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Politique sociale

Du rififi chez les patrons de l'économie sociale

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.11.2001 | Anne Fairise

Une bataille de chiffonniers agite l'économie sociale pour savoir qui doit la représenter sur le plan patronal. Première à s'être lancée, l'Usgeres s'est fait coiffer par le Ceges, créé par la puissante Mutualité française, tandis que l'Unifed, qui représente le secteur sanitaire et social, fait de la résistance. Une guerre picrocholine sur fond de prud'homales.

En coulisse, on l'appelle déjà « le Medef de l'économie sociale ». Le 30 octobre dernier, les principaux organismes fédérateurs de l'économie sociale ont officiellement rebaptisé leur comité national de liaison – alors simple lieu de rencontres internes et de relations avec les pouvoirs publics – Conseil des entreprises et groupements de l'économie sociale (Ceges). Ambition clairement affichée : se positionner sur l'échiquier patronal. Car il ne s'agit pas d'un banal changement de nom. Le bureau du défunt comité a été renouvelé et, surtout, il s'est doté d'un nouveau président, Jean-Pierre Davant, tout-puissant patron de la Mutualité française (3 000 mutuelles pesant 78 milliards de francs). « Un vrai politique », souligne un patron de coopérative.

« Le comité national de liaison n'était qu'une amicale peu connue, peu rassembleuse. Jusqu'à présent, chacun utilisait ses propres relais vers les pouvoirs publics : union professionnelle pour les uns, syndicat d'employeurs pour les autres. Le Ceges a pour ambition de mettre fin à cette confusion et d'être la représentation politique du secteur », commente Paul Picard, chargé de l'économie sociale à la Mutualité française et ancien maire socialiste de Mantes-la-Jolie. Le Ceges a beau se déclarer rassembleur des familles éclatées de l'économie sociale, il ne s'est guère embarrassé de précautions. Dès septembre, avant même la naissance officielle du mouvement, son bureau a été reçu par la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Élisabeth Guigou. En se rendant Rue de Grenelle, il a obtenu de participer au nouveau chantier de la démocratie sociale lancé par Lionel Jospin. Dans la foulée, il en a profité pour annoncer sa participation aux élections prud'homales de décembre 2002.

Le moment ne pouvait être mieux choisi : l'hégémonie du Medef sur le monde patronal est sérieusement contestée par l'Union professionnelle artisanale, tandis que le Premier ministre se déclare prêt à rouvrir le dossier de la représentativité syndicale. Et l'économie sociale, qui revendique 750 000 structures et 1,8 million de salariés, manifeste clairement l'intention, depuis des mois, de se doter d'une force patronale reconnue des pouvoirs publics. L'enjeu ? Participer, enfin, aux grandes négociations professionnelles, y faire valoir sa différence et ne plus se voir imposer des réglementations négociées par les organisations reconnues : le Medef, la CGPME et l'UPA.

C'est en effet un patronat « différent », à mille lieues du libéralisme véhiculé par le Medef, que les trois grandes familles de l'économie sociale (mutuelles d'assurance et de santé, associations, coopératives) entendent incarner. Leurs entreprises de personnes – par opposition aux entreprises de capitaux – poursuivent une finalité sociale, comme le service aux individus et à la collectivité. Et elles revendiquent des principes originaux de fonctionnement : pas d'actionnaires ni de distribution des profits, une gestion « démocratique » et, pour les Scop, un outil de production qui appartient aux salariés eux-mêmes… Le cocktail est souvent détonant pour des patrons tiraillés entre les nécessités de la gestion et la finalité sociale qu'ils sont censés poursuivre (voir encadré, page 40).

Petites baronnies et prés carrés

En dépit de ces valeurs communes, la voie de l'unité reste bien difficile à trouver dans cette nébuleuse qui réunit des structures aux réalités juridiques, fiscales et culturelles fort différentes. Rien à voir entre une association sportive de quartier, la mutuelle d'assurance des enseignants, la Maif, et l'Unapei, qui regroupe les associations de parents d'enfants handicapés. Un univers « peuplé de petites baronnies qui essaient de préserver leur pré carré », commente un connaisseur. D'ailleurs, depuis que les grandes manœuvres pour le rassemblement ont commencé, ce ne sont que querelles intestines et procès en sorcellerie.

Il suffit de voir les vigoureuses réactions suscitées par l'initiative de Jean-Pierre Davant. « Le Ceges ne représente pas l'ensemble du secteur de l'économie sociale », souligne un sceptique. « C'est de l'autoproclamation », renchérit Philippe Calmette, le président de l'Unifed, l'organisation des employeurs du puissant secteur sanitaire et social à but non lucratif, qui veut voir reconnu son rôle de branche professionnelle et qualifie l'initiative du Ceges d'« OPA de la Mutualité sur le secteur de l'économie sociale ». Il faut préciser que cet ancien directeur de la Mutualité française a quitté le mouvement mutualiste en très mauvais termes avec son président, Jean-Pierre Davant. « Le Ceges est une coquille vide. Il ne représente rien, si ce n'est la Mutualité, qui a dix fois moins de salariés que notre branche », reprend Philippe Calmette, conforté par le poids de l'Unifed (450 000 salariés couverts directement et 600 000 avec les accords de branche étendus), créé en 1993.

