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Vie des entreprises

Albin Michel et Gallimard : ni Zola ni le Goncourt du social

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.11.2001 | Isabelle Moreau

Il fait plutôt bon travailler dans ces deux maisons indépendantes, abonnées aux prix littéraires. Intéressement, primes, accords plutôt généreux sur les 35 heures : les numéros cinq et six du secteur ne sont pas ingrats, mais leur gestion reste paternaliste et leur pratique du dialogue social malthusienne.

« Le prix Goncourt 2001 est attribué à… » Dans le monde de l'édition, ce lundi 5 novembre sera le jour le plus important de l'année. Car l'ouvrage récompensé par le plus ancien et le plus prestigieux des prix littéraires – même si le Goncourt n'est doté que de 50 francs – est assuré de se vendre au moins à 250 000 exemplaires. Chez Gallimard et Albin Michel, dernières grandes maisons indépendantes avec le Seuil depuis le rachat de Flammarion par l'éditeur italien Rizzoli, la tension est à son comble en cette période de l'année. Préparateurs de copie, correcteurs, maquettistes, assistants et directeurs de collection ou commerciaux, tous savent l'importance de décrocher le Goncourt, ou l'un de ses accessits, le Renaudot, le Femina, le Médicis ou l'Interallié. Il y a quelques années encore, « lorsque la maison gagnait un prix, les salariés recevaient l'après-midi même une petite enveloppe avec 200 ou 300 francs en espèces », raconte Nicole Laureau, unique déléguée syndicale (CFDT) de Gallimard. Une coutume instaurée par Gaston Gallimard, fondateur de la très réputée maison de la rue Sébastien-Bottin et reprise par son fils Claude puis son petit-fils Antoine, aux commandes de l'entreprise depuis 1984. Intégrée au salaire du mois de novembre, cette gratification exceptionnelle a été reléguée aux oubliettes. Sans regret : « C'était très paternaliste », analyse Brigitte Duverger, déléguée du personnel. « Gallimard est une maison familiale, mais sa gestion n'est pas paternaliste », se défend Antoine Gallimard, 54 ans. Cette famille d'éditeurs s'est déchirée, il y a une quinzaine d'années, lorsque Claude a confié les rênes de l'entreprise à Antoine plutôt qu'à son frère aîné. Depuis, avec sa holding Madrigall, Antoine contrôle Gallimard et Gallimard Jeunesse, soit 1 000 salariés au total avec les filiales Mercure de France, Denoël, Nouveaux Loisirs, les Éditions de la Table ronde et la Sodis, la plate-forme logistique de Gallimard, dotés d'une large autonomie de gestion.

Une machine à best-sellers

Même héritage familial chez Albin Michel. Petit-fils du fondateur de la société éponyme, Francis Esmenard, 64 ans, dirige, avec son directeur général et unique associé Richard Ducousset un groupe centenaire d'environ 900 personnes, comprenant Magnard et Vuibert, Le Grand Livre du mois, la Sedrap, Dervy, Mila et Albin Michel Jeunesse. « Ici, il y a un côté paternaliste », revendique Francis Esmenard. Sans aller jusqu'à imiter son père, Robert, qui apportait les légumes de son jardin au personnel, l'éditeur d'Amélie Nothomb joue sur la convivialité. « Les gens viennent facilement me voir », reconnaît-il, installé dans un bureau sans prétention du loft de la rue Huyghens.

Entreprises prospères et réputées pour la qualité de leur politique éditoriale, Gallimard et Albin Michel sont deux employeurs très prisés. Un audit social, récemment commandé par la direction des ressources humaines de Gallimard à un cabinet extérieur, montre l'attachement du personnel à son travail et à la société. Même si les personnes interrogées ont été choisies par la DRH, les salariés valident ce plébiscite. Majoritairement cadres, ils ne comptent pas leurs heures. Et restent fidèles à l'entreprise. La moyenne d'âge dans la maison mère, souvent surnommée « Gallimard vieillesse », par allusion à la collection Gallimard Jeunesse, tourne autour de 45 ans. « C'est une maison très clanique et très courtisane où il y a un problème de générations, estime cependant Caroline, embauchée rue Sébastien-Bottin il y a quatre ans. Il faut se serrer les coudes pour exister. »

Chez l'éditeur d'en face, véritable machine à best-sellers (Mary Higgins Clark, Tom Clancy, Bernard Werber, Jean-Christophe Grangé…), la moyenne d'âge est plus basse. « Nous avons beaucoup rajeuni le personnel », explique Francis Esmenard. Revers de la médaille ? un turnover plus important. « J'ai connu une époque où la fidélité dans une maison était un plus. Aujourd'hui, les jeunes arrivent ici et n'y restent que deux ans. À un moment, je ne voulais plus en embaucher », ajoute le patron d'Albin Michel. Gallimard ne semble pas connaître le même phénomène : « Les salariés sont très attachés à l'entreprise. Les départs sont peu nombreux et le plus souvent liés à la retraite », indique le P-DG de l'entreprise.

