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Vie des entreprises

Le dumping social marocain attire les firmes tricolores

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.11.2001 | Isabelle Moreau

Salaire minimal à 1 800 francs, main-d'œuvre bien formée, couverture sociale réduite… En dépit d'un climat social tendu, les entreprises françaises qui investissent au Maroc y trouvent leur compte. Les salariés marocains aussi, avec des semaines de 42 heures, au lieu de 48, et un 13e mois à la clé.

Série noire dans le Calvados. Déjà traumatisé par le naufrage de Moulinex, le département normand a enregistré en septembre un autre sinistre industriel : la fermeture de Sylea, du groupe Labinal, dont l'activité de câblage, comme celle de l'unité de Cahors, a été transférée au Maroc. Au total, près de 600 salariés se sont retrouvés sur le carreau à la rentrée. « Cela fait déjà quatre ou cinq ans qu'on a alerté le personnel sur cette éventualité, rappelle Odile Martin, déléguée CGT à Cahors. Mais le plus dur, ajoute cette ancienne opératrice de fabrication, c'est que nous perdons notre travail uniquement pour des raisons de rentabilité. »

Dans le collimateur des organisations syndicales : Valeo, qui a racheté Sylea en septembre 2000. Mais les constructeurs automobiles sont également montrés du doigt. PSA notamment, dont l'usine Citroën de Rennes était l'unique client de Sylea, à Vire, et qui a exigé de Valeo, selon la CGT, de ramener le coût de l'heure facturée de « 225 à… 80 francs ». Patrick Desplat, l'ex-directeur du site de Vire, ne dément pas complètement. « Depuis dix ans, il y a une telle pression des constructeurs sur les prix que Valeo s'est implanté en Italie, en Espagne et au Portugal, avant d'aller en Tunisie et au Maroc, où le coût de la main-d'œuvre est moindre. »

Installés de l'autre côté de la Méditerranée, les marques souhaitent désormais avoir leurs fournisseurs sous la main… comme en France. Renault (qui assemble au Maroc la Kangoo), PSA et Fiat ont été rejoints par les équipementiers, puis par leurs sous-traitants. Des implantations en cascade, comme l'illustre l'installation, en novembre 2000, dans l'une des zones industrielles de Casablanca, de Sofanou, filiale du groupe franc-comtois HBS Technologie, spécialisé dans la fixation de systèmes électriques et électroniques embarqués, centre nerveux des véhicules.

« En ouvrant ce site de production, explique Joris Devillairs, directeur général de Sofanou Maroc, nous voulions être au plus près de nos clients câbleurs. C'est un troisième niveau de sous-traitance et nous suivons les donneurs d'ordres. Comme il s'agit d'un métier très manuel, nous disposons ici d'une main-d'œuvre plus rentable. » Avec un salaire minimal – même revalorisé de 10 % en avril 2000 – de 1 800 dirhams (environ 1 150 francs), un niveau de qualification très honorable et une durée hebdomadaire du travail de 48 heures, le calcul est vite fait. D'autant qu'avec 14 % de chômage les candidats à l'embauche ne manquent pas pour travailler dans les entreprises étrangères, qui emploient au total plus de 65 000 salariés. « La France compte plus de 500 sociétés au Maroc, dont 380 filiales d'entreprises françaises », indique Michel Derrac, chef de la mission économique et financière près l'ambassade de France au Maroc. Une forte présence qui s'est remarquée, au début du mois d'octobre, lors d'une grande manifestation économique, France Expo 2001.

Recréer le phénomène irlandais

Pour les centres d'appels français, le Maroc est déjà considéré comme un véritable eldorado. Après Altitude Marketing, le premier à s'être implanté à Rabbat en février 2000, c'est au tour de Teletech International de traverser la Méditerranée. « Nous voulons créer au Maroc le phénomène irlandais », affirme Emmanuel Mignot, PDG de Teletech International. Son projet, monté en partenariat avec Maroc Telecom, est ambitieux. Point de départ : un centre d'appels de 110 « positions » ouvert en septembre à Rabat, vitrine du futur parc international de Bouknadel. Ce Nest call center situé entre les villes de Salé et Kenitra devrait compter d'ici à sept ans 3 000 positions, installées dans huit bâtiments construits face à la mer.