Bilan de ces sept années de « longue structuration » ? La consolidation d'un organisme paritaire collecteur agréé (Opca), Promofaf, la création d'une commission paritaire nationale de l'emploi et, surtout, la signature d'un accord 35 heures pour l'ensemble des sept organisations adhérentes. « Notre branche est la seule du secteur de l'économie sociale à s'être dotée d'outils de négociation et à jouer pleinement son rôle de représentation des intérêts de ses adhérents dans le champ professionnel et de la gestion. » Une « légitimité de fait » qu'il entend faire valoir en décrochant lui aussi une invitation pour le chantier de la démocratie sociale. Ulcéré de voir un quatrième rendez-vous avec la ministre Élisabeth Guigou annulé en septembre, il a sollicité directement le cabinet du Premier ministre. Et, en « réaction » à l'initiative du nouveau Ceges, il a décidé de présenter aussi des listes aux prud'homales…

Un pied dans chaque courant

La naissance du Medef de l'économie sociale n'est pas seulement vécue comme un coup de semonce pour l'Unifed. C'est aussi un coup dur pour l'Union des syndicats et groupements d'employeurs représentatifs de l'économie sociale. Car l'Usgeres est la première à s'être lancée, voilà sept mois, dans la course à la représentativité, revendiquant 22 000 employeurs et 700 000 salariés, via ses 16 organisations adhérentes. Et à se placer pour les prud'homales. Ce que ne pouvait ignorer la Mutualité française, qui en est membre.

Pour prétendre représenter tout ou partie de l'économie sociale, l'Usgeres a dû en passer par un toilettage : initialement centrée sur la seule formation professionnelle en tant que collège employeur de l'Opca Uniformation, elle a changé ses statuts en mars dernier. « Nous n'avons jamais revendiqué la représentativité de toute l'économie sociale. Nous voulions aider à la structuration interprofessionnelle et nous inscrire en complémentarité des branches professionnelles qui se créent peu à peu à partir des syndicats d'employeurs », tempère aujourd'hui Gérard Deschryver, le président de l'Usgeres. En agissant ainsi pour se positionner au-dessus des branches professionnelles, il a littéralement chamboulé le landerneau de l'économie sociale. « Plutôt que de rassembler tous les acteurs autour de la table et de jouer les go between, l'Usgeres a préféré modifier ses statuts. C'est un peu la grenouille qui a voulu manger le bœuf », ironise le responsable d'une association. Manque de concertation, brutalité de la méthode : évoquant une « vraie déclaration de guerre », l'Unifed, l'organisation des employeurs du secteur sanitaire et social à but non lucratif, est montée au créneau contre l'Usgeres, comme elle le fait aujourd'hui pour le Ceges. « L'Usgeres a mélangé les genres en rassemblant des unions professionnelles, n'ayant pas en charge la gestion directe des relations sociales, et des syndicats d'employeurs. Seuls ceux-ci sont capables de négocier des accords », note Stéphane Barthuel, DRH de la Croix-Rouge française (15 000 salariés et 60 000 bénévoles), membre de l'Unifed. « Nous avons pensé que la présence d'unions professionnelles n'était pas rédhibitoire dans un moment de structuration », commente sobrement Gérard Deschryver, le président de l'Usgeres.

Des situations ubuesques

Conséquence, en tout cas, de ce changement de statut : certaines structures se sont retrouvées dans des situations ubuesques, tiraillées entre l'Usgeres et l'Unifed, quand elles ne se sont pas réveillées avec la double appartenance. Telle l'Uniopss, poids lourd du secteur sanitaire et social. Membre adhérent de l'Usgeres, elle se retrouve aussi présente dans l'Unifed, par l'intermédiaire de son syndicat employeur et de plusieurs membres de son conseil d'administration, comme la Fédération des établissements hospitaliers et d'assistance privés (Fehap) ou la Croix-Rouge française. Mieux : celles-ci, alors même qu'elles sont membres fondateurs de l'Unifed, sont devenues adhérentes à l'Usgeres, via l'Uniopss.

Résultat ? La Fehap et la Croix-Rouge ont décidé tour à tour de quitter le conseil d'administration de l'Uniopss pour ne plus faire partie de l'Usgeres. Ultime rebondissement, l'Uniopss a décidé mi-septembre de suspendre sa participation à l'Usgeres. Ce qui équivaut à désavouer sa position de groupement d'employeurs représentatifs de l'économie sociale. Pas facile à gérer pour le président de l'Usgeres, Gérard Deschryver, qui n'est autre que le vice-président de la délégation régionale de l'Uniopss dans le Nord-Pas-de-Calais !

