît Marcel Périnet, qui avait, un temps, sérieusement envisagé de poser sa candidature. « Les relations avec la CFDT sont très envenimées », regrette-t-il. Pourtant, la situation s'améliore à Vonnas. Pour la première fois depuis des années, le personnel a pu bénéficier de quelques jours de congé durant l'été 2001. Auparavant, la direction imposait la prise de congés en janvier, en toute illégalité. « Nous essayons de nous mettre en conformité avec la loi », plaide Marcel Périnet. Mais il reste encore à faire dans les arrière-cuisines du restaurant Blanc.

La revanche des « blancs »

Pendant longtemps, les cuisiniers et leur équipe ont travaillé dans l'ombre de leurs fourneaux à l'abri des regards extérieurs. La clientèle des grands restaurants était surtout en contact avec les « noirs », le personnel de salle, toujours tirés à quatre épingles et aux petits soins avec les convives. Entre les deux groupes, ce n'était pas l'entente cordiale, d'autant que les personnels de service ont toujours mieux gagné leur vie grâce à leur intéressement au chiffre d'affaires, sans compter les pourboires. Tout a changé avec Paul Bocuse, le pape de la bonne bouffe lyonnaise, qui est le premier grand chef à être sorti de sa cuisine pour populariser le métier auprès d'un large public. La toque blanche a été érigée en vedette de ces entreprises. Désormais, les restaurateurs n'hésitent pas à montrer les coulisses, comme chez Georges Blanc, où, pour accéder à la salle de restaurant, le client longe la cuisine entièrement vitrée. À l'intérieur, une quinzaine de personnes s'affairent en respectant scrupuleusement les fonctions qui leur sont attribuées. Les apprentis épluchent, taillent, nettoient, préparent parfois des entrées simples. Les commis confectionnent les plats sous la surveillance de leur supérieur, le chef de partie, spécialisé dans un secteur bien précis : les poissons, les pâtisseries, les viandes, etc. Au sommet de la pyramide, le chef a la responsabilité de l'ensemble. C'est le créatif de la bande, qui élabore les recettes, crée les cartes des menus, contrôle la qualité des plats. « Il n'est pas rare de voir voler des assiettes ou des casseroles », raconte Emmanuel Bretin, chef de rang chez Bernard Loiseau. « On rencontre quelques cinglés dans le métier, poursuit Emmanuel Bretin. Aussi, lorsqu'on a goûté à une bonne place avec un chef à l'écoute, il est difficile d'aller travailler ailleurs. »

Auteur

  • Frédéric Rey