« Dans ce secteur qui s'appuie sur les nouvelles technologies, à la différence d'autres secteurs, comme le textile qui a perdu 30 000 emplois l'année dernière, le Maroc n'est pas condamné à rester dans un rôle de sous-traitant », estime un diplomate français. Le Maroc ne présente cependant d'intérêt, en termes de coût du travail, que « s'il y a du volume, estime Mohamed el-Ouahdoudi, consultant pour Teletech International. C'est-à-dire au moins 50 positions pour un call center ». Altitude Marketing est dans la fourchette : « Le gain est de 10 à 25 % par rapport à la France », estime Khaled Souissi, directeur général de ce centre d'appels, qui propose à la clientèle française des contrats d'assurance, notamment pour le compte de Liberté Santé.

« Christian », dont le nom est francisé pour les clients, est téléopérateur. Six heures par jour et six jours sur sept. Soit 36 heures hebdomadaires, payées 3 500 dirhams (2 250 francs) par mois, presque deux fois le smic local. « Souvent diplômés bac + 3 ou bac + 4, car c'est dans cette population qu'on trouve des gens parlant bien français, nos salariés ont un deuxième emploi ou poursuivent leurs études », ajoute Khaled Souissi. « Karine », 28 ans, a été chargée de clientèle pendant un an. À présent, elle supervise 24 personnes. « Je fais du coaching et j'assure le suivi quotidien des dossiers », explique cette diplômée en informatique, satisfaite de travailler pour une société française. Abdessamad aussi. Âgé de 30 ans, ce technicien diplômé travaille en 3 x 8 chez Sofanou Maroc. Pour un salaire de 2 500 dirhams par mois (1 600 francs) : « Dans les entreprises françaises, estime-t-il, on a plus de liberté dans le travail. » Son objectif : décrocher un CDI à 3 500 dirhams (2 250 francs).

42 heures au lieu de 48

« Travailler dans une entreprise française, pour un Marocain, c'est un plus », note Charles Couffin, conseiller économique et commercial au poste d'expansion économique de Casablanca. D'abord, parce que nombre d'entre elles sont à 42 heures (au lieu des 48 heures rituelles), tout en se réservant la possibilité d'accroître la durée du travail lorsque la production l'exige. Surtout parce que, à la différence de certaines entreprises marocaines, PME notamment, elles affilient leurs salariés à la Sécurité sociale. Dans une entreprise française, indique Bernard Digoit, consultant et président des conseillers du commerce extérieur de la France, section Maroc, « les Marocains savent qu'ils sont dans un système formel. C'est rigoureux, il y a un certain sens de la justice. L'avantage salarial n'est pas aussi important qu'on veut bien le dire. Mais, au moins, il est sûr ».

Selon une enquête salariale réalisée en 2000 par le cabinet KPMG pour la Chambre française du commerce et de l'industrie du Maroc (CFCIM) auprès de ses sociétés adhérentes, plus de la moitié ont généralisé le treizième mois, un tiers déclarent avoir mis en place un système d'intéressement, tandis que près de 65 % proposent un complément de retraite, à l'instar d'Altitude Marketing. Mais moins de 10 % offrent une mutuelle complémentaire dans un pays où les salariés n'ont pas de couverture santé. Le projet d'assurance maladie obligatoire est encore dans les cartons. Quant aux assurances pour les accidents du travail, elles ne concernent que 5,1 % des entreprises interrogées. Dont Manpower, qui a décidé de l'inclure dans le prix de revient d'un intérimaire.

« Ce n'est pas le salaire proposé par les entreprises françaises qui attire en premier les Marocains, argumente Jamal Belahrach, qui gère les quatre agences ouvertes en 1997 par Manpower à Casablanca, Rabat, Marrakech et Tanger, ainsi que l'ensemble des activités du groupe d'intérim au Maghreb. Ils veulent d'abord être respectés, pouvoir se former, bénéficier d'un management cohérent, d'un plan de carrière et, seulement ensuite, d'un bon salaire. » Ce qui explique sans doute pourquoi le climat social est plus serein dans les sociétés françaises que dans les entreprises marocaines. « Il n'y a pas trop de problèmes dans les entreprises françaises », reconnaît Mahjoub ben Seddik, secrétaire général de l'Union marocaine des travailleurs (UMT). « Quand les grands groupes s'installent au Maroc, ils rencontrent les syndicats », complète Omar Bendada, membre du comité administratif de la Confédération démocratique du travail.

