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Vie des entreprises

Bruno Bonnell gère la crise d'adolescence d'Infogrames

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.11.2001 | Marc Landré

Numéro deux mondial du jeu vidéo, Infogrames traverse une passe difficile. Un cours de Bourse en chute libre, un marché qui se retourne, un plan social comportant des licenciements secs. Pour Bruno Bonnell, leader charismatique de la start-up lyonnaise, l'heure est à la remobilisation des troupes.

Fini de jouer, Infogrames ! Passé en quelques années du rang de PME régionale à celui de numéro deux mondial de la production et de la distribution de jeux vidéo, le groupe lyonnais vient de connaître un sévère coup d'arrêt dans sa marche en avant. Les mauvaises nouvelles se sont accumulées pour l'emblématique Bruno Bonnell, qui a créé l'entreprise en juin 1983. Un marché mondial qui se retourne subitement, une nouvelle génération de consoles qui tarde à voir le jour, des analystes de plus en plus sceptiques sur la stratégie du groupe, un redémarrage de l'économie américaine rendu très hypothétique par les attentats du 11 septembre dernier. Après une chute du cours de Bourse de 80 % en dix-huit mois, Infogrames vient de réagir par une réorganisation mondiale de l'entreprise et un plan social sans précédent. Soucieux du moral déclinant de ses troupes et de l'avenir de sa société, Bruno Bonnell a décidé, après avoir passé deux ans à New York à remettre en ordre de marche ses équipes américaines, de revenir sur ses terres lyonnaises. Son objectif ? Rassurer les 450 salariés français du groupe et les remobiliser pour repartir de l'avant. Pour y parvenir, le P-DG d'Infogrames devra améliorer une politique RH encore balbutiante.

1 FAIRE ACCEPTER LA CURE D'AMAIGRISSEMENT

L'histoire d'Infogrames ressemble à celle des belles success stories californiennes : Bruno Bonnell et Christophe Sapet, deux amis d'enfance passionnés de jeux vidéo et d'informatique, se lancent dans la création d'entreprise au début des années 80 et commercialisent un premier logiciel éducatif, vendu à 60 000 exemplaires. En 1987 sortent Sim City et Alone in the Dark, deux jeux qui connaissent un succès mondial. En 1992, Infogrames se recentre sur le marché des jeux vidéo, dont il devient en cinq ans le leader européen. Tel un bulldozer, le patron d'Infogrames part ensuite faire ses emplettes au Canada et aux États-Unis, où il acquiert à prix d'or deux prestigieuses sociétés, GT Interactive et Hasbro Interactive, avec l'espoir de détrôner l'américain Electronic Arts. Du même coup, Infogrames quintuple ses effectifs, triple son chiffre d'affaires et porte son endettement à 300 % de ses fonds propres. Alors que le secteur vient de se retourner, Bruno Bonnell se retrouve début 2001 à la tête d'un empire qui pèse 670 millions d'euros (près de 4,5 milliards de francs) de chiffre d'affaires et emploie 2 200 salariés dans une soixantaine de pays. Après l'euphorie vient le temps des économies.

L'annonce, en juin dernier, d'une restructuration devenue inéluctable a suscité surprise et incompréhension au siège lyonnais. « Ça faisait plusieurs mois que la rumeur courait mais personne n'y croyait », avoue un salarié. « On était bien en Europe, pourquoi Bruno s'est-il attaqué aux Etats-Unis ? » s'interroge un autre. Outre une réorganisation complète des activités, le groupe prévoit 400 suppressions de postes, dont une bonne moitié aux États-Unis. Pour l'Europe, Bruno Bonnell recrute Gérard Debout, un pro qui a mené 17 plans sociaux chez Darty et Philips. Celui qu'on surnomme désormais le « killer » au siège de Vaise a peaufiné pendant tout l'été, avec le comité d'entreprise, le plan social d'Infogrames. « Nous avons essayé de le monter de la manière la plus humaine possible, explique le nouveau DRH. Nous avions 143 licenciements potentiels en France. Nous sommes revenus sur 23 d'entre eux, avons accepté 39 départs, reclassé 35 employés et aidé 11 autres à créer leur entreprise. Il reste 35 salariés pour lesquels nous n'avons pas aujourd'hui trouvé de solution. »

