logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

La CES, l'auberge bruxelloise du syndicalisme européen

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.2001 | Isabelle Moreau, Anne Renaut

Si la Confédération européenne des syndicats est aujourd'hui un pilier du dialogue social au niveau communautaire, elle le doit beaucoup au tandem Gabaglio-Lapeyre, à sa tête depuis dix ans. Fervent partisan de la négociation, le duo réussit l'exploit de faire travailler ensemble des organisations de toutes obédiences. Leur succession promet d'être difficile.

Combien seront-ils dans les travées du stade Roi-Baudouin le 13 décembre ? Plusieurs dizaines de milliers, comme l'espèrent les organisateurs ? Dans ce temple bruxellois du football, il ne sera cependant pas question de sport, mais d'une grand-messe syndicale, avec discours et animations musicales retransmis sur deux écrans géants. La Confédération européenne des syndicats (CES) a en effet mobilisé ses troupes en prévision du sommet des chefs d'État des 14 et 15 décembre, à Laeken. Les syndicalistes partiront de la place Émile-Bockstael pour rejoindre l'ancien stade du Heysel, aux cris de « l'Europe, c'est nous ! ». « Nous », ce sont les 60 millions de salariés européens adhérents des quelque 74 confédérations syndicales nationales – dans 34 pays – et des 11 fédérations syndicales européennes affiliées à la CES. Leur mot d'ordre ? « Plus d'Europe ! » Mais pas à n'importe quel prix. Pour le plein-emploi, pour « une société solidaire et sans discriminations », pour « de meilleurs emplois » et pour « une mondialisation maîtrisée au service de la justice sociale ». « Si on ne répond pas à temps à la détérioration de la conjoncture économique, explique Emilio Gabaglio, le secrétaire général de la CES, cela risque de déraper. L'Europe ne doit pas rester passive. » L'organisation syndicale européenne n'en est pas à son premier coup d'essai. À la veille du sommet de Luxembourg, en novembre 1997, 35 000 personnes manifestaient dans cette même ville. Puis 50 000 à Porto, en juin 2000, et enfin 80 000 à Nice, six mois plus tard. Elles seront sûrement davantage à Bruxelles, où la confédération a élu domicile, au sixième étage de la Trade Union House, boulevard du Roi-Albert-II.

« La CES n'est jamais meilleure que lorsqu'elle mène des actions médiatiques », estime Emmanuel Julien, chargé des questions sociales européennes au Medef. Il lui reste pourtant du chemin à parcourir. Car cette organisation créée en 1973 à la suite d'une scission avec la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) est pratiquement inconnue de l'opinion publique européenne. Jusqu'au début des années 80, elle a fait office « de bureau central de lobbying politique auprès des institutions communautaires », résume Jon Erik Dolvik, chercheur à l'Institut syndical européen, un des centres d'études et de recherche de la Confédération européenne, dans un ouvrage qu'il lui a consacré. Toujours selon lui, « la crédibilité et l'importance de la CES se réduisaient au minimum, au point même que certains membres reconnus la qualifièrent de “boîte aux lettres” et de “tête sans corps” ». La critique est dure, mais fondée.

Tout a basculé en 1991

Du moins jusqu'à l'arrivée à Bruxelles de Jacques Delors, au milieu des années 80. L'ancien président de la Commission souhaitait dynamiser le dialogue social au niveau européen. Emilio Gabaglio aussi. Les deux hommes s'appréciaient et déjeunaient régulièrement dans un restaurant bruxellois, Le pou qui tousse. Leurs efforts seront récompensés en 1991, l'année où Gabaglio devient secrétaire général de la confédération. Six mois plus tard, le 31 octobre, la CES, l'Unice (Union des confédérations de l'industrie et des employeurs d'Europe) et le CEEP (Centre européen des entreprises à participation publique) scellent un accord, qui sera repris pratiquement mot pour mot dans le protocole social du traité de Maastricht.

« Cet accord confère aux partenaires sociaux européens un pouvoir extraordinaire », explique Jean Lapeyre, le numéro deux de la CES. Ils sont désormais consultés par les États sur les grands dossiers sociaux et peuvent s'emparer, de leur propre initiative, d'un sujet de négociation. Si patrons et syndicats européens aboutissent à un accord-cadre – le premier, sur le congé parental, datant de 1994, a été suivi de deux accords sur le travail à temps partiel et les contrats à durée déterminée –, celui-ci est intégré dans la législation européenne. En revanche, en cas d'échec ou de refus de négocier de l'une des parties, le plus souvent du fait du patronat européen, la Commission européenne reprend la main. Ce qui se passe aujourd'hui avec le dossier de l'intérim.