« La décision de l'Usgeres était une provocation », note aujourd'hui Jean-Marie Bloch-Lainé, président de l'Uniopss, qui reconnaît avoir « tardé à agir et sous-estimé les répercussions du changement de statut de l'Usgeres ». Il a pris les devants, proposant une conciliation, sous l'égide d'un médiateur « indépendant », entre toutes les parties : la branche professionnelle Unifed, l'Usgeres et le Ceges… Un quasi-Grenelle de l'économie socialeque Jean-Marie Bloch-Lainé envisage même « sur plusieurs mois ». « Toute la question est de savoir comment le secteur va s'organiser et se répartir les attributions. C'est une question essentielle, car nous nous retrouvons dans une géographie compliquée, héritée de l'histoire. S'engager dans une guerre de chapelles, c'est affaiblir le mouvement, au risque d'aboutir à une absence de représentativité. » Mais son appel, lancé mi-septembre, fait pour l'instant chou blanc.

Cette médiation n'est pas du goût de Philippe Calmette, président de l'Unifed : « Pour quoi faire ? L'Usgeres n'a pas de légitimité. » Rien d'étonnant pour les spécialistes du secteur. Le dialogue impossible entre l'Usgeres et l'Unifed s'explique par la guerre larvée que se livrent les fonds de formation sur lesquels s'appuient les deux mouvements. L'Unifed a proposé en effet aux partenaires sociaux la création d'un nouvel Opca qui prendrait la succession de Promofaf (celui de l'Unifed) en intégrant près de 70 % de l'Opca Uniformation (celui de l'Usgeres). Ce qui risquerait de fragiliser encore l'Usgeres… De quoi en excéder certains, désireux que le secteur sorte de ces « problèmes de personnes, de baronnies et de petits empires ».

Les vieux démons toujours là

Quoi qu'il en soit, des négociations sont en cours entre l'Usgeres et le Ceges, qui souhaite aujourd'hui intégrer sous sa bannière les syndicats d'employeurs au travers d'un collège technique, à condition que ces derniers se rassemblent. Une structure unique où l'on pourrait retrouver, entre autres, Unifed et Usgeres… « S'il s'agit d'intégrer un simple comité technique, hors de question. Nous ne serons pas les supplétifs du Ceges », martèle Philippe Calmette, président de l'Unifed, qui pointe l'« incohérence » de revendiquer une représentativité politique tout en se positionnant dans le champ professionnel aux prud'homales.

L'économie sociale ne semble pas encore prête à tuer ses vieux démons. Au point de rater le coche d'une liste unique pour les élections prud'homales de décembre 2002 ? « Il nous faudra des années pour nous constituer en véritable mouvement patronal, relativise Pascal Dorival, directeur général de Chèque Domicile. Mais c'est la première fois que le secteur revendique jusqu'au bout sa fonction d'employeur. C'est un progrès considérable. » Reste que les bisbilles en son sein ne sont pas de nature à permettre à l'économie sociale de peser d'une quelconque façon dans les chantiers qui s'ouvrent sur la « démocratie sociale ».

Militants mais gestionnaires

Le 23 avril, les cinq confédérations de salariés ont signé, avec l'Usgeres, un protocole d'accord créant un comité paritaire sur l'économie sociale. Au menu : professionnalisation des services intégrant des emplois jeunes et droit syndical. Au moins côté syndical, les spécificités du « tiers secteur » commencent à être reconnues. Reste que, dans cette auberge espagnole, la fonction d'employeur est « inégalement développée », note le cabinet Trajectoires, auteur d'une étude sur les pratiques des dirigeants associatifs, coopératifs et mutualistes, pour le compte de l'Usgeres. Constat sans surprise : le rôle d'employeur est, ici, parfois difficile à assumer. Dans les coopératives, certains dirigeants se sentent « plutôt fortement salariés ». Même ambiguïté pour le terme d'entreprise, utilisé « sans complexes » par certains, mais rejeté par d'autres. Mutuelles et Scop se définissent plutôt comme des « sociétés de personnes », tandis que les associations rechignent pour la plupart à être assimilées à des entreprises. Ces employeurs revendiquent en tout cas un management différent : place importante accordée à l'humain et aux débats internes, gestion plus transparente… Bref, une « attitude attentive aux besoins des salariés », dont l'implication est très recherchée. Avec leur casquette de militant et de gestionnaire, les patrons peuvent se retrouver pris dans « des conflits de valeur entre la solidarité et la pérennité de l'organisation ». D'autant que les salariés attendent d'eux un comportement différent que celui d'un dirigeant d'entreprise classique. « Il faut sortir de l'idée que nous sommes de gentils patrons de gauche. Nous sommes des dirigeants », insiste un employeur cité dans l'étude. Au-delà des déclarations de principe, il y a les pratiques de terrain. Or, selon un spécialiste, « la gestion s'apparente, dans certains cas, à ce qui est dénoncé dans les grandes entreprises ».

Auteur

  • Anne Fairise