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Politique sociale

Les faux intermittents mais vrais précaires du petit écran

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.12.2001 | Frédéric Rey

Créé à l'origine pour les gens du spectacle, le statut d'intermittent est une sacrée aubaine pour l'audiovisuel. Les patrons de chaîne usent et abusent des CDD d'usage avec des professionnels qui, entre deux contrats, pointent à l'ANPE. Accords de branche et sanctions pénales ne corrigent pas ces dérives.

Dix ans déjà que Cécile officie derrière les caméras du journal télévisé de TF1. Dix années de précarité totale. Même si ses fiches de paie tombent très régulièrement et si cette chef opératrice possède le badge permettant d'entrer dans la tour dominant le périphérique parisien, Cécile n'est toujours pas titulaire d'un contrat à durée indéterminée. Son statut d'intermittente la rend taillable et corvéable à merci. « Après avoir réparti le travail entre les permanents, vient ensuite le tour des intermittents, qu'on utilise pour boucher les trous. Le chef de service nous appelle la veille pour le lendemain ou, parfois même, simplement une heure avant. »

Impossible de refuser plus d'une fois sous peine d'être mis à l'index. Mais le manège est aussi susceptible de s'arrêter du jour au lendemain, sans aucun préavis, ni le droit à la moindre indemnité. « Il existe un modus vivendi tant que le système se maintient », souligne la jeune femme. Lorsque Cécile n'est pas appelée par TF1, elle pointe au régime spécifique des intermittents du spectacle. En 2000, un tiers de l'ensemble de ses revenus provenait des allocations chômage. Un système généreux en faveur duquel se mobilisent régulièrement les intermittents, comme cet été à Avignon, ou plus récemment encore au théâtre Mogador. Créé en 1969 pour les professionnels œuvrant dans le domaine du théâtre et du cinéma afin de leur garantir une continuité de revenus, le régime présente un déficit structurel qui n'est pas près de se résorber (voir encadré, page 36). Entre 1991 et 2000, le nombre d'allocataires a plus que doublé, passant de 41 038 à 92 440. Parmi eux, des comédiens, maquilleurs, décorateurs ou musiciens. Mais aussi des assistants de production, monteurs, mixeurs ou encore des cadreurs. Depuis l'explosion des chaînes de télévision et des sociétés de production, le régime des intermittents indemnise de plus en plus de professionnels passés du monde du spectacle aux secteurs de l'audiovisuel public et privé. Mais, entre un musicien qui court le cachet tout au long de l'année et un cadreur en poste tous les soirs sur un même plateau, il y a un sacré gap.

Un CDD très, très souple

Pour les patrons des télévisions ou des boîtes de production, l'aubaine est trop belle. Le secteur peut recourir au CDD dit d'usage, beaucoup plus souple que son cousin de droit commun. Ce contrat peut notamment être indéfiniment renouvelé sans avoir à respecter de délai de carence entre deux missions. Contrairement au CDD traditionnel, il ne donne pas droit au versement d'une prime liée à la rupture du contrat. Pour justifier le recours à l'intermittence, les entreprises s'appuient sur la saisonnalité des émissions. Une notion devenue au fil du temps extrêmement élastique. « Certains en ont déduit qu'ils pouvaient faire n'importe quoi, constate un inspecteur du travail. Peut-on invoquer la saisonnalité quand il s'agit du journal télévisé ou d'une émission diffusée année après année ? »

Les périodes chômées sont prises en charge par l'Unedic, ce qui revient à faire subventionner une partie de l'activité audiovisuelle par l'ensemble des salariés. « C'est un système d'escroquerie généralisée, martèle l'avocate Joyce Ktorza, spécialisée dans la défense des salariés de l'audiovisuel. L'industrie de l'audiovisuel a très largement tiré profit de l'intermittence dans la plus totale illégalité. » De nombreux postes couverts par ces précaires dissimulent très souvent des emplois permanents. C'est le cas de José, machiniste, qui a travaillé de 1992 à 1999 pour une société de production à monter et à démonter les décors de plateaux de tournage d'un sitcom. Le jour où la chaîne a stoppé la diffusion de la série, José a été remercié.