Rien de tel dans les entreprises marocaines, où il y a une « confrontation entre salariés et patrons quasi permanente débouchant parfois sur des grèves sauvages », confirme Abbas al-Fassi, ministre du Travail et de la Formation professionnelle. « Parfois, admet Mohamed Bouzia, responsable des relations internationales de la CDT, nous faisons peur à l'investisseur étranger. » Des syndicats souvent jusque-boutistes, des indemnités de licenciement parfois exorbitantes, une justice opaque, voire de la corruption, il y aurait là de quoi dissuader les candidats à la délocalisation. C'est pourquoi les chefs d'entreprise attendent beaucoup de la réforme du Code du travail, programmée depuis longtemps (voir encadré, page précédente). Notamment pour fixer une fois pour toutes le barème des indemnités de licenciement. « Les entreprises ont besoin d'un nouveau Code du travail. Car, quand il y a un litige dans l'entreprise, c'est toujours le salarié qui gagne, surtout quand il s'agit d'une multinationale… », observe Jamal Belahrach, de Manpower.

Si la majorité des entreprises françaises adoptent les us et coutumes marocains – tels le respect des temps de prière ou l'octroi de prêts pour l'achat du mouton lors de l'Aïd-el-Kébir –, elles vont généralement au-delà du droit du travail local. Sans pour autant charger la barque, avec des coûts sociaux comparables à ceux qui ont cours en France. Exemple parmi d'autres, il n'existe pas, de ce côté-ci de la Méditerranée, d'indemnisation du chômage, même si un projet de caisse de compensation pour perte d'emploi est sur les rails, avec une allocation d'une durée de six mois. « Ce n'est pas notre rôle de créer des Assedic au Maroc », tranche Emmanuel Mignot, de Teletech.

200 000 chômeurs diplômés

En revanche, les entreprises françaises pallient parfois les défaillances du système de formation marocain. Selon l'enquête de KPMG, près de 65 % des entreprises consultées indiquent avoir engagé des programmes de formation professionnelle. Avec un bémol, car, dans la moitié des cas, le budget représente moins de 1 % du chiffre d'affaires de la société. Et c'est l'Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail qui a financé une partie de la formation en France des salariés de Teletech Maroc.

Certes, le Maroc compte 200 000 chômeurs diplômés dont les formations ne correspondent pas aux besoins des entreprises et qui lorgnent souvent un poste dans l'administration, déjà pléthorique. « Mais le pays possède une main-d'œuvre très qualifiée dans le secteur des hautes technologies. Encore faut-il la trouver. Car beaucoup quittent le pays », regrette Abdelkader Boukriss, président de l'ordre des experts-comptables marocains. « Nous sommes confrontés à une fuite des cerveaux, notamment des ingénieurs et des informaticiens », déplore, pour sa part, le ministre de l'Emploi et de la Formation professionnelle Abbas el-Fassi. Teletech Maroc, qui adopte un recrutement local, en sait quelque chose : l'informaticien que convoitait le centre d'appels français a préféré répondre à une offre venant du Canada. C'est un autre diplômé, d'origine marocaine, qui a été recruté. Il rentrait du Canada !

La réforme du Code du travail joue l'Arlésienne

Sans cesse reportée, la réforme du Code du travail, dont l'idée remonte à plus de vingt ans, pourrait être une nouvelle fois renvoyée aux calendes marocaines. Alors que les partenaires sociaux peinent à se mettre d'accord sur une poignée d'articles sur les 575 que compte le projet, le gouvernement chérifien promet que le texte – retoqué à plusieurs reprises lors de sa présentation à la Chambre des conseillers, où siègent des représentants des syndicats – sera discuté lors d'une session extraordinaire du Parlement cet automne. En même temps que la réforme du Code électoral, nécessaire pour organiser les élections de 2002, que tout le monde promet transparentes et libres. C'est dire la lourde tâche qui incombe au ministre de l'Emploi, Abbas el-Fassi, qui cherche à tout prix le consensus pour réformer un texte datant de… 1927.

Principaux points de blocage : la liberté et la représentativité syndicales dans l'entreprise, et la définition de la faute grave ainsi que la fixation d'un barème pour les indemnités de licenciement, qui relèvent aujourd'hui de la décision du juge et sont une loterie pour les salariés et les entreprises. « Nous sommes favorables à un nouveau texte qui rassemble les textes éparpillés, les modernise et permette de créer un équilibre entre les forces en présence dans l'entreprise. Mais ne sommes pas prêts à brader notre législation sociale pour autant », affirme Omar Bendada, membre du comité exécutif de la Confédération démocratique du travail.

Le gouvernement a donc du pain sur la planche s'il veut mener à bien cette grande réforme. Et certains commencent à redouter que le consensus à tout prix débouche sur une paralysie, néfaste pour l'économie marocaine.

Auteur

  • Isabelle Moreau