Parmi les 35 salariés sur la sellette figure Laurence, la quarantaine et quinze ans d'ancienneté. « J'ai demandé trois reclassements qui m'ont été refusés », indique cette salariée protégée par un mandat de membre de la commission de suivi des 35 heures. « Nous n'avons pas pu la reclasser à l'un des postes auxquels elle avait postulé, plaide Gérard Debout. En revanche, nous lui avons proposé celui de permanente au CE, qu'elle a refusé. » Le DRH se défend d'une quelconque « cabale contre un salarié devenu indésirable » et ajoute que « d'autres salariés protégés et des plus remuants ont été reclassés en interne ».

Moins drastique que prévu, ce plan social marque fortement les esprits sur les quais de Saône. À commencer par celui du P-DG. « La pire chose qui puisse arriver à un patron est de devoir se séparer de salariés qui ont contribué à l'essor de l'entreprise », avoue Bruno Bonnell. « Ça crée du stress, une mauvaise ambiance », souligne Beate Reise, chef de projet « traduction ». Pour beaucoup, « c'est sans doute le prix à payer pour repartir sur de bonnes bases et devenir numéro un mondial ». Cette crise de croissance n'a donc pas démotivé les troupes.

2 PROFESSIONNALISER LE MANAGEMENT

L'un des effets visibles de la croissance rapide d'Infogrames a été le bombardement de jeunes managers à des postes de responsabilité. « On te confiait un poste d'encadrement parce que tu étais libre au bon moment et que la direction avait besoin de quelqu'un pour développer un projet, explique Stéphane Valour, le secrétaire général du CE. Et si tu étais le premier à te présenter, le poste était pour toi. » Pendant longtemps, la direction a privilégié ainsi le dynamisme à l'expérience. Résultat, le middle management était souvent défaillant, « par manque de maturité ». Mais, depuis trois ans, avec le changement de taille de l'entreprise, les choses ont évolué. « Nous ne pouvons plus mettre quelqu'un qui manque de compétence à la tête de nos services, explique Feike Dijkstra, vice-président d'Infogrames pour l'Europe du Sud. » Moins présents, Bruno Bonnell et Christophe Sapet ont voulu s'entourer, à la direction générale comme dans les strates intermédiaires, de cadres expérimentés ayant fait leurs preuves à l'extérieur. « Nous sommes arrivés à un stade de développement où nous devons absolument canaliser les énergies, analyse Emmanuelle Tahamazian, directrice du département creative support. Nous recrutons donc des managers qui vont être capables de faire marcher les membres de leur équipe dans le même sens. »

Christophe Bombana, le tout nouveau directeur général d'Infogrames France, fait partie de ces nouvelles recrues. Après douze ans chez L'Oréal, où il a développé la distribution des produits de la marque dans les grandes surfaces, il a refusé la direction d'une filiale du groupe de cosmétiques à l'étranger pour venir tenter sa chance à Lyon. Son job ? Transformer des jeux vidéo en produits de grande consommation… et faire du management de proximité, fondé sur la confiance et le respect. « Je dois relayer du mieux possible les informations de la direction et la stratégie du groupe et être aussi capable de répondre à toutes les questions que mon équipe se pose. » Un challenge quotidien. Il appartient aussi à Christophe Bombana de rassurer ses collaborateurs qui craignent de voir arriver des anciens de L'Oréal. Sa réponse est simple : « Faire différemment mais avec les mêmes. »

3 RESPONSABILISER LES SALARIÉS

Le jeu n'est pas que le cœur de l'activité d'Infogrames. C'est aussi une de ses valeurs. Pour travailler chez le numéro deux mondial du secteur, il convient de se donner à fond, de ne pas compter ses heures et de suivre à 100 % la direction. « Il ne faut pas avoir de certitudes, note Christophe Bombana. Et surtout aimer les montages russes. » Des objectifs qui changent du jour au lendemain pour coller aux évolutions du marché et une pression constante expliquent le fort turnover de l'entreprise et la faible moyenne d'âge des salariés : 28 ans. Les jeunes sont plus pugnaces, moins rebelles au changement et n'ont souvent pas de charges de famille qui les rendraient moins disponibles. « On évolue dans un secteur où l'on doit être capable de se remettre perpétuellement en question pour ne pas rater le coche des technologies de demain », décrypte Alex Flassayer, directeur de département. Moralité, les salariés doivent être réactifs, autonomes et faire preuve d'un grand esprit d'initiative.