Même si elle n'a pas renoncé à toute forme de contestation, la CES prône un syndicalisme de négociation. « Les syndicats ont tendance à vouloir négocier pour négocier. Nous sommes, pour notre part, plus précautionneux », nuance Thérèse de Liederkerke, chargée des questions sociales à l'Unice. L'organisation patronale milite davantage pour la soft law à l'anglo-saxonne, c'est-à-dire l'adoption de recommandations sans valeur contraignante pour les entreprises. Mais l'Unice rend hommage à la capacité de dialogue du secrétaire général de la CES. « Emilio Gabaglio est globalement capable d'écouter le point de vue des employeurs et de trouver des compromis. » Y compris au sein de sa propre organisation.

« La dialectique entre la loi et le contrat est permanente à la CES, reconnaît le numéro un de la confédération. Les syndicats des pays nordiques et anglo-saxons ont apporté à la CES l'élément fort du contrat, mais la législation est indispensable quand il s'agit d'affirmer des droits. »

Même si le bilan du dialogue social est encore bien maigre, l'accord de 1991 reste la grande fierté de la CES. Il porte la griffe du tandem élu lors du congrès de Luxembourg en mai 1991 : Emilio Gabaglio, un ancien professeur de l'enseignement supérieur passé par la CISL, et son bras droit Jean Lapeyre, un ancien délégué CFDT de Thomson-CSF. Entre eux, le courant passe et les tâches sont bien réparties. Au secrétaire général échoit la mission de réformer la maison, ce qu'il a fait en professionnalisant le secrétariat général et en soignant le recrutement du personnel (environ une quarantaine de personnes). Et surtout de faire entendre la voix de la CES dans le concert européen. Quant à son adjoint, il se charge de conduire les négociations avec le patronat européen.

De multiples lignes de fracture

« Gabaglio, c'est l'homme qui a porté la CES à maturité », analyse Carlo Savoini, ancien de la CISL italienne. Mémoire vivante de la confédération, où il a passé dix ans, il ajoute que le secrétaire général de la CES « fait partie de cette génération d'Italiens de l'après-guerre qui s'est lancée dans le combat pour l'Europe ». Ce syndicaliste polyglotte, formé à l'Université catholique de Milan, est un bourreau de travail. Mais il peut tout aussi bien s'échapper de son bureau encombré de dossiers et d'innombrables titres de la presse internationale, son inévitable cigare Toscanelli à la main, pour déguster tranquillement des rigatonis, au comptoir, chez Intermezzo. Secrétaire générale de Uni-Europa, la fédération européenne des services et de la communication, Bernadette Tesch-Segol ne conteste pas la forte influence du leader de la CES, mais elle remarque que les syndicats ont enfin compris la nécessité de travailler ensemble, à l'échelon européen. Cette syndicaliste belge reconnaît aussi qu'il est « très difficile de faire avancer des syndicats à un même rythme et avec un même objectif, car toutes les organisations ont des pratiques et des passés différents ».

C'est tout le sens de la diplomatie de Gabaglio que de parvenir à faire travailler ensemble des syndicats d'obédiences socialiste, chrétienne ou communiste, qui s'opposent, en outre, sur la conception politique de l'Europe. Et, par ricochet, sur le mandat confié à la CES. Les lignes de fracture sont multiples. « Il y a un clivage Nord-Sud. L'Allemagne, où les branches ont davantage de pouvoir que la confédération allemande des syndicats elle-même, le DGB, et les pays nordiques rechignent à donner carte blanche à la CES. Tandis que les Latins, notamment les Italiens et les Français, sont les plus fédéralistes. Ce qui n'est évidemment pas le cas des syndicats britanniques », analyse Maurice Braud, de l'Ires. La pratique commune de la langue anglaise rapproche les syndicalistes nordiques, britanniques et allemands et les oppose aux Français et aux militants de l'Europe du Sud.

Autre différence culturelle, dans les pays du Nord : en Grande-Bretagne et en Allemagne règne l'unité syndicale, alors qu'en France « le paysage syndical est très éclaté », souligne Dave Feickert, european officer du bureau du TUC (Trades Union Congress) à Bruxelles. L'Hexagone ne compte pas moins de cinq organisations affiliées à la Confédération européenne des syndicats, depuis que la CGT et l'Unsa ont rejoint en 1999 FO, la CFDT et la CFTC. Les centrales françaises disposent cependant au sein du comité exécutif d'un nombre de mandats plus important que le puissant DGB. Mais si FO, la CGT ou la CFDT, qui s'expriment le plus souvent par la voix de leur secrétaire général, sont très écoutées à Bruxelles, il est difficile de faire l'impasse sur des poids lourds comme le DGB (9 millions d'adhérents) ou le TUC (8,5 millions d'adhérents). « Lorsqu'ils s'expriment, confirme un membre de la CES, on sait ce qu'ils pèsent… » Les syndicats nordiques sont aussi très influents. Ils n'hésitent pas à préparer les réunions de la CES via le Nordic Trades Union Council et votent rarement différemment. « Mais il n'existe pas de coalition dominante, analyse un membre de la CES. Si l'impact des grands est indéniable, il ne faut toutefois pas le surestimer. » Les décisions sont en effet adoptées à la majorité qualifiée des deux tiers.

