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Une nouvelle distribution des rôles

Dossier | publié le : 01.12.2001 | F.C.

Parler de privatisation de la Sécurité sociale en France peut sembler paradoxal tant l'État se montre omniprésent. Pourtant, au-delà des revers de la gestion paritaire, illustrés par le récent départ du Medef de la Sécu, des pans entiers de la protection complémentaire glissent vers le privé. Avec le concours de Bruxelles.

Deux mois après le départ fracassant du Medef des organismes de Sécurité sociale, les paris sont ouverts. Les plus pessimistes, c'est le cas de Marc Blondel, le leader de Force ouvrière, assurent que c'en est fini du paritarisme à la Sécu.Et esquissent un scénario aboutissant à la privatisation, après une première phase d'étatisation forcée du système de protection sociale. D'autres – et ils sont nombreux – estiment qu'on en reviendra fatalement au paritarisme. « Je n'ai rencontré personne, ni à gauche ni à droite, qui me parle d'étatisation », remarque ainsi l'ancien ministre des Affaires sociales, Jacques Barrot. Reste que pour beaucoup d'observateurs, notamment syndicaux, les griefs du Medef sont tout à fait légitimes : absence de clarification des responsabilités entre État et partenaires sociaux, représentativité contestable des administrateurs, opacité des comptes, impossible régulation des dépenses, capacités d'innovation réduites, difficultés de gestion des personnels. Les problèmes soulevés par l'organisation patronale sont d'une telle ampleur que son retour semble très hypothétique. En attendant, l'Union professionnelle artisanale (UPA), présidée par Robert Buguet, occupe les postes désertés par le Medef et la CGPME dans les conseils d'administration. Et, le 23 octobre dernier, le gouvernement et les nouveaux administrateurs de la caisse maladie ont fait passer un premier message auprès des kinésithérapeutes, signifiant aux professionnels de santé que la vie conventionnelle continuait comme avant. Rien qui ne laisse supposer une étatisation accrue du régime de protection sociale, ni sa prochaine privatisation.

Poser la question de la privatisation de la Sécurité sociale est d'ailleurs juridiquement paradoxal, techniquement injustifié et politiquement incongru. Juridiquement paradoxal puisque les organismes de Sécurité sociale ont un statut de droit privé, ce qui est également vrai de la plupart des institutions exerçant leur activité dans le secteur de la protection sociale, qu'il s'agisse des caisses de retraite complémentaire, des mutuelles ou des institutions de prévoyance. Impossible de privatiser ce qui l'est déjà. La question est techniquement injustifiée dès lors qu'une part croissante de la protection sociale n'est plus financée par des cotisations prélevées sur les salaires et définies par voie de négociation, mais par l'impôt, dont le taux est fixé par les pouvoirs publics et voté par le Parlement. Enfin, l'éventualité d'une privatisation de la Sécu paraît incongrue au moment où, événements internationaux obligent, tous les pays, y compris les États-Unis, se tournent vers l'État protecteur.

Les limites du modèle assurantiel

Il n'est pas banal, en effet, d'entendre le sénateur républicain du Tennessee, Bill Frist, déplorer publiquement qu'on ait délaissé le système de santé public américain. En France, Daniel Le Scornet, président des Mutuelles de France, ne peut s'empêcher d'ironiser : « Ceux qui voyaient dans la société assurantielle une réponse à tous les maux de notre civilisation sont obligés d'admettre qu'elle conduit à une impasse. » Force est de constater que les mesures arrêtées ces dernières semaines témoignent des limites du modèle assurantiel. Qu'il s'agisse de la décision prise par les pouvoirs publics de confier à l'assurance maladie l'indemnisation des accidents thérapeutiques ou du refus des assureurs de couvrir des risques devenus subitement trop élevés, par exemple les conséquences d'actes terroristes. À tout le moins, explique l'économiste Patrick Artus, il faudrait imaginer un système qui permettrait, qu'au-delà de la réassurance, se mette en place un « assureur en dernier ressort ». Bien évidemment ce ne pourrait être que l'État. Et certains de pousser le raisonnement plus loin en imaginant les assureurs renonçant à un marché de la santé devenu trop onéreux et à une capitalisation qui ne permet pas mieux que la répartition de faire face au choc du vieillissement. Bref, tout concourt à donner l'impression que le souffle des explosions des tours de Manhattan et de l'usine AZF de Toulouse a conduit à une réévaluation générale de la situation au profit de la puissance publique. Et renvoyé aux oubliettes les fantasmes du « tout privé ».