Mais, pour ceux qui en veulent, les évolutions de carrière peuvent être fulgurantes. C'est ce qui est arrivé à Étienne Piquet-Gauthier. Recruté en 1997 en CDD pour mettre en place une base de données juridiques, il s'est retrouvé au bout de six mois à négocier les droits des licences d'exploitation des jeux vidéo de l'équipe du Brésil de football et de son joueur vedette, Ronaldo. « Il y a une prime à l'initiative chez Infogrames, souligne-t-il. La direction sait donner leur chance aux jeunes qui débutent et utiliser leurs potentiels. » Parce qu'il n'a pas démérité, Étienne a exercé quatre métiers en quatre ans. Et a été nommé, à 30 ans, directeur éditeur tiers pour toute l'Europe. C'est à lui de négocier les contrats d'exploitation des groupes qui cherchent à faire distribuer leurs jeux sur le Vieux Continent. « Le plus dur est d'entrer, explique Noël Kechichian, développeur de 23 ans qui a débuté en 1998 comme testeur intérimaire. Mais une fois que tu as fait tes preuves, tu peux évoluer très vite. »

Des exemples comme ceux d'Étienne et de Noël, il y en a des quantités à Vaise. « Plus le groupe grossit et plus les perspectives d'évolution sont importantes, souligne Beate Reise. La majorité des gens reste rarement plus de deux à trois ans au même poste. » Pour Christophe Bombana, « les opportunités d'évolution sont nombreuses à tous les niveaux de la société », et notamment à l'étranger. « Si tu réussis à persuader ton encadrement que ton projet de développement personnel colle avec celui de la société, tu as toutes tes chances de partir développer une filiale à l'étranger ou de tenter l'aventure de l'expatriation. » Car, chaque fois qu'il procède à une acquisition, le groupe envoie l'un des siens pour aider la direction locale à épouser les méthodes de travail de la maison mère. Réciproquement, les équipes françaises accueillent beaucoup de salariés étrangers dans leurs équipes. C'est ce qu'on appelle en interne le « métissage des équipes ».

4 CRÉER UNE IDENTITÉ DE GROUPE

Un des défis d'Infogrames est de se doter d'une véritable culture de groupe. Le style a beau être très décontracté, le tutoiement de rigueur et le jeu une passion commune, il manque une âme à l'entreprise. Surtout après les multiples rachats de sociétés auxquels a procédé Bruno Bonnell. « J'ai été surpris de constater que les équipes de la distribution et du développement ne se connaissaient pas, souligne Étienne Piquet-Gauthier, membre du CE. C'est grave quand on est censé avoir une vision commune de l'entreprise. »

Pendant longtemps, la personnalité de Bruno Bonnell – déambulant dans les couloirs, le jour de son anniversaire, vêtu d'un kilt et coiffé d'une perruque fluorescente – a suffi à donner de l'élan à ses troupes et à les réunir derrière un objectif commun. Mais, aujourd'hui, le chef vénéré est moins présent, même s'il affirme être « disponible pour qui veut [le] voir ». Aux yeux de nombre de salariés, Bruno Bonnell est simplement devenu un mythe. « Je ne connais pas Bruno personnellement, regrette ce développeur, dans l'entreprise depuis trois ans. J'ai de lui l'image qu'en donnent les journaux et les anciens. » Pour ceux qui ont partagé les années de galère, il reste très présent dans les esprits. « Sa vision nous manque », avoue une pionnière.