Combien sont-ils ? Difficile de le savoir tant les employeurs sont avares d'informations lorsqu'il s'agit de cette catégorie de personnel. Les syndicats de l'audiovisuel estiment à 50 % leur part dans les effectifs. Selon l'association des employeurs du service public de l'audiovisuel (Aespa), les quatre chaînes (France 2, France 3, Arte et La Cinq) ont, en 2000, comptabilisé 158 000 journées de travail effectuées par des intermittents. Une précarité bien loin d'être exceptionnelle ! À TF1, sur les 13 personnes œuvrant au service du mixage, 8 sont des intermittents. Parmi eux, Catherine, qui, chaque mois depuis quatre ans, se retrouve aux manettes derrière sa console pour des journées de travail souvent longues de douze heures. « Tant que ma cote d'amour était au beau fixe, tout allait pas trop mal. J'étais assurée d'être régulièrement inscrite au planning. Le statut d'intermittente ne me posait guère de difficultés. » Mais depuis le début du mois de septembre, pour la première fois, Catherine n'a travaillé que deux jours.

L'Unedic paie les congés d'été

Alors que la télévision croule sous les informations en provenance d'Afghanistan, son chef de service lui explique que la chaîne n'aura certainement pas besoin d'elle avant les vacances de Noël, pour cause d'actualité ronronnante… « J'ai demandé à un des mes collègues de vérifier le planning. Or de nouveaux et jeunes intermittents apparaissent. TF1 a mis en place un système d'informatisation de certaines tâches, et mes compétences, dans ce nouveau contexte, ne les intéressent plus. » TF1 a beau la menacer de lui faire une mauvaise publicité dans toute la profession, Catherine a assigné la chaîne devant les prud'hommes.

Jean-Pierre a vécu la même mésaventure il y a un an. De 1998 à 2000, cet assistant réalisateur a travaillé pour une émission diffusée sur une station régionale de France 3. Dans le public comme dans le privé, la méthode ne change guère : l'intermittent est employé dix mois sur douze. Et les deux mois d'été sont pris en charge par les Assedic. En 2000, l'émission change de producteur et Jean-Pierre est brutalement mis à la porte. En septembre 2001, les prud'hommes de Paris ont requalifié ses deux CDD en CDI et ont condamné la chaîne pour rupture abusive de contrat. France 3 a dû verser 70 000 francs de dommages et intérêts au réalisateur.

Depuis une dizaine d'années, la jurisprudence est en effet extrêmement claire : dès lors qu'une personne collabore régulièrement à l'activité de l'entreprise, le statut d'intermittent est complètement proscrit. Tous les grands opérateurs de l'audiovisuel en ont fait les frais. Procès le plus retentissant, celui de Canal Plus en 1999 où Alain De Greef, le directeur des programmes de la chaîne cryptée, est condamné par le tribunal correctionnel à une amende de 20 000 francs pour infraction à la législation sur les CDD. À cette époque, 300 salariés embauchés pour la fabrication d'émissions comme Nulle Part ailleurs signaient chaque année des contrats de grille couvrant une saison de programmes de septembre à juin. Certains avaient la chance d'être reconduits, d'autres pas. Cinq d'entre eux ont traîné leur ex-employeur devant les tribunaux. Mais la chaîne a fait appel et, à la surprise générale, la cour d'appel de Paris a relaxé le patron de la chaîne en décembre 2000. L'affaire est désormais devant la Cour de cassation.

L'accord de 1998 est contourné

Devant les conflits récurrents, employeurs et syndicats de salariés ont pourtant conclu un accord en 1998 afin de moraliser ces pratiques. « Nous avons eu tendance à abuser du caractère exceptionnel de l'intermittence et à sous-estimer notre obligation dans certaines situations de respecter le Code du travail, admet Bernard Gourinchas, précédemment directeur des ressources humaines de France Télévision, aujourd'hui président de l'Association des employeurs du service public de l'audiovisuel. Nous avons des progrès à faire dans ce sens. »

Le texte ne remet pas en cause le contrat à durée déterminée d'usage mais entend préciser les conditions de recours. Les partenaires sociaux ont ainsi établi une liste des métiers pour lesquels il peut être utilisé. Bilan trois ans plus tard ? « Rien n'a changé », affirme Stéphane Pozderec, responsable du Syndicat national des techniciens et travailleurs de la production cinématographique et de la télévision (SNTPCT). « La situation s'est améliorée, du moins au début, nuance Danièle Rived, secrétaire générale de la Fédération culture et communication CFDT, mais les problèmes sont loin d'avoir disparu. Plus on s'évertue à ériger des normes, plus cela génère de contournements. »

