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Vie des entreprises

Le baroud d'honneur des irréductibles du Livre aux NMPP

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2001 | Anne Fairise

Des éditeurs de journaux à la fois actionnaires et clients, un gestionnaire, Hachette, lui-même groupe de presse, un Syndicat du livre CGT intraitable mais divisé… Les Nouvelles Messageries de la presse parisienne sont une poudrière où les restructurations se transforment en épreuve de force. Elles sont pourtant vitales.

Tout était prêt. Les camions comme les porteurs de journaux. Dans la nuit du 18 au 19 septembre dernier, le Parisien devait franchir une étape historique : maîtriser sa distribution. Terminé le bras de fer avec les Nouvelles Messageries de la presse parisienne, cette maison qui détient depuis une cinquantaine d'années le quasi-monopole de la diffusion de la presse en France. Après des mois de bagarre, un accord avait été trouvé, in extremis, mi-septembre, avec la direction. Tout était donc prévu. Sauf l'irruption d'une centaine d'ouvriers du Livre CGT, des manutentionnaires des NMPP, qui ont bloqué, sept soirs consécutifs, au siège du Parisien à Saint-Ouen, les camions de livraison du quotidien. But de cette opération coup de poing ? obtenir des garanties sur l'avenir de Paris Diffusion Presse (PDP), la fragile division des NMPP distribuant quotidiens et magazines dans la capitale, encore plus affaiblie par le départ du Parisien.

Un cauchemar pour Jacques Guérin, le directeur général du journal, et une énième épreuve de force pour Yves Sabouret, le directeur général des NMPP. Depuis février 2000, cet ancien du groupe Hachette n'en finit pas de circonscrire les incendies allumés par son dernier plan de restructuration. Bien que lancé pour assurer la survie des NMPP, sérieusement ébranlées par la concurrence et plombées par leurs coûts de distribution, « il a déjà pris dix-huit mois de retard », déplore un cadre. De fait, le « plan Sabouret », le troisième depuis son arrivée en 1994, a mis le feu à cette maison déjà assise sur un tas de braises.

Car, derrière la façade high-tech du siège des NMPP, dans le XIIe arrondissement, se cache un univers proprement kafkaïen. On y croise les groupes de presse à la fois actionnaires (51 % du capital) et clients qui se déchirent sur les coûts de distribution. Le groupe Hachette, gestionnaire de ce système de distribution coopératif hérité de l'après-guerre, se retrouve dans la position schizophrène de l'éditeur qui distribue ses propres concurrents. Ce tableau serait incomplet sans la forte empreinte des syndicats, qui ont trouvé dans le blocage des journaux, quotidiens en tête, un argument de poids pour faire valoir leurs intérêts. À commencer par les ouvriers du Livre CGT.

Réformistes contre corporatistes

Pour couronner le tout, le Livre CGT est lui-même divisé en deux tendances, entre Laurent Jourdas le réformiste, pas disposé pour autant à brader l'existant et qui, du coup, voit son courant qualifié de « dur », et Roland Bingler, membre du Comité intersyndical du Livre parisien (Cilp), plus corporatiste, qui négocie pour PDP (voir encadré, page 62). Ébranlée en interne, la forteresse CGT est aussi grignotée par la CFE-CGC, la CFDT et FO, ces « minoritaires » n'hésitant pas à traîner Yves Sabouret devant les tribunaux pour discrimination syndicale… Détail révélateur de l'état des relations sociales aux NMPP ? On y signe des accords d'entreprise mais aussi des « minutes de discussion », comme dans les tribunaux, pour pallier les volte-face incessantes des syndicats. « Signer un accord ne signifie pas qu'il n'y aura pas de conflit. Les délégués CGT disent eux-mêmes qu'il faut que la base s'exprime », souligne un cadre. Autant dire un sacré exercice d'équilibre pour Yves Sabouret, qui a mis près de deux ans pour élaborer et négocier son plan de « modernisation ».