Aussi, pour recréer ce lien disparu, le patron d'Infogrames a-t-il décidé de regrouper toutes ses équipes lyonnaises sur un même site. Dans le quartier de Vaise, en plein cœur du 9 e arrondissement de la capitale rhônalpine, à proximité de la Saône. L'ensemble imposant attire l'œil. Il s'agit de quatre modernes péniches blanches, de deux étages chacune, reliées par des passerelles en bois et agrémentées de plans d'eau avec nénuphars et d'espaces verts dotés de nombreuses prises pour pouvoir brancher des ordinateurs portables. « Nous avons voulu le lieu convivial, sympathique et lié à l'idée d'un campus, explique Alex Flassayer, l'ami de longue date à qui Bruno Bonnell a confié la supervision de la construction. L'objectif était de sortir du carcan métro-boulot-dodo et de créer les conditions de vie pour que les salariés se rencontrent et apprennent à se connaître. »

Ces nouveaux locaux incarnent bien l'esprit de l'entreprise. Et le choix des péniches n'a rien d'anecdotique. « Elles symbolisent la conquête, l'esprit pionnier d'Infogrames », note Feike Dijkstra. Il ne reste plus aujourd'hui qu'à faire se rencontrer des salariés arrivés sur le site l'été dernier. Pour cela, rien n'a été négligé. Le CE a monté un club de foot qui réunit chaque mercredi après-midi une cinquantaine de joueurs, passé un partenariat avec le club voisin d'aviron, créé un atelier de théâtre et une « commission saveurs » pour organiser des pique-niques et des petits déjeuners mensuels sur le site… Il est même prévu d'organiser régulièrement des expositions d'art ou des concerts dans le grand hall.

5 DÉCOUVRIR LES VERTUS DU DIALOGUE SOCIAL

Les 35 heures auront marqué un tournant dans la culture de négociation de la société lyonnaise. « Nous n'avions jamais eu de gros problèmes, explique Françoise Rodriguez, l'un des quatre salariés volontaires, mandatés par la CFDT, pour la négociation. Et s'il y avait des conflits, ils se réglaient souvent autour de la machine à café. » Aussi, lorsque la direction trouve en face d'elle des novices, elle se dit que les discussions ne seront qu'une formalité vite expédiée. Grave erreur. Les quatre volontaires vont abattre un travail incroyable et opposer une résistance sans précédent. Résultat, la confiance se rompt rapidement et les débats s'enlisent. Il faudra l'intervention de quelques anciens, dont Franck Simon, le vice-président exécutif, pour débloquer la situation. « L'esprit d'Infogrames, ce n'est pas la violence, mais l'humour, avance-t-il. Alors, quand ça coince, c'est pris comme une remise en cause de l'esprit de l'entreprise et une attaque frontale contre la direction. »

L'accord 35 heures d'Infogrames sera finalement signé le 7 juillet 2000, après six mois de négociations, puis validé par 93 % des salariés. Il prévoit un passage à 37 heures hebdomadaires, avec douze jours de congés annuels supplémentaires, sans réduction de salaire, et la mise en place d'un système d'autodéclaration du temps de travail par les salariés. L'amplitude des horaires de travail s'étale désormais de 8 heures à 21 heures, période en dehors de laquelle le temps est comptabilisé en heures supplémentaires, et impose 4 heures 30 communes à tous les salariés. « Les discussions auront permis de reconnaître l'existence d'heures supplémentaires, jadis passées sous silence », note Françoise Rodriguez. Un accord finalement qualifié de « hors du commun » par la CFDT du Rhône, dont certains points servent aujourd'hui de référence dans d'autres négociations. Mais qui se révèle aussi être une bombe à retardement. « Nous avions déjà du mal à prendre nos congés annuels, alors, avec douze jours en plus, ça devient un vrai casse-tête », plaide un salarié. Résultat, ils sont nombreux à charger leur compte épargne temps avec l'espoir qu'il n'implose pas d'ici à deux ans…

Cette négociation sur les 35 heures « a révélé un manque flagrant de pratique du dialogue au sein d'Infogrames », selon Franck Simon. Les débats en CE sur le plan social n'ont fait que renforcer ce sentiment. « L'entreprise a grandi trop vite, sans mettre en place de véritables lieux de rencontre et d'échange », reconnaît Christophe Bombana. Résultat, pour la première fois de la jeune histoire d'Infogrames, une section syndicale (CFDT) vient d'être créée par le secrétaire général du CE. « Je veux juste régler les problèmes avant qu'ils n'arrivent et faire en sorte que la communication se fasse mieux, explique Stéphane Valour. Le seul moyen pour moi d'y parvenir était de devenir délégué syndical. »