On aimerait le croire sur parole. Car cette grande maison d'édition qui se veut « transparente » mérite son surnom de « royaume des non-dits », entendu de la bouche même d'un - salarié. Anecdotique, mais néanmoins révélateur, le refus d'Antoine Gallimard de créer un journal interne, pourtant vivement réclamé par son personnel qui préférerait ne pas apprendre par l'extérieur des événements importants comme la création, à l'automne 1999, de Gallimard Bayard Jeunesse. Ou le mariage raté avec Bibliopolis, dans l'édition électronique.

Même le bilan social est donné pratiquement sous le manteau aux représentants du personnel. « Ce n'est pas un document qui circule. Parler de rémunérations ne fait pas partie de la culture de la maison », explique Marie-Paule Maître, DRH de Gallimard. Le monde de l'édition ne brille d'ailleurs pas par sa grande générosité salariale. « L'édition n'est pas un secteur qui a la réputation d'avoir des salaires élevés, car les marges sont faibles », confirme Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition. Il précise toutefois que toutes les maisons proposent toujours « des salaires supérieurs aux minima fixés par la convention collective ». C'est le cas chez Gallimard, où les salariés ne sont pas à plaindre. Ils perçoivent 13e mois et participation, et bénéficient aussi d'un intéressement.« C'est la direction qui a proposé un accord afin que l'ensemble des salariés puisse être associé plus étroitement aux performances économiques de l'entreprise », rappelle Antoine Gallimard. Les montants ? « Ils sont sympa », commente, laconiquement, Nicole Laureau.

Des primes à la tête du client

Rue Huyghens, en revanche, les données sociales ne sont pas sous clé. Les salaires sont de 9 000 francs en moyenne pour les employés et de 22 700 francs pour les cadres. Hors prime d'ancienneté, 13e mois et gratifications. Car, outre la participation (l'équivalent d'un 14e mois cette année), les salariés d'Albin Michel sont récompensés par des primes qui peuvent atteindre 60 000 francs. « C'est à la tête du client », observe Évelyne Guyot, l'unique déléguée syndicale (CGC), qui a tenté, en vain, de transformer les primes en intéressement. C'est effectivement à la tête du client », assume Francis Esmenard, qui distribue en outre des stock-options à une vingtaine de salariés.

Travailler dans une maison d'édition procure également des avantages en nature. Les salariés d'Albin Michel peuvent puiser dans la réserve comme bon leur semble. Chez Gallimard, ce droit est limité « à quatre couvertures blanches et à seize Folio par mois ». Mais l'un des principaux avantages maison est la prise en charge par le budget du comité d'entreprise (120 000 francs sur un montant total de 680 000 francs) de la part employé pour la complémentaire santé (les cadres paient une partie sur la tranche B du plafond de la Sécurité sociale). Autre particularité, l'existence d'un comité d'entreprise à Nouveaux Loisirs, alors que cette filiale spécialisée dans les guides touristiques compte moins de 50 salariés. « C'est la volonté d'Antoine Gallimard, qui souhaite que les salariés de cette filiale puissent profiter des mêmes avantages sociaux que les salariés de la maison mère », explique Marie-Paule Maître.

Une exception, car les autres filiales de Gallimard employant moins de 50 personnes ne possèdent pas de CE et leurs salariés ne bénéficient ni de la participation ni de l'intéressement. Même scénario chez Albin Michel. La centaine de salariés de Magnard SA, une unité économique et sociale qui regroupe les éditions Magnard, Vuibert et Mila Éditions, sont rattachés à un même comité d'entreprise qui n'est pas celui de la maison mère. Mais s'ils ne touchent pas de participation, c'est parce que, depuis que cette maison spécialisée, notamment, dans les manuels scolaires, est entrée dans le giron d'Albin Michel SA, en 1995, « cette dernière renfloue les caisses », explique Hélène Duchêne, déléguée syndicale de Magnard (CGC).

Inutile de dire que ces écarts de traitement ne favorisent guère la mobilité au sein des deux groupes. « Les gens ne veulent pas aller dans les filiales. Mais l'inverse est vrai », explique Nadine Pannier, trésorière du CE de Gallimard. André Imbaud, patron de la Sodis, se souvient pourtant qu'à une époque « la responsable du magasin de Gallimard était une ancienne de la Sodis ». Autre exemple, Marie-Paule Maître, la DRH actuelle de Gallimard, a quitté la Sodis, où elle s'occupait des 300 salariés de la filiale logistique, pour entrer dans l'univers de la production intellectuelle, rue Sébastien-Bottin. « Il existe une certaine mobilité, mais elle est récente », reconnaît Antoine Gallimard. Chez Albin Michel, on joue la carte de la franchise : « Je n'ai pas réussi à ce que des ponts soient établis de manière souple entre les différentes filiales, reconnaît Francis Esmenard. Cela vaut pour l'emploi et pour le reste. Chacun a sa culture. »