En France, la preuve est pourtant faite depuis longtemps que l'État n'est pas le mieux placé pour prendre en charge la couverture de certains risques. Que l'on songe à son incapacité à réguler les dépenses de santé ou encore à pérenniser les recettes du fonds de réserve des retraites, un jour produit de la vente des licences de téléphones mobiles, le lendemain résultat de la privatisation d'une autoroute… On pourrait multiplier les exemples témoignant qu'à l'injustice du marché répond, comme en écho, l'absence de savoir-faire de la puissance publique.

François Ewald, éminence grise du président de la Fédération française des sociétés d'assurances Denis Kessler, rappelait cependant, lors de la dernière assemblée générale de l'Association internationale de la sécurité sociale (AISS), en septembre dernier à Stockholm, qu'en France on assiste à une « tendance irréversible à l'étatisation de toutes les branches ». Et, pour illustrer son propos, il évoquait la mise en place de la couverture maladie universelle (CMU) et de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), l'appel aux fonds publics pour alimenter le fonds de réserve des retraites, ou encore le financement des accidents médicaux. Autant de domaines dans lesquels l'assurance privée n'interviendra qu'à la marge ou pas du tout. Soit parce que les conditions de rentabilité ne sont pas réunies, comme avec la CMU ; soit parce que les assureurs ont été soigneusement tenus à l'écart des nouveaux dispositifs (c'est le cas de l'APA) ; soit, enfin, parce qu'ils n'ont pas réellement souhaité s'impliquer dans la couverture d'un risque dont on discerne mal les limites. L'exemple de l'aléa thérapeutique entre assurément dans cette dernière catégorie.

Il n'empêche que la France connaît depuis une dizaine d'années, à l'instar de nombreux autres pays, un mouvement de fond tendant à faire une place aux opérateurs privés dans la distribution de prestations sociales. Car la privatisation n'est pas seulement le cas de figure du passage d'un statut de droit public à un statut de droit privé. C'est d'abord une autre répartition des tâches entre l'État et d'autres opérateurs. Ou, pour reprendre la terminologie bruxelloise, c'est l'application du principe de subsidiarité en vertu duquel l'État n'assume que les missions dont on est certain qu'il s'acquittera mieux que quiconque. En clair, ne doivent dépendre de la puissance publique que des activités relevant à l'évidence de l'exercice d'une mission de service public. C'est en application de ce principe, par exemple, qu'une politique de la famille à visée nataliste doit relever de l'État.

Une délégation de gestion revendiquée

Reste alors à tracer le contour de ces missions de service public qui varient d'un pays à un autre. En France, en application du droit à la santé et du droit à un revenu décent et, par extension, à une retraite décente, une partie au moins des couvertures maladie et vieillesse relève de l'État : celle qui garantit à tout citoyen le bénéfice de prestations de base. Est-ce à dire alors que les assureurs privés n'auraient aucune possibilité d'intervenir dans ce champ ? Ce n'est pas l'avis de certains opérateurs qui, dans le domaine de la santé, revendiquent une délégation de gestion. Dans ce cas, « ce qui importe, c'est la définition du cahier des charges. Le problème est d'introduire dans cette définition des éléments d'innovation en termes de réseaux, de plates-formes et de dossier médical. Autant de chapitres sur lesquels la Sécurité sociale n'a pas su innover », souligne Jean-Pol Mairiaux, président de l'Union nationale des Mutuelles Mieux-Être. Jugement sévère ? C'est, en tout cas, sur la base du même raisonnement qu'Axa a bâti son projet de « sécurité sociale privée ».