Quand on connaît la culture antisyndicale de l'entreprise, on comprend mieux la prouesse de Stéphane Valour. Pour nombre de jeunes salariés d'Infogrames, syndicat rime avec grève et lutte des classes. Bruno Bonnell n'a-t-il pas affirmé dans le passé qu'il délocaliserait l'entreprise le jour où un syndicat en franchirait les portes ? Pour l'heure, le patron d'Infogrames attend de voir. Pragmatique. « C'était inéluctable et cohérent avec l'évolution du groupe, mais je reste convaincu que nous pouvions continuer à nous développer sans la présence d'une organisation syndicale. » Autant dire que les prochaines négociations sur la redéfinition des grilles des salaires et sur l'ouverture d'un nouveau plan de stock-options serviront de test.

Entretien avec Bruno Bonnell
« Il faudrait réformer la loi 35 heures qui est bâtie sur un schéma archaïque et caricatural de la valeur travail »

Ingénieur chimiste, diplômé de l'université de Dauphine, Bruno Bonnell commence sa carrière en 1982 chez Thomson, où il participe au lancement du premier ordinateur familial français, le TO7. Un an plus tard, il crée Infogrames sur ses terres lyonnaises. Plusieurs fois récompensé par le titre de « manager de l'année », ce fort en gueule de 43 ans détonne dans l'establishment patronal de la cité des Gaules. Par sa carrure de rugbyman – il préfère pourtant le marathon et le football. Par son look, crâne rasé et tee-shirt de rigueur. Et par ses engagements : il a soutenu l'actuel maire socialiste de Lyon, Gérard Collomb, lors de la campagne municipale.

Comment justifiez-vous votre plan social?

Nous avons été contraints de restructurer l'entreprise pour nous adapter au marché. Et non pour faire plaisir à nos actionnaires. Ceux qui croient aux licenciements boursiers se trompent. C'est une situation dure à vivre pour moi. Je ne pouvais pas conseiller aux employés concernés de chercher du boulot tant que la discussion avec le comité d'entreprise n'était pas terminée. Je conçois qu'il y ait un dialogue, mais ça aurait pu durer une semaine au lieu de nous entraîner dans des débats sans fin qui n'ont pas réduit le nombre de licenciements et qui ont surtout été traumatisants pour les salariés. Le patron doit pouvoir piloter sa boîte sans avoir les mains liées par des lois contraignantes. Je ne suis pas au Medef, ni un patron de gauche ou de droite. Je suis un entrepreneur libéral qui veut pouvoir faire ce qu'il veut chez lui.

Les 35 heures font-elles partie de ces contraintes ?

J'ai toujours pensé que les salariés avaient besoin de se construire une vie en dehors du travail. Mais, en face de cette vision de la société de demain où le loisir est une source de profit et non du temps perdu, nous avons une loi bâtie sur un schéma archaïque et caricatural de la valeur travail. On devrait la réformer, la flexibiliser, l'adapter aux sociétés de services et revenir à ce qu'elle veut dire : prendre le temps de vivre.

Le politique s'est fourvoyé en pondant, non pas une, mais deux lois qui encadrent la mise en œuvre de la réduction du temps de travail. Il est même allé jusqu'à régler des points de détail ridicules comme le temps d'habillage et de déshabillage. La loi nous a obligés à nous réorganiser. Mais on ne l'avait pas attendue pour le faire. De plus, je ne peux pas être d'accord avec l'obligation de négocier avec des représentants syndicaux alors qu'on aurait pu le faire avec des conseils indépendants. On n'a pas à m'expliquer avec qui je dois apprendre à vivre. Le politique croit toujours qu'il peut réglementer l'économie. Mais il fait n'importe quoi et crée les conditions des délocalisations. J'en arrive même à me demander pourquoi je ne l'ai pas fait.

Quels sont les motifs qui vous ont poussé alors à rester en France ?

Si nous étions partis à New York, il y a deux ans, ce ne sont pas 150 postes que nous aurions supprimés, comme aujourd'hui, mais 500, car la grande majorité des salariés ne nous aurait pas suivis. Et il était hors de question de me séparer des collaborateurs français.

Vous avez malgré tout signé un accord 35 heures. Comment appliquez-vous la RTT ?

