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Enquête

Les délocalisations gagnent le tertiaire

Enquête | publié le : 01.12.2001 | Valérie Devillechabrolle

Non seulement la main-d'œuvre est moins chère en Thaïlande ou en Pologne, mais elle y est de plus en plus qualifiée. Après le textile et l'automobile, c'est au tour de l'informatique et des centres d'appels d'émigrer. Et les services administratifs suivent le mouvement… parfois pour s'installer chez nos voisins européens !

« Impossible de lutter ! » Face à des ouvriers roumains capables d'assembler des téléphones portables pour 2 dollars l'heure, « charges sociales et absentéisme compris », les salariés français de l'usine girondine de Solectron ont dû se résoudre, en octobre, à voir partir cette production à Timisoara. Pour Hamid Halfaoui, le P-DG, en France, du numéro un mondial des équipementiers électroniques, « ces transferts de productions banalisées dans des pays à bas salaire font désormais partie du cycle normal de fabrication de certains de nos produits, imprimantes, PC ou mobiles ».Car, selon lui, « c'est la seule façon de suivre les baisses de prix exigées par les clients ». La pilule n'en paraît pas moins amère à Dominique Darjo, élu (CGT) du comité d'entreprise de Solectron. Si, jusqu'à présent, le boom des télécoms et le rapatriement de productions en provenance de pays d'Europe voisins avaient plus que compensé l'impact de ces délocalisations sur l'emploi dans l'Hexagone – où Solectron a créé plus de 1 000 emplois en un an –, le retournement du marché a bouleversé la donne : « Le transfert à Timisoara s'accompagne de 300 suppressions d'emplois sur le seul site de Canéjan, sans compter les centaines d'intérimaires, priés d'aller trouver du boulot ailleurs… », se désole le syndicaliste.

Qu'il s'agisse de Solectron, mais aussi, récemment, de Saupiquet, Dim ou Valeo, les délocalisations se multiplient. Pour les entreprises américaines installées en France, c'est devenu la deuxième cause de réduction d'effectifs, juste derrière le ralentissement économique, selon la Chambre de commerce américaine de Paris (AmCham). Et cela ne devrait pas s'arranger Parmi les entreprises interrogées par l'AmCham, une entreprise sur quatre déclare avoir transféré des emplois hors de France en 2001. Et une sur trois l'envisage pour la période 2002-2003. De plus en plus d'activités sont aspirées par les pays émergents, où les coûts salariaux restent entre 4 et 10 fois inférieurs à ceux d'Europe occidentale (voir encadré page 22). Comme l'explique Michel Fouquin, directeur adjoint du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii), « les salariés de pays développés n'ont plus beaucoup d'atouts pour conserver des productions régies par la concurrence par les prix, du moins tant que cette dernière n'est pas compensée par des impératifs de proximité, comme cela peut être le cas dans les réassorts du prêt-à-porter ou pour les produits agroalimentaires ».

Déménagements brutaux dans le tertiaire

Non seulement l'hémorragie de productions bas de gamme se poursuit – l'industrie française de la confection continue de perdre 500 emplois par mois –, mais, depuis la fin des années 90, elle atteint, indique Patrick Artus, l'économiste en chef de la Caisse des dépôts, « des produits de plus en plus sophistiqués, dont on ne pensait pas qu'elles pourraient être aussi rapidement concernées, à l'instar des biens d'équipement automobiles, informatiques ou encore électroniques ». Comme le confirme Gérard Rulleau, directeur des relations extérieures de l'équipementier automobile américain Delphi, « les entreprises ne s'acharnent plus à maintenir un site si la demande de la clientèle évolue ». Même après avoir investi plus de 60 millions de francs dans la modernisation et la requalification du personnel de son usine de Rillieux-la-Pape, dans la banlieue lyonnaise, le fabricant de voitures miniatures Majorette a décidé cet automne d'arrêter les frais. Le site historique de cette entreprise légendaire a fermé, entraînant la suppression de 237 emplois. « Nos marges sur les produits fabriqués en France étaient plus de 2 fois inférieures à celles que nous réalisons en Thaïlande », explique Didier Lenormand, le directeur financier. À condition d'être mobiles, les « Majorette » devraient toutefois se recaser facilement grâce à leurs compétences en plasturgie : trois jours après l'annonce de la fermeture, la direction avait déjà reçu plus de 50 offres d'emploi…