Dans ces deux maisons d'édition où le personnel ne se retrouve qu'une fois par an, autour d'un buffet, la création d'un comité de groupe pourrait être une façon de créer une culture d'entreprise. « Cela permettrait au moins d'avoir une fois par an les éléments financiers du groupe », estime Évelyne Guyot, déléguée CGC d'Albin Michel. « Ce sera une matinée de perdue, soupire Francis Esmenard, mais cela servira peut-être à se connaître. Donc, il va se mettre en place. » Chez Gallimard aussi, l'idée d'un comité de groupe a été proposée par les représentants du personnel… sans grand succès. La position de la direction est nette : « Il existe déjà une vraie communication au sein du groupe entre les différents comités d'entreprise. Chaque comité est aujourd'hui informé et très présent dans la vie du groupe. » La richesse du dialogue social n'est pourtant pas perçue de la même manière par une représentante des salariés : « Ici, on considère que les délégués du personnel et le CE sont un mal nécessaire. »

Un accord bouclé en trois mois

Malgré tout, la mise en œuvre des 35 heures s'est plutôt bien passée. Certes, la première mouture de l'accord rédigée dans l'hôtel particulier de la rue Sébastien-Bottin n'a guère satisfait les salariés de Gallimard, qui l'ont dit haut et fort dans les assemblées générales. « La direction a senti une véritable mobilisation. Ce qui est rare dans la maison », explique une salariée. Elle a donc revu sa copie. Finalement, l'accord signé le 31 janvier 2001 prévoit une diminution de l'horaire hebdomadaire de travail à 38 heures et 25 centièmes, 13,5 jours de RTT et l'octroi d'une demi-journée de repos par mois ou d'une journée de repos tous les deux mois. « Le personnel est plutôt content », souligne Nicole Laureau, déléguée CFDT, qui a signé seule l'accord de réduction du temps de travail. Une situation qu'a également vécue Évelyne Guyot, chez Albin Michel. Là aussi, les négociations ont été rondement menées. « On a regardé ce qui avait été fait dans les autres maisons, raconte Évelyne Guyot. Puis tout s'est passé très vite. En trois mois, le dossier était bouclé. » L'accord signé le 7 février 2000 fixe la durée hebdomadaire du travail à trente-sept heures. Les salariés disposent de douze jours de repos supplémentaires, compensés par cinq embauches au minimum.

Francis Esmenard est pourtant loin d'être convaincu par la réduction du temps de travail : « L'idée est généreuse, mais c'est plus facile à mettre en œuvre dans une industrie où l'on gère des flux que dans des sociétés comme les nôtres où l'on vend de l'intelligence. Aujourd'hui, quand on organise des réunions, il manque toujours quelqu'un », déplore-t-il. Le patron d'Albin Michel préfère visiblement les tête-à-tête avec ses chers auteurs, Éric-Emmanuel Schmitt ou Didier Van Cauwelaert, aux tracas quotidiens de la gestion du personnel. Avec deux tiers de femmes (contre 60 % chez Gallimard), il jongle avec les congés parentaux, les maternités et les années sabbatiques, ce qui l'oblige à recourir aux CDD. « Si j'arrête, c'est à cause de ça… », affirme-t-il. De quoi alimenter l'appétit des gros de l'édition, qui lorgnent aussi le voisin Gallimard.

Une convention toilettée

Septembre 1999 : 1 500 salariés de l'édition défilent en nombre dans les rues de Paris pour protester contre la dénonciation par le Syndicat national de l'édition (SNE) de la convention collective. Les manifestants veulent publiquement exprimer leur inquiétude quant à l'évolution de l'édition, grignotée petit à petit par les deux mastodontes Vivendi Universal Publishing (VUP) et Hachette Livre. Une mobilisation inédite dans le secteur de l'édition (fort d'environ 15 000 personnes) à un moment où s'engagent les négociations sur les 35 heures. « J'ai été très étonné de voir autant de personnes dans la rue. Car ce n'est pas un milieu très syndiqué », explique Serge Eyrolles, président du SNE. Celui qui voulait « toiletter » l'ancienne convention, mais s'est « toujours battu pour qu'il y en ait une », a finalement trouvé un terrain d'entente avec l'ensemble des organisations syndicales, à l'exception de la CFDT. Finalement, la nouvelle convention collective du 14 janvier 2000 ne revient pas sur le mode d'indemnisation des périodes de maladie – qui cristallisait la colère des syndicats –, mais revoit les primes d'ancienneté (désormais intégrées au salaire), en contrepartie d'une réévaluation des salaires minima. Le nouveau texte prévoit également en annexe un statut pour les travailleurs à domicile (auparavant seuls les correcteurs étaient concernés), qui représentent près de 10 % des salariés de l'édition. « Aujourd'hui, commente le patron des éditions Eyrolles, la convention collective convient à tout le monde, y compris aux grands groupes. » « On a sauvé les meubles », estime pour sa part Évelyne Guyot, déléguée syndicale CGC chez Albin Michel. Un groupe familial qui a décidé pour sa part de maintenir un système de primes d'ancienneté maison, plutôt favorable aux salariés.

Auteur

  • Isabelle Moreau