Notre accord est le moins mauvais auquel on pouvait aboutir. Je suis content qu'il n'ait pas tué l'enthousiasme dans l'entreprise. Quand les salariés disent qu'ils ne peuvent pas prendre leurs jours de RTT, c'est parce qu'ils se sentent profondément responsables dans leur travail. Nous avons même des problèmes pour faire partir certaines personnes le soir. C'est le lot des métiers de services ou de création. Notre activité est très cyclique. Il y a des périodes de folie pendant lesquelles on n'arrête pas de travailler. Il n'y a qu'un seul Noël par an et on n'a pas intérêt à passer à côté. Nous devons réussir nos produits, nos ventes et notre plan marketing. Donc, il faut bosser. Mais, à l'inverse, il y a de vraies périodes creuses. Comme après le 15 décembre, en février et en mai, où l'entreprise pourrait presque fermer. Et ça ne me gênerait pas alors de dire à mes salariés : « Partez, prenez vos jours de RTT et éclatez-vous ! » Mais la loi interdit de le faire de manière instantanée lorsque l'opportunité se présente.

Comment avez-vous réagi à la création d'une section CFDT dans l'entreprise ?

C'est le prix à payer à la maturité. J'ai toujours su que cela arriverait un jour. Nous dialoguons déjà en Allemagne avec les syndicats et aux États-Unis avec des lobbies qui représentent les gays, les Juifs ou les gens de couleur.

Est-ce le signe que le dialogue social a besoin d'être formalisé chez Infogrames ?

C'est l'évolution normale d'une entreprise. Quand vous créez une société, le lien social vient de votre charisme, de votre capacité à dialoguer avec les gens et à les faire adhérer à une vision commune. Dès lors que l'entreprise grossit, votre influence se réduit. Apparaissent alors la nostalgie et le mythe d'un dialogue personnalisé. Les gens se sentent un peu délaissés. Le rapport de force que nous connaissons avec le plan social ne vient pas d'un manque de communication, mais du fait que l'entreprise prend par nécessité, par choix et anticipation, un nouveau cap. Nous avons bien entendu besoin de formaliser nos relations sociales, mais de façon technique et déconcentrée. Et pas avec des syndicats qui, au niveau national, ont encore des positions caricaturales, du type lutte des classes, très éloignées de ma vision de l'entreprise.

Même la CFDT ?

Nicole Notat est peut-être la plus moderne du lot. Mais, contrairement à ses homologues allemands, elle n'a pas encore de réponse au besoin de flexibilité des entreprises. Je ne comprends pas, par exemple, pourquoi les syndicats français sont encore opposés au travail le dimanche. Si c'est la volonté des salariés et qu'il y a un accord d'entreprise, je ne vois pas où est le problème.

L'actionnariat salarié est-il toujours un bon moyen de motiver ses troupes ?

Oui, mais à condition d'éduquer les salariés. Nous avons été l'une des premières entreprises à lancer un plan de stock-options en France. Mais il y a eu des effets pervers. Parce qu'il possède un morceau de l'entreprise, le salarié croit avoir son mot à dire sur toutes les décisions prises. Ensuite, il considère ses options comme un dû. Aussi, quand le cours de Bourse chute et que le salarié perd ce bonus, cela génère un phénomène de frustration. Il a l'impression de s'être fait avoir, perd confiance dans son entreprise et a le sentiment que tout ce qu'il a gagné auparavant, salaires et primes, n'existe plus. Dans le cadre de notre futur plan de stock-options, nous allons apprendre au personnel à accepter la variabilité des cours de Bourse.

Comment vivez-vous la chute de votre cours de Bourse ?

Lorsque vous annoncez 121 millions d'euros de pertes, vous ne devez pas vous attendre que le marché vous fasse une bise sur le front. Quand on joue sur le marché, on en accepte les règles. Cela dit, je ne pilote pas Infogrames en fonction du cours de Bourse. Je dois autant de respect à mes salariés qu'à mes actionnaires. Je n'ai pas à choisir entre les deux. Ce qui est important, c'est la stratégie de l'entreprise. Je suis convaincu que l'on se donne les moyens de réussir et que cela se traduira par des résultats satisfaisants à la fois pour les salariés et pour les actionnaires.

Propos recueillis par Jean-Paul Coulange et Marc Landré

Auteur

  • Marc Landré