Ces déménagements parfois brutaux n'épargnent pas non plus le tertiaire. À commencer par les centres d'appels. C'est parce qu'il ne parvenait plus « à servir des clients avec les tarifs français » qu'Emmanuel Mignot, P-DG de TeleTech, s'apprête à ouvrir sa première plate-forme téléphonique au Maroc, suivie de neuf autres d'ici à 2007 : « Outre le niveau de salaire et le fait qu'au Maroc le dimanche n'est pas un jour férié, les salariés parlent couramment français, espagnol et arabe », s'enthousiasme ce prestataire. « Et en plus, ils aiment leur métier ! » renchérit Sophie de Menthon, présidente de Multilignes Conseil, implanté en Tunisie. « Au regard du niveau de vie dans ces pays, ces salariés sont en effet deux fois mieux payés que nos téléacteurs français… tout en nous coûtant quatre fois moins cher », souligne cette patronne de choc. Présidente du syndicat patronal des centres d'appels, elle ne voit pas comment maintenir des centres d'appels en France « à l'horizon de quatre ans ».

À ces délocalisations « salariales » s'ajoutent toutes celles décidées au nom d'impératifs fiscaux, commerciaux ou industriels. Selon une enquête réalisée par la nouvelle Agence française pour les investissements internationaux (Afii), le cabinet Andersen et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) au cours de l'été 2001 auprès de 129 multinationales, plus de 40 % d'entre elles envisagent de réaliser d'ici à 2004 plus de la moitié de leur production en dehors de leur pays d'origine. En clair, « pour se développer en Europe de l'Est, Colgate ne va pas construire de nouvelle usine à Toulouse », résume Jean-Claude Rech, délégué central CFDT de Colgate. Désormais, c'est le pouvoir d'achat des consommateurs qui détermine principalement la carte des localisations industrielles. « La spécialisation des usines occidentales dans des produits à haute valeur ajoutée est avant tout liée au fait que seuls les consommateurs de ces pays peuvent s'offrir ce genre de produits », explique Daniel Wappler, le DRH de la branche vitrage de Saint-Gobain, responsable des zones Europe et Amérique du Sud. Et Michel Huc, le leader FO de la Métallurgie, d'enfoncer le clou : « Les salariés occidentaux doivent arrêter de croire qu'ils vont continuer à fabriquer pour le monde entier… » Mais la production n'est plus la seule fonction de l'entreprise menacée de délocalisation. Toujours d'après l'enquête de l'Afii, une entreprise sur trois envisage d'internationaliser ses services administratifs d'ici à 2004.

En Europe, ce processus s'accompagne souvent d'une centralisation de fonctions supports comme la comptabilité ou l'informatique. Ce qui peut conduire à la mise en concurrence des salariés, car « les entreprises ont toujours deux ou trois options possibles », résume Yasmine Tarasewicz, avocate associée du cabinet américain Proskauer Rose, spécialisée dans l'accompagnement social des restructurations. En 1999, DHL a procédé à une étude comparative pour regrouper sur un seul site l'ensemble de ses services comptables européens. Interrogé dans le cadre d'un récent rapport du Sénat sur l'expatriation des compétences, Gilles Garin, le P-DG en France du groupe de messagerie américain, a indiqué que la France n'est arrivée qu'au 8e rang dans cette comparaison. En raison du coût de l'immobilier, de celui de la main-d'œuvre et de charges sociales excessives. « Mais aussi du manque d'aptitude aux langues étrangères du personnel français. » Résultat : les 600 emplois des services comptables de DHL sont désormais installés à Maastricht, aux Pays-Bas. Ce qui a entraîné au passage la suppression de 73 emplois en France.

Siège juridique en Hollande, DG à Atlanta

Quartiers généraux et labos de recherche n'échappent pas non plus à ce grand mouvement de migration. Nouvelle filiale de France Télécom spécialisée dans la transmission de données à haut débit, Equant n'a pas hésité à installer son siège juridique en Hollande et à déménager sa direction générale à Atlanta. Mais ce qui a fait surtout bondir les syndicats de l'opérateur public, c'est la mise à l'étude du transfert à Montréal d'un labo rennais très pointu sur la téléphonie par Internet. Vraisemblablement afin de se rapprocher de son principal fournisseur de matériel, le canadien Nortel. À lui seul, « ce déménagement risquait d'entraîner la disparition pure et simple de l'avance technologique française et de mettre en péril, à terme, l'ensemble de ce pôle créateur d'emplois d'avenir ! » s'insurge Thierry Mouton, délégué CFDT rennais. Face au tollé suscité, l'étude de ce transfert a été formellement abandonnée, indique-t-on auprès de la direction d'Equant. A contrario, la direction d'ABB Alstom est restée inflexible sur la fermeture d'un centre technique spécialisé dans les turbines nucléaires, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), avec 300 suppressions d'emplois à la clé. Motif ? Cette filiale d'Alstom préfère concentrer ses forces sur le marché plus prometteur des turbines à gaz, dont le centre technique est basé à Baden-Baden. En Allemagne.