Il arrive souvent que cette grande marmite syndicale entre en ébullition. « Il y a de temps en temps des bagarres, concède Kanut Sanden, chef du bureau bruxellois de LO Norvège, mais c'est bon pour la santé ! » Comme à Helsinki, en juin 1999, lors du dernier congrès de la CES. Les Scandinaves sont remontés au créneau sur les prérogatives de la CES. Côté français, Force ouvrière a également haussé le ton : « À nos yeux, explique Jean-Marc Bilquez, secrétaire confédéral chargé de l'Europe, la CES n'était pas suffisamment critique à l'égard des institutions européennes. »

Autre critique récurrente, la confédération serait trop dépendante financièrement de la Commission européenne. Le budget de la CES (30 à 35 millions de francs) est alimenté par les cotisations des organisations membres, en fonction du nombre d'adhérents revendiqués. Les confédérations ne peuvent guère donner plus. Depuis la fin des années 80, la plupart (TUC, DGB, LO ou FO) disposent d'un bureau à Bruxelles qui grève leurs budgets internationaux. « Ces maigres ressources ont accru la dépendance de la CES aux projets financés par la Commission », regrette un syndicaliste français. « Tout cela est transparent, s'étonne un membre de la CES. Chaque ligne budgétaire est votée par le Parlement européen. »

Prodi n'a guère la fibre sociale

Pour promouvoir le dialogue social européen, la Commission met, en effet, des moyens à disposition de la confédération, comme d'ailleurs de ses interlocuteurs patronaux. Elle finance en outre divers organismes, comme le Bureau technique syndical européen, l'Académie syndicale européenne, l'Association pour la formation européenne et l'Institut syndical européen, des satellites de la CES qui emploient au total une soixantaine de personnes.

Reste que la confédération entretient avec la Commission des liens moins privilégiés que par le passé. Romano Prodi n'a guère la fibre sociale, et l'Unice est plus en cour à Bruxelles. « Nous sommes dans un contexte très différent de celui que nous avons connu du temps de Jacques Delors, reconnaît Thérèse de Liederkerke, de l'Unice. La Commission est aujourd'hui plus faible politiquement. » D'où l'enjeu du sommet de Laeken, qui doit traiter de l'avenir des institutions. Et va obliger, par contrecoup, les partenaires sociaux à se positionner.

Ce n'est pas le seul sujet de débat au sein de la CES. À respectivement 64 et 59 ans, et après dix ans de bons et loyaux services, Emilio Gabaglio et Jean Lapeyre n'ont guère envie de rempiler en 2003, lors du prochain congrès de l'organisation. Mais, faute de candidats (voir encadré), ils risquent de devoir prolonger leur séjour à Bruxelles. Peut-être pour un demi-mandat. Leur succession promet d'être une belle gageure.

Une succession délicate

« Vous avez entre 40 et 55 ans. Vous occupez la fonction de secrétaire général au sein d'une organisation syndicale d'un État membre de l'Union européenne. Vous maîtrisez l'anglais. Vous avez su démontrer avec succès vos compétences techniques et relationnelles. Merci d'adresser votre candidature avant fin 2002 à la Confédération européenne des syndicats pour ce poste rémunéré 25 000 francs nets par mois, basé à Bruxelles. »

Ce type d'annonce n'a bien sûr aucune chance de passer dans les quotidiens européens. Pourtant, à moins de deux ans de son prochain congrès, qui se tiendra courant 2003 – vraisemblablement dans la capitale d'un pays de l'Est –, la question se pose. Pas officiellement, puisque le secrétaire général actuel, Emilio Gabaglio, répète que « le poste n'est pas vacant ». Ce qui est vrai. Mais, à 64 ans, le numéro un de la CES souhaiterait souffler un peu. Il avoue tout de même qu'il serait « satisfait » si un dirigeant syndical de premier plan se portait candidat. Ce ne sera pas, en tout cas, Nicole Notat, candidate non déclarée et très sollicitée. Elle n'ira pas à Bruxelles. « Sa décision a piqué un certain nombre de syndicalistes qui l'avaient soutenue », raconte un membre de la CES. Tout est donc à refaire. Cela ne sera pas simple car « un Gabaglio, cela vaut plusieurs secrétaires généraux de biens des organisations syndicales », estime Maurice Braud. Alors qui ? « Another Gabaglio », répond malicieusement Dave Feickert, responsable du bureau du TUC à Bruxelles. Et pourquoi pas. Dans la capitale de la Belgique, le bruit court déjà que faute de candidat(s) sérieux, le chef de file de la CES, ainsi que son adjoint Jean Lapeyre, pourraient se succéder à eux-mêmes au printemps 2003.

Auteur

  • Isabelle Moreau, Anne Renaut