À un stade plus avancé, la privatisation s'apparente à une transformation des structures de la protection sociale.Ce changement peut alors concerner les institutions, l'administration ou la prise en charge de s coûts, voire les trois à la fois. Si un tel bouleversement n'est pas à l'ordre du jour en France pour la Sécurité sociale proprement dite, qui conserve son architecture, la tendance actuelle est au transfert des dépenses vers d'autres acteurs publics comme les collectivités locales, ou vers les entreprises privées. C'est ce qui se passe en matière d'assurance maladie complémentaire. Alors que l'on assiste à un désengagement de la Sécurité sociale qui ne prend en charge que 74 % des dépenses de santé, l'introduction de la couverture maladie universelle conduit à la généralisation de la couverture complémentaire assurée par les institutions de prévoyance, les sociétés d'assurance et les mutuelles. Autant d'organismes qui, rappelle Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT, n'assuraient auparavant que 70 % des salariés.

La non-qualité a un coût

Dans le domaine de la retraite, un mouvement de même nature se produit. Alors que les cotisations des entreprises continuent d'augmenter – à l'Arrco, le taux contractuel obligatoire de cotisation sur la tranche B sera porté à 12 % en 2002, 14 % en 2004 et 16 % en 2005 –, les employeurs offrent à leurs salariés une retraite supplémentaire dite de « troisième niveau ». Il s'agit d'une retraite en capitalisation prenant la forme d'un régime à cotisations définies (article 83 du Code général des impôts), d'un régime à prestations définies (article 39) ou d'un plan d'épargne d'entreprise, obligatoirement abondé par l'employeur. Hier, le plan d'épargne d'entreprise à long terme, et bientôt, avec la loi Fabius, le plan partenarial d'épargne salariale volontaire (PPESV). Dans tous les cas, la mise en œuvre est le fait d'un opérateur privé, cette forme de privatisation étant non seulement acceptée, mais encore souhaitée par l'employeur, qui voit dans ces mécanismes l'occasion d'échapper à la rigidité des politiques salariales en diversifiant les moyens de rémunération de son personnel tout en lui permettant de se constituer une épargne de long terme.

Enfin, dans sa forme la plus extrême, la privatisation permet d'introduire des mécanismes de concurrence dans un marché jusque-là monopolistique, de réduire les interventions de l'État par la déréglementation et la libéralisation et d'en arriver à une véritable commercialisation de l'offre de biens et de services. Dit autrement, l'assuré achète des biens médicaux et des soins comme il achète « un produit retraite ». Bien évidemment, la France ne s'avance qu'à pas comptés dans cette direction, à travers des expériences de réseaux et de filières de soins initiées par la réforme de 1995 de la Sécurité sociale, engagée par le gouvernement Juppé. Comme l'expliquait le président de l'Association internationale de la sécurité sociale Johan Verstraeten, en ouvrant la dernière assemblée générale de son organisation, le 9 septembre, « les citoyens attendent de bons services. Mais l'État est de moins en moins le seul fournisseur de services sociaux. Il est plutôt le pourvoyeur d'un environnement global favorable au développement social ». En clair, l'État ne doit plus réglementer l'offre de services, mais il doit réglementer l'environnement dans lequel les institutions offrent ces services. Cela dit, la fourniture de biens et de services sociaux entraîne toujours une charge financière. Sera-t-elle moins élevée si elle est assurée par le marché plutôt que par l'État ? La non-qualité ayant aussi son coût, les résultats des expériences menées à l'étranger invitent à la plus grande prudence.

Auteur

  • F.C.