Cette internationalisation galopante n'est donc pas l'apanage des entreprises étrangères. Même dans les groupes français qui cultivent les valeurs sociales, « le modèle social français est remis à sa juste place et ne fait plus l'objet d'un traitement réservé », constate Pierre Crozier, consultant, partner Mercer Delta Consulting. « Pour ne pas s'exposer au reproche de privilégier les salariés français, les directions sont de plus en plus contraintes de respecter une certaine équité dans la répartition internationale des efforts et des centres de compétences », poursuit-il. Face à ces vagues de délocalisations, la compétitivité de la France, fondée sur la productivité et l'encadrement relatif du coût du travail par la politique de désinflation n'apparaît plus suffisante pour préserver l'emploi dans l'Hexagone, en particulier celui des moins qualifiés. D'abord, parce que cette politique « n'incite pas les entreprises à investir dans la modernisation de l'outil de production et la qualification du personnel », se désole Jean-Christophe Le Duigou, l'économiste de la CGT. C'est le cas du textile où, faute de moyens suffisants, le patronat a fait de l'abaissement du coût du travail son principal cheval de bataille depuis des lustres. Reste que, en provoquant une hausse mécanique de plus de 25 % du smic horaire d'ici à 2005, les 35 heures vont ruiner des années d'efforts et risquent de se solder par une nouvelle hémorragie d'emplois dans ce secteur. Alors que François Pénard, directeur des affaires sociales de l'Union des industries textiles, persiste à plaider en faveur d'un nouvel abaissement du coût du travail, « sous forme de prime à l'emploi », Christian Larose, leader CGT du Textile, demande avant tout au gouvernement de « ne pas s'en tenir aux reclassements et [d']encourager financièrement des solutions industrielles crédibles, bâties sur des produits innovants et un potentiel de recherche ».

Les ouvrières françaises paient le prix fort

Le maintien, à tout prix, de productions à faible valeur ajoutée n'est qu'une fuite en avant. Les salariées de l'usine Delphi de faisceaux de câbles du Technoland de PSA à Sochaux en ont fait l'amère expérience. Alors que tous les équipementiers automobiles sont en passe de déménager leurs câbleries dans les pays émergents, le groupe du Michigan avait tenu en 1995 à maintenir un site de production à Sochaux « au nom d'impératifs commerciaux », précise Gérard Rulleau, son directeur des relations extérieures. Mais, pour maintenir coûte que coûte la compétitivité du site et compenser leur salaire au smic, les ouvrières ont payé le prix fort en termes d'intensification du travail, de précarité et de flexibilité. Au point que, d'après les décomptes des syndicalistes, sur les 300 salariées embauchées il y a six ans, il n'en resterait plus aujourd'hui qu'une vingtaine, les autres ayant préféré chercher du travail ailleurs.

La concurrence des pays émergents est d'autant plus vive que la qualification de la main-d'œuvre locale s'accroît de façon spectaculaire. C'est d'ailleurs pour en convaincre les délégués syndicaux d'une usine située près de Compiègne que la direction de Saint-Gobain n'a pas hésité, en 2000, à emmener Patrice Carvalho, l'ancien délégué cégétiste de cette usine, élu en 1997 député PC de l'Oise, visiter la nouvelle unité jumelle de Birkenau, en Pologne. « Honnêtement, je ne pensais pas que l'usine polonaise était aussi performante et que le personnel, les cadres mis à part, avait un tel niveau de formation », raconte, médusé, Patrice Carvalho. Seule différence notable : « La vétusté des voitures garées sur le parking du personnel, révélatrice du niveau de vie des salariés polonais. »

Quant à « l'excellence scientifique et technique » des ingénieurs français, elle était encore louée l'année dernière par 60 % des entreprises interrogées par Ernst & Young : « Les ingénieurs des centres de recherche français, tels ceux, pour Philips, de Rennes ou de Sofia-Antipolis, sont toujours considérés comme performants et compétitifs, même si la compétence des ingénieurs indiens ou bengalis s'est énormément accrue et que la réputation de grande réactivité et d'adaptation de ceux de la Silicon Valley reste forte », confirme d'ailleurs Bertrand Cardera, le DRH de Philips France. Reste que ces hauts potentiels français sont eux-mêmes de plus en plus mobiles : en quatre ans, rapporte le sénateur André Ferrand, le nombre de cadres expatriés a augmenté de près de 20 %. Destinations principales : l'Amérique du Nord et l'Asie.