Certaines chaînes privées ont trouvé la parade en maquillant les feuilles de paie. « Le principe est simple, explique Joyce Ktorza, la chaîne établit un CDD d'usage à une hôtesse d'accueil ou à un gardien de parking en les désignant sur le bulletin de salaire comme accessoiriste ou électricien. » Dans certaines chaînes comme France 3, les intermittents qui travaillent plus de cent quarante jours dans l'année sont automatiquement requalifiés en contrat à durée indéterminée. Résultat : « Dès qu'un intermittent approche du butoir, il est remplacé par un autre », rapporte Stéphane Pozderek, du SNTPCT.

Une main-d'œuvre bien utile

Même cas de figure chez M6 où les intermittents se voient proposer des contrats de douze jours pour travailler en réalité deux fois plus longtemps. Pendant les périodes chômées, ils doivent s'inscrire à l'ANPE afin de bénéficier de l'allocation chômage. L'un d'entre eux vient de porter plainte contre le diffuseur avec l'appui du Syndicat national de la radio et de la télévision CGT. « L'illégalité des employeurs est avérée et pourtant le système perdure, souligne Joyce Ktorza. Les sanctions financières souvent limitées à quelques mois de salaire en dommages et intérêts ne sont pas encore suffisamment dissuasives. » Avec le passage aux 35 heures, plusieurs intermittents de l'audiovisuel ont pu être embauchés en contrat à durée indéterminée et sortir de plusieurs années de précarité.

Mais, dans le même temps, la souplesse offerte par cette main-d'œuvre est devenue encore plus utile aux chaînes pour combler les absences plus nombreuses des salariés. « Cela arrange tout le monde et permet de pallier des déficiences managériales, souligne un inspecteur du travail. Si un permanent ne veut pas aller couvrir une manifestation sportive le week-end en banlieue, on envoie à sa place un intermittent. Le système a encore de beaux jours devant lui. Mais, avant de s'en prendre au statut “exorbitant” des intermittents du spectacle, il y aurait bien du ménage à faire. »

Écartés du Pare

Depuis le mois de juillet 2001, l'ensemble des salariés est soumis à la nouvelle convention Unedic qui instaure notamment le Pare. Tous, sauf les 92 440 intermittents. Pour eux, les discussions ont abouti à un statu quo partiel. « Nous étions farouchement opposés à cette mesure, explique Claude Michel, de la Fédération nationale du spectacle CGT, syndicat majoritaire dans la profession, car un intermittent resté longtemps sans activité aurait été obligé de suivre une formation l'amenant à sortir définitivement de son métier. Un éclairagiste dans le cinéma aurait dû, par exemple, se reconvertir comme électricien dans le bâtiment. » Conséquence : les annexes 8 et 10, dont dépendent les intermittents du spectacle et de l'audiovisuel, survivent encore à la précédente convention.

Le groupe PS de l'Assemblée a annoncé qu'il allait déposer une proposition de loi pour proroger le régime actuel à titre conservatoire, et il presse les syndicats et le Medef d'ouvrir des discussions. Une nouvelle négociation pourrait être l'occasion de durcir les règles d'indemnisation d'un régime structurellement déficitaire. En 2000, 863 millions de francs de cotisations ont été encaissés alors que les prestations se sont élevées à 4,8 milliards. Même si l'intermittent doit avoir au moins travaillé 507 heures dans l'année pour pouvoir en bénéficier, le système reste très attrayant. Les entreprises n'hésitent pas à se séparer de leurs salariés ou à fractionner leurs contrats. Très souvent aussi, le nombre de jours réellement travaillés est sous-évalué par l'employeur. Face aux dérives financières, le Medef demande depuis plusieurs années une réduction de la facture. Ainsi, en 1999, un certain nombre d'effets pervers ont été supprimés comme l'indemnisation par rapport aux barèmes professionnels, supérieurs aux salaires pratiqués. Désormais, le montant de l'allocation est calculé en référence au salaire réellement perçu. Mais, étant donné l'augmentation continue du nombre d'allocataires, cette seule mesure ne semble pas être suffisante pour combler le trou.

Auteur

  • Frédéric Rey