L'enjeu est de taille : les NMPP ont beau être en restructuration permanente depuis dix ans, ce plan entérine, cette fois, une réorganisation totale de l'entreprise, simultanément industrielle, commerciale et institutionnelle. Le constat de la direction est clair : en dépit de la réduction de moitié des effectifs (de 5 200 à 2 500 salariés) et de la baisse des tarifs réclamés aux éditeurs de journaux, la pérennité des NMPP n'était plus assurée face à la concurrence des Messageries lyonnaises de presse: une ancienne filiale venue faire les yeux doux aux éditeurs de magazine avec des tarifs alléchants. Impossible de s'aligner. Conséquence directe du statut d'ouvrier du Livre accordé ici aux manutentionnaires et des avantages substantiels dont ils bénéficient, le coût horaire ouvrier passe du simple au double entre les MLP et les NMPP. Un manutentionnaire gagne d'un côté 7 600 francs net pour 35 heures. De l'autre, « 143 00 francs net sur quatorze mois », indique Thierry Noleval, délégué central FO, pour 30 heures en moyenne…

L'explication ? les salaires, conventionnés, dépendent des augmentations dans la presse parisienne. Dès que les éditeurs accordent une hausse dans leurs imprimeries, elle est répercutée aux NMPP, où la CGT a tôt fait de l'améliorer. « Les salaires pratiqués sont le fruit des connivences du passé entre les éditeurs, les NMPP et les ouvriers du Livre. Les directions ont longtemps été laxistes, sous la pression des éditeurs », commente Bernard Porte, un ancien dirigeant du groupe Bayard, membre du conseil de gérance des NMPP. « On a souvent réglé les questions avec une piqûre d'oseille », reconnaît Serge Lesieur, de la CFE-CGC.

Les avantages maison ne sont pas mal non plus. Budget des comités d'établissement : 31 millions de francs en 1999, bien au-delà des obligations légales. Aux « départs », c'est-à-dire dans les dépôts regroupant les journaux en provenance des imprimeries, les ouvriers ont droit à une prime annuelle de vacances de 2 000 francs par membre du foyer. L'accord d'entreprise prévoit quatre jours de congé pour un décès familial, même pour la grand-mère de la femme d'un salarié… « On ne va pas renier les avantages acquis par la lutte syndicale », commente Laurent Jourdas, qui pointe en contrepartie les horaires postés ou les vacances imposées dans une période de quatre mois pour les ouvriers des départs. « La défense et l'amélioration des acquis, c'est bien. Mais la CGT n'est-elle pas en train de scier la branche sur laquelle elle est assise ? » interroge cependant Thierry Noleval, de FO.

Le coup de vis décrété par Yves Sabouret est à la mesure de ces dérives. Au programme ? amélioration de la productivité et rationalisation de la gestion, avec, à la clé, une baisse des effectifs envisagée comprise entre 1 200 et 1 000 personnes, soit près de 40 % des troupes ! « Ce plan introduit pour la première fois, et de manière importante, la sous-traitance d'activités coûteuses, compte tenu des surcoûts salariaux, ou sans valeur ajoutée », résume Bernard Porte. Organisation, horaires, charge de travail, tout est bousculé, notamment dans les départs.

Déclaration de guerre

Exemple au centre de Stains, en Seine-Saint-Denis. Fini l'horaire collectif 15 heures-22 heures maintenu jusqu'ici, alors qu'il n'était pas adapté aux fluctuations d'activité. Le mercredi, jour creux, tout le monde était à son poste. Désormais, la direction veut prendre en compte « les charges réelles de travail ». Au menu encore : la polyvalence pour les « pointeaux », ces ouvriers chargés, dans les imprimeries, de contrôler les quantités de paquets fournies, et les porteurs les aidant à manipuler les paquets, ce qui se traduit par la suppression de deux tiers des postes. Quant à la surveillance de ce site jusqu'à présent assurée par six personnes, on la confie à un sous-traitant qui coûte deux fois moins cher. Et tout est à l'avenant, y compris au siège, où l'on refond la direction des ressources humaines, au service communication, où l'on raccourcit les lignes hiérarchiques…

Pas facile de faire passer cette pilule dans une entreprise où la notion même de productivité fait sourire. Et encore moins auprès de la CGT, qui a pris le plan Sabouret pour une vraie déclaration de guerre. Il faut dire que dans l'organisation visée, fin 2003, les ouvriers, pour la première fois depuis un demi-siècle, ne sont plus la catégorie majoritaire. « Cela fait plus de dix ans que l'on subit des réformes. Pour nous, il n'y avait plus rien à faire, à moins de nous virer. C'est tout un secteur de la manutention que la direction voulait réduire à sa plus simple expression. Or la modernisation, il faut la gérer avec les hommes », commente Laurent Jourdas, délégué central CGT, qui dénonce une tentative de démantèlement du système coopératif des NMPP. La direction parle plutôt d'une « refondation », accompagnée d'une remise en cause totale de pratiques maison. Comme la gestion des sureffectifs, dans une entreprise où l'emploi est garanti à vie. Conséquence : fin 1999, 58 % des salariés étaient âgés de plus de 45 ans. Et la moitié avait plus de vingt ans de maison.

Une riposte syndicale musclée

Résultat des luttes syndicales, ces sureffectifs sont aussi la conséquence de l'organisation du travail, plus que rigide, mise en place par les ouvriers du Livre CGT eux-mêmes. Comme l'explique Bernard Girard, consultant et auteur d'une étude sur les NMPP pour Étienne-Jean Cassignol, prédécesseur d'Yves Sabouret, « ils ont segmenté le travail, en donnant du contenu à des métiers n'exigeant aucune qualification, et proposé des règles d'organisation demandant toujours de nouveaux effectifs ». Mais l'attitude des patrons de presse, actionnaires et clients, n'est pas étrangère à cette situation. Jusqu'à la fin des années 80, ils se sont servis des NMPP comme d'une entreprise de reclassement. « Ils étaient contents, lorsqu'ils ont modernisé leurs imprimeries, que la direction des NMPP reprenne leurs salariés », souligne Bernard Porte. « En 1977, les NMPP ont accepté de reprendre des ouvriers du Parisien dont certains avaient des doigts amputés alors qu'ils étaient censés travailler au tri et comptage des titres », raconte Bernard Girard.

Rien d'étonnant à ce que la riposte syndicale au plan de rigueur ait été musclée. Même la CFE-CGC a fait alliance avec la CGT, le temps d'une éphémère intersyndicale. Manifestations, refus à trois reprises de réunir le comité central d'entreprise pour empêcher la présentation du plan de modernisation, procédure d'alerte lancée pour vérifier les comptes de l'entreprise : la CGT, seule ou via l'intersyndicale, a multiplié les actions. Tout au moins, la tendance jugée la plus dure incarnée par Laurent Jourdas. Résultat : le blocage a relancé les dissensions entre les éditeurs de presse, et leurs suspicions envers Hachette.

Il a fallu que Jean-Luc Lagardère menace plusieurs fois de quitter le navire NMPP et la tenue de véritables états généraux de la presse pour que les esprits s'apaisent et que les éditeurs réaffirment leur soutien au plan Sabouret. Ce n'est qu'en février dernier, un an après la présentation du plan aux patrons de presse, qu'un accord d'entreprise a pu être signé avec tous les syndicats. Au final, la cure est moins sévère qu'attendu, avec 793 suppressions d'emplois. Mieux, les pouvoirs publics ont accordé un régime de préretraite très avantageux à 684 personnes. Si, dans la métallurgie et l'automobile, les dispositifs de départ anticipé ne concernent que les salariés âgés ayant occupé des emplois de nuit ou postés, aux NMPP, les cadres (passés aux 35 heures depuis… 1982) et les employés peuvent bénéficier de départs à 55 ans, contre 57 ans dans le reste de la presse. Mieux encore : les heureux élus partent les poches pleines, avec « 90 % du salaire net », précise Laurent Jourdas. En sus ? une indemnité de rupture de 180 000 francs minimum. Coût pour les NMPP : 800 millions de francs !

Comment expliquer un tel résultat ? En partie par la crainte de la direction de voir les journaux pris en otage. « Tout l'enjeu était de créer les conditions de la négociation dans une maison où l'emploi est garanti. Chaque semaine, la direction et les représentants CGT étaient près de la rupture, et se trouvaient eux-mêmes en position difficile, la première avec les éditeurs et parfois ses cadres, et les seconds avec la base », commente Jean-Pierre Bouquet, directeur délégué chez Altedia, le cabinet qui a travaillé plus d'un an sur le plan Sabouret. Reste que si la menace de grève a fonctionné, le Livre s'est bien gardé de la mettre à exécution. « Le plus simple aurait été de monter sur des palettes et d'appeler à la grève. Mais si nous nous étions engagés dans une grève reconductible, certains éditeurs auraient saisi l'occasion pour pousser au démantèlement du système », note Marc Norguez, secrétaire du Syndicat général du livre. Pas de grève, donc, en dépit des « difficultés » avouées à faire passer le plan en interne…

Le syndrome de Waterloo

Le bastion cégétiste, il est vrai, ressemble de plus en plus à une citadelle assiégée. « Plus les effectifs baissent, plus leur influence diminue. Certains ont le syndrome de Waterloo, celui du dernier carré. Mais ils savent que s'ils vont trop loin, la modernisation se fera sans eux », commente un proche de la direction. De fait, les différentes restructurations mettent à mal le pouvoir de la CGT. Exemple, au centre de Combs-la-Ville, 80 % des magazines sont sous-traités depuis deux ans. Le Livre, y compris sa tendance « dure », celle de Laurent Jourdas, a mis de l'eau dans son vin. Pourtant, les occasions de grève n'ont pas manqué. «Ils n'ont pas répondu aux provocations de la direction qui leur a mis sous le nez des études de rentabilité », observe un éditeur.

Même pression, aujourd'hui, sur Paris Diffusion Presse, fief de la tendance CGT emmenée par Roland Bingler. C'est le point névralgique de la distribution des journaux dans la capitale, une vitrine pour les NMPP mais aussi un « dossier pourri » : sacrée vache à lait pour le syndicat (25 000 heures de délégation contre 11 000 accordées par la convention collective) et véritable foire d'empoigne pour les deux tendances CGT. Alors que PDP affiche un déficit de 215 millions de francs et une productivité inférieure de 40 % à celle des autres sites, une cinquantaine de postes sont toujours pourvus par des CDD, qui pourraient être remplacés par les salariés d'une filiale. Problème : ceux-ci appartiennent à la mouvance Jourdas et sont « interdits de travail » par la tendance Bingler. Cette lutte intestine apparaît aussi dans la réaction au plan Sabouret : alors que ses « camarades » préparaient la riposte, Roland Bingler fut le premier, durant l'été 2000, à entériner la réforme pourtant drastique sur Paris. Au menu : suppression d'un tiers des effectifs, éclatement en cinq dépôts et mécanisation du conditionnement des titres. « Pas étonnant, note-t-on aux NMPP, Bingler voulait prendre Jourdas de vitesse. »

De fait, un an après, la restructuration de PDP n'est toujours pas lancée. Mais la direction reste intransigeante. En septembre, Roland Bingler a été « informé » d'un plan de contournement en cas de grève, prévoyant l'équipe de secours à mettre en place. Une soixantaine de personnes seulement quand PDP emploie… 600 salariés. « Des méthodes du passé. En mettant en place la sous-traitance en cas de grève, on l'entérine facilement ensuite », tonne Roland Bingler. Pour un cadre, pas de doute : « La direction veut profiter du départ du Parisien pour aller au clash. » Malgré les retards pris par le plan Sabouret, Bernard Porte, du conseil de gérance, reste optimiste. « Même si l'impact des départs ne se fera pas sentir avant 2003, à la fin du plan, les NMPP auront un coût de distribution comparable à celui constaté à l'étranger. » L'essentiel, il est vrai, est signé. Reste à le faire entrer en application, à PDP comme dans la majorité des autres sites…

Crise au Syndicat du livre

La division de la CGT aux NMPP résulte de la crise traversée depuis 1998 par le Syndicat général du livre et de la communication écrite (SGL-CE), regroupant plusieurs syndicats de métier dans l'impression et la distribution. Ayant vu fondre ses effectifs ouvriers sous le coup des évolutions technologiques, ce syndicat (3 600 adhérents en 1998) a décidé de sortir du corporatisme pour couvrir tout le champ de la communication écrite. Pas du goût des rotativistes : leur représentant, Roland Bingler, 56 ans, a fait scission, rejoint par les correcteurs et une partie des NMPP, le dépôt Paris Diffusion Presse (PDP), divisant le Comité intersyndical du Livre parisien (Cilp), qui chapeaute le tout. Depuis, les manutentionnaires des NMPP sont partagés entre Roland Bingler et Laurent Jourdas, 44 ans, délégué central CGT et fervent partisan d'une évolution du Livre.

De quoi expliquer la surenchère cégétiste depuis le lancement du dernier plan Sabouret : il ne s'agit plus de défendre métiers et statuts, mais aussi d'assurer les conditions de la présence syndicale dans le système de distribution issu de cette réforme. Paradoxalement, c'est Jourdas le réformiste qui a adopté une position intransigeante, au nom de la sauvegarde des emplois et du système coopératif des NMPP, voyant sa tendance qualifiée de « dure ». Roland Bingler a, lui, privilégié la négociation, souvent secrète, pour obtenir des garanties sur PDP avant de se raidir en septembre. Quelle est la stratégie la plus payante ? Réponse au congrès du SGL-CE, en décembre. Reste que la tendance Jourdas a obtenu une belle promessepour l'avenir : une possible implantation chez les dépositaires des NMPP, secteur dépourvu de convention collective. « En 2000, le ministère de l'Emploi s'est engagé à réunir une commission mixte paritaire pour négocier une convention collective chez les dépositaires », note un proche de la direction des NMPP. Ce secteur salarie 3 500 personnes. Les NMPP en compteront moins de 2 000 fin 2003…

Auteur

  • Anne Fairise