Un compromis intelligent pour le dimanche

Côté souplesse, la France a effectivement beaucoup de progrès à faire. Car, aux yeux des investisseurs étrangers, l'Hexagone reste un territoire hyperréglementé et sur-administré. La direction de Danone en sait quelque chose. Après sept mois de discussions, près de 80 réunions et cinq référés devant la justice, les partenaires sociaux de LU avaient à peine entamé la deuxième phase des négociations sur l'accompagnement social des 570 suppressions d'emplois en France. Alors que la restructuration était déjà achevée au Benelux. Et, en Angleterre et en Irlande, le nombre de candidats au départ dépassait de beaucoup celui des emplois supprimés. Dans cette perspective, le projet de loi de modernisation sociale suscite bien des craintes : « Sous couvert de mettre en discussion les orientations économiques de l'entreprise, les syndicats vont instrumentaliser leurs pouvoirs pour résister au changement », s'inquiète l'avocate Yasmine Tarasewicz. Pour Emmanuel Mignot, le P-DG de TeleTech, une chose est sûre : « La compétitivité de la France dans un secteur qui a déjà créé 250 000 emplois, et pourrait en créer plus du double dans les années qui viennent, ne va pas durer bien longtemps si l'État continue à promouvoir des lois démagogiques ou encore à laisser aux entreprises le soin de gérer la complexité administrative. » Il réclame des « compromis intelligents », par exemple sur le travail du dimanche, pour lequel l'autorisation du préfet est renouvelable chaque année « en fonction de son bon vouloir ». Bref, la France a un gros effort d'adaptation à faire, sous peine de voir ses emplois « foutre le camp » !

4 Polonais pour 1 Français
À l'année, un ouvrier coûte moins cher en France qu'en Allemagne

Pour le prix d'un ouvrier français, une multinationale industrielle peut aujourd'hui s'offrir les services de plus de quatre Polonais. Tel est le principal enseignement de l'étude comparative à laquelle se livre chaque année la direction des ressources humaines d'un grand groupe français. Grâce à une politique salariale vertueuse depuis la fin des années 80, les ouvriers français réussissent à maintenir un léger avantage par rapport à leurs homologues allemands, belges, néerlandais ou d'Europe du Nord. En 2000, un ouvrier aura coûté à cette entreprise 37 600 euros en France, contre 38 800 euros en Allemagne, 40 700 euros en Belgique et 38 100 euros en Suède. Toutefois, cet écart est en partie gommé par les 35 heures : l'heure de travail coûte plus cher en France (25,4 euros) qu'en Allemagne (24,7 euros) ou en Norvège (19,3 euros).

Par rapport à ce groupe de tête, les ouvriers italiens, anglais, espagnols et luxembourgeois sont plus compétitifs avec un coût total annuel compris entre 29 600 euros (au Luxembourg) et 34 600 euros (en Italie). Toutefois, en partie en raison d'un taux de change défavorable, le coût salarial annuel anglais (33 300 euros) a progressé plus vite (+ 10 %) que celui de la France. De la même façon, l'envolée du dollar a largement renchéri (+ 17,3 % en un an) le coût d'un ouvrier américain, qui a culminé à 56 100 euros en 2000. Si les Portugais (21 300 euros) creusent toujours l'écart par rapport à leurs collègues de l'Union européenne, ils ne peuvent rivaliser avec ceux installés aux portes de l'Europe : l'entreprise ne débourse que 8 800 euros pour un ouvrier tchèque et 8 300 euros pour un Polonais. Grâce à une durée du travail plus longue, l'heure de travail coûte 5 à 6 fois moins cher à Gdansk que dans le Sillon rhodanien. Reste à savoir pour combien de temps la Pologne restera la plus compétitive : sous l'effet, en particulier, d'une inflation galopante, le coût salarial d'un ouvrier polonais rapporté à celui de la France s'est accru de près de 20 % en un an.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle