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Enquête

LES BONS TUYAUX DES PIONNIERS DE LA RTT

Enquête | publié le : 01.11.2001 | Frédéric Rey

Ils sont coiffeurs, pâtissiers ou artisans du bâtiment et déjà passés aux 35 heures. Légalistes ou francs-tireurs, ces petits patrons ont profité de l'occasion pour faire évoluer leur organisation et améliorer leur image. Au prix, toutefois, d'une rationalisation qui leur fait perdre un peu de leur âme.

La soirée devait réconcilier les coiffeurs avec les 35 heures. Elle a viré au lynchage de la loi Aubry. À la Maison de la chimie, à Paris, les 400 chefs d'entreprise réunis l'été dernier par le Conseil national des entreprises de coiffure (Cnec) laissent éclater leur colère. Quolibets et sifflets couvrent le discours de Michel Jalmain, secrétaire national de la CFDT, qui a bien du mal à défendre l'accord de branche de la coiffure. Quant au film relatant l'expérience d'un salon pionnier des 35 heures, il ne suscite que des haussements d'épaules. Dans cette salle frondeuse, Maryline Guillemet se fait très discrète. « Je ne me suis pas du tout sentie en osmose avec la majorité de mes confrères », souligne, après coup, cette gérante du salon MCG Coiffure, à Montargis. Maryline n'a pas attendu la date fatidique du 1er janvier 2002. Pour ses sept salariés, la réduction du temps de travail est devenue une réalité depuis un an déjà. Un cas rarissime. « En dépit de l'accord de branche conclu en septembre 1999, explique Michèle Duval, secrétaire générale du Cnec, nous estimons à 3 % à peine le nombre de coiffeurs qui ont aujourd'hui sauté le pas. »

À plusieurs centaines de kilomètres de là, boulangers et pâtissiers se sont donné rendez-vous à la foire annuelle de Strasbourg, à deux pas du Parlement européen. Dans une ambiance bon enfant, la profession s'apprête à distinguer le meilleur artisan du concours du mille-feuilles. Michel Jost, président de la corporation des pâtissiers, et Léon Olland, le patron des boulangers alsaciens, sont présents, mais ils sont surtout venus pour parler des 35 heures. « À grand renfort de “staumtisch”, ces petites réunions autour d'une table, l'objectif est de faire passer à 35 heures au moins 150 boulangers sur 500 dans le Bas-Rhin », annonce Léon Olland. Car, à Strasbourg comme dans le reste du pays, seule une infime minorité d'artisans et de petites entreprises ont devancé l'appel. Point commun de ces pionniers ? Ce sont souvent des employeurs soucieux de rester dans les clous, notamment vis-à-vis du temps de travail. « Je vois beaucoup de mes collègues traînés devant les prud'hommes pour le non-paiement des heures supplémentaires, souligne Maryline Guillemet. Je n'ai aucune envie de me retrouver sur le banc des accusés. »

Le taureau par les cornes

Autre élément d'explication apporté par Patrick Rabin, de la chambre de métiers de Montargis : « Ce sont généralement des chefs d'entreprise plus téméraires, qui tranchent par rapport à la moyenne. Ils ont trouvé dans la loi soit des éléments qui leur permettaient de changer leur organisation, soit un moyen d'améliorer leur image et de se distinguer de leurs concurrents. » Le roi de la pêche, des melons et des fruits rouges au marché d'intérêt national de Rungis s'appelle Dominique Monloup. Mais il a beau être à la tête d'une société florissante, cela n'empêche pas ce grossiste d'être confronté à un certain turnover, plutôt inhabituel dans ce secteur. « Il y a un an, deux de mes vingt salariés sont partis à la concurrence, à seulement quelques mètres de là, explique ce jeune chef d'entreprise. Ils m'ont quitté pour un meilleur salaire et une semaine de congé en plus. J'ai pris le taureau par les cornes en passant aux 35 heures dès avril et, parallèlement, en mettant en place un système d'intéressement. »

Lorsque Claude Chachay, gérant de la franchise Diagonal dans le Nord-Est, a annoncé l'ouverture d'un salon de coiffure à Besançon, il s'est fait de nombreux ennemis. Dans l'annonce de recrutement parue dans la presse locale, ce coiffeur a, d'emblée, annoncé la couleur : il recherche des collaborateurs prêts à travailler 35 heures ! Non seulement ce dirigeant d'une PME d'une vingtaine de salariés a déjà derrière lui l'expérience d'une année de réduction du temps de travaillais en plus il se paie le culot d'ouvrir six jours sur sept alors que la grande majorité de ces professionnels ferme dimanche et lundi. « Très sincèrement, obliger les petites entreprises à passer sous le joug des 35 heures, cela me faisait carrément suer, confie Claude Chachay. Mais mon activité se développe bien et les aides dont je pouvais bénéficier en cas de création d'emploi m'ont amené à considérer autrement la question. »

En plus de l'effet d'aubaine, cet entrepreneur avisé découvre aussi tout l'intérêt du dispositif du coïnvestissement. Deux bonnes raisons d'anticiper. L'accord conclu en décembre 1999 avec une salariée mandatée permet une réduction du temps de travail hebdomadaire et le bénéfice d'une semaine de congé supplémentaire. Mais une partie du temps libéré sert aujourd'hui à la formation des coiffeurs. Avec l'ouverture du sixième salon à Besançon six embauches ont pu être réalisées. « Certains de nos coiffeurs sont devenus volants pour couvrir les absences, poursuit Claude Chachay. En complément, nous avons aussi pris l'engagement auprès d'une coiffeuse, inscrite dans une agence d'intérim, de faire régulièrement appel à elle. » Avec plusieurs établissements, ce petit patron peut se débrouiller. Mais comment les plus petits peuvent-ils s'en sortir ? Pour Maryline Guillemet, gérante d'un unique salon, la réorganisation n'a pas été une sinécure. Après neuf mois de discussions avec ses employés, elle a adopté le système de l'annualisation par capitalisation. La réduction du temps de travail est hebdomadaire. Les heures supplémentaires ne sont plus rémunérées, mais récupérées sous forme de jours à prendre pendant des périodes plus creuses, déterminées au fur et à mesure. Une souplesse que les salariés gèrent eux-mêmes. « Après un été de forte activité, précise Maryline Guillemet, les coiffeurs vont pouvoir prendre au cours de l'automne quelques jours de RTT. »

Changement de stratégie à la Capeb

Chez les artisans du bâtiment aussi, le pragmatisme l'a finalement emporté. Après une première réaction de rejet, leur organisation, la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb), change de stratégie et signe un accord de branche un an seulement après le vote de la loi Aubry. « En laissant les plus petites entreprises à l'écart de la réduction du temps de travail, nous risquions de les pénaliser en creusant encore plus les différences entre les salariés et d'accentuer ainsi nos problèmes de recrutement. Il fallait trouver les solutions pour s'adapter », souligne Robert Buguet, ancien responsable de la Capeb, aujourd'hui président de l'Union professionnelle artisanale (UPA). Le texte conclu avec toutes les organisations syndicales, à l'exception de la CGT, permet une mise en place de la réduction du temps de travail par étapes, avec quatre possibilités de modulation.

Patron d'une entreprise de charpente de neuf salariés dans le Nord, à Méteren, Marc Westrelin applique depuis le 1er janvier 1999 la modalité numéro trois, celle qui permet de travailler 36 heures par semaine de quatre jours, et accorde six jours de congé supplémentaires. « J'ai dit aux salariés : “On va devoir passer aux 35 heures au 1er janvier 2002. Il y a un moyen d'anticiper et d'embaucher Thierry” – un gars du village qui nous dépannait jusque-là. Ils ont tous été d'accord. On savait que cela n'allait pas être facile à régler sur le plan de l'organisation, mais le plus dur a été de le faire accepter par nos clients », raconte-t-il.

Trois ans après avoir mis en place la réduction du temps de travail dans son entreprise familiale, Robert Buguet est conquis : « On découvrira plus tard que c'était une loi de modernisation ! Pourtant, comme mes collègues, j'étais au départ complètement tétanisé. Je ne pensais pas que l'on pourrait s'en sortir sans une augmentation du contingent d'heures, et la flexibilité était pour moi une notion totalement abstraite. C'est mon fils qui m'a encouragé à passer aux actes. Avec le recours à l'annualisation, une réorganisation des équipes et en investissant dans du nouveau matériel, nous avons réalisé des gains de productivité. Bien des artisans pensent avoir une activité linéaire, mais c'est faux la plupart du temps. Il n'y a pas d'entreprise pour laquelle il n'existe pas de solution, même si c'est beaucoup plus difficile dans un secteur comme celui des métiers de bouche. »

« Je suis devenu draconien sur les pauses »

Un avis que partagera certainement Michel Jost. Ce pâtissier-confiseur de Dorlisheim expérimente depuis quelques semaines une réduction du temps de travail pour ses 15 salariés. Dorénavant, les pâtissiers partent deux heures plus tôt les deux premiers jours de la semaine. « Je ne suis pas opposé au partage du travail, souligne Michel Jost. Ce qui me pose problème, c'est le maintien du salaire. Je suis pourtant obligé de le faire au risque, sinon, de perdre du personnel. Mais si j'embauche, je suis contraint de répercuter une hausse des prix pour augmenter ma marge. » Une équation impossible. Alors Michel Jost a dû rationaliser son activité, à son corps défendant. « On va tuer à petit feu la qualité artisanale, soupire cet orfèvre de la pâtisserie. Depuis, nous préparons beaucoup moins de gâteaux ronds, plus difficiles à faire que les desserts carrés. Mais je suis aussi devenu un patron draconien sur les pauses. La pression et le stress augmentent et l'ambiance perd de sa convivialité. » Olivier Fabry, Monsieur 35 Heures à la chambre de commerce de Rodez-Villefranche-Espalion, le confirme : « Dans des petites entreprises passées aux 35 heures, on note parfois une dégradation du climat social liée à un blocage des salaires ou à un décompte du temps de travail. Cette rigidité a amené les salariés à proportionner leur investissement à leur paie. Cela a aussi entraîné un changement d'ambiance dans l'entreprise. Le chef d'une petite entreprise de l'Aveyron passée aux 35 heures me disait récemment que le petit déjeuner convivial avec jambon et tripous organisé avec son personnel avait été remplacé par une réunion hebdomadaire plus formelle avec l'encadrement. » Productivité oblige…

Les salariés de ces PME pionnières de la réduction du temps de travail connaissent la même intensification du travail que leurs homologues des grandes entreprises. Dans la coiffure, les heures d'équivalence (non productives) ont été supprimées et les temps de présence sont, a fortiori, encore plus productifs. Passé aux 35 heures tout en réussissant à élargir ses horaires d'ouverture au lundi après-midi, mais sans avoir embauché une seule personne, le salon de Maryline Guillemet est entièrement tourné vers la productivité individuelle. « Nous avons mis le paquet sur l'amélioration de nos performances, précise aussi Claude Chachay, gérant en franchise des salons Diagonal. Le personnel a suivi des stages aux techniques de coupe et de colorimétrie afin de gagner du temps. Nous avons aussi complètement réaménagé l'espace de travail pour diminuer au maximum les déplacements. Aujourd'hui, mes salons déjà aux 35 heures ont rejoint le niveau de rentabilité des autres établissements restés aux 39 heures. »

L'apprentissage du dialogue social

Artisans, coiffeurs, boulangers ou commerçants découvrent, à cette occasion, une nouvelle responsabilité de chef d'entreprise qui doit aussi faire l'apprentissage du dialogue social. « Dans cette aventure, l'étape sans doute la plus difficile a été de faire accepter les 35 heures aux salariés, fait remarquer Maryline Guillemet, gérante de MCG Coiffure. Mes collaborateurs craignaient de perdre une partie de leur rémunération partiellement liée au chiffre d'affaires. C'était la première fois que je discutais avec mon équipe de tels sujets. Et, sans chef du personnel ou conseiller en ressources humaines, il n'était pas évident de trouver un système sur lequel nous nous accorderions. Nous nous sommes régulièrement réunis durant neuf mois. Tout le monde s'est piqué au jeu. Certains salariés ont pris des responsabilités. J'en veux pour preuve la désignation d'une Madame 35 Heures. » Mais, dans le monde de l'artisanat et des petites entreprises, rares sont les employeurs qui voient la nécessité d'avoir un dialogue social collectif.

À Rungis, les grossistes en fruits et légumes vivent sur une planète où le Code du travail est loin d'être le livre de chevet. Entre le personnel et l'employeur, l'arrangement individuel était le principal mode de régulation des rapports sociaux. Dominique Monloup n'échappait pas à cette tradition. Cependant, pour le passage aux 35 heures, ce jeune patron a souhaité associer l'ensemble de ses salariés à la démarche. « J'ai organisé plusieurs réunions mais personne ne s'exprimait. Je leur ai proposé de parler à un consultant, cela n'a rien changé. Le dialogue ne s'est pas amorcé. » Au mois d'avril, il arrête tout et décide de passer aux 35 heures de façon unilatérale. Une circulaire lapidaire précise la règle du jeu : deux jours de réduction du temps de travail par mois à prendre le plus régulièrement possible selon les plannings établis pour des périodes de quatre semaines. « Depuis, un jour sur deux en moyenne a été pris, précise Dominique Monloup. Les vendeurs ont encore du mal à gérer leur travail et ce nouveau temps libre. »

Patron de deux petites bijouteries à Parthenay (Deux-Sèvres) employant chacune trois personnes, Philippe Lambert a résolu de devancer l'appel en mettant en place les 35 heures au printemps dernier. « J'ai voulu faire du social plus tôt », explique-t-il. Ce commerçant a décidé de réduire le temps de travail de manière unilatérale, sans aides de l'État, en proposant à ses salariés une demi-journée de repos par semaine, le vendredi matin, ou le vendredi après-midi. Aujourd'hui, si le personnel est plutôt satisfait, son associé et lui « font le complément » pour pouvoir ouvrir 60 heures par semaine dans la bijouterie de l'hypermarché et 54 heures dans celle du centre-ville. Mais il a le sentiment qu'en prenant les devants il a été en quelque sorte le dindon de la farce. En assouplissant le passage aux 35 heures pour les très petites entreprises, « l'État revient en arrière, explique Philippe Lambert. Nous avions anticipé en pensant que tout le monde serait logé à la même enseigne au 1er janvier prochain ». Ce ne sera pas le cas. Et le patron de Pyramid'or de prévenir : « Si c'est une question de survie pour les boutiques, je serai tenté de remettre en cause la réduction du temps de travail… » Car, pour lui, la mise en place de la RTT représente 11 % de surcoût. Difficile, dès lors, de rester compétitif par rapport aux autres bijoutiers de la ville.

Pragmatique et sans regret

De son village des monts de Flandres, le charpentier Marc Westrelin se montre pragmatique : « Je ne regrette pas d'avoir appliqué très tôt les 35 heures. On a vécu deux ans plus tôt ce que les collègues vont mettre en place. » Consultant au cabinet Pennée qui a réalisé une centaine de missions concernant les 35 heures auprès de petites entreprises de l'ouest de la France, Jacques Cottereau confirme : « Les petits patrons qui ont décidé assez tôt de mettre en place les 35 heures sont plutôt contents de l'avoir fait, car la situation économique est aujourd'hui plus difficile qu'hier. » Et les conséquences des attentats perpétrés aux Etats-Unis risquent de peser lourdement. Notamment dans le bâtiment, secteur rapidement touché par les retournements de conjoncture économique. Très actifs sur le terrain pour guider les petits patrons du BTP dans leur démarche sur les 35 heures, les conseillers de la Capeb ont du pain sur la planche.

Une crèche aux 35 h, c'est possible
Horaires planifiés, compte épargne temps, création d'un poste à 25 heures…

Petites associations et 35 heures, ça ne fait pas obligatoirement bon ménage. Association des familles, qui assure la gestion de deux crèches à Fontaine-sur-Saône, commune rhônalpine de 6 800 habitants, en sait quelque chose. D'un côté, la Caisse d'allocations familiales de l'agglomération lyonnaise (Cafal) – l'un de ses principaux financeurs avec la commune et les parents – lui demandait d'allonger le temps de travail de ses salariées effectuant 39 heures et bénéficiant de… sept semaines de congés payés, afin d'ouvrir les deux structures plus longtemps. De l'autre, l'échéance des 35 heures s'annonçait. Entre les deux, l'association a su trouver la bonne formule.

Mis au point par ses responsables et une salariée mandatée par la CFDT, le dispositif 35 heures a été avalisé lors d'un référendum par la grande majorité des 14 salariées (10,43 équivalents temps plein) des Maronniers et de Clairefontaine. Depuis le 1er octobre 2001, « le personnel travaille 37 heures 30, bénéficie toujours de sept semaines de congé et de 4,5 jours de RTT ou de formation », explique Jean-Claude Roeckel, trésorier bénévole de l'association.

La gestion des horaires ? « Elle est planifiée sur l'année et tient compte des souhaits des personnels ; c'est un peu à la carte », explique cet ingénieur-conseil à la retraite reconverti pour l'occasion en Monsieur 35 Heures.

La seule contrainte étant d'ouvrir les deux crèches, comptant au total 44 places, de 7 h 30 à 18 h 30 toute l'année, à l'exception d'une fermeture annuelle d'un mois. Afin de compenser les absences dues à la mise en place de la RTT, une salariée a été recrutée pour travailler dans l'une ou l'autre crèche, avec un contrat de 25 heures par semaine.

Dans ce secteur d'activité où le prix des places est fixé par la Cafol et les salaires par la convention collective, les deux crèches n'ont guère les moyens de recruter de manière ponctuelle pour compenser les absences.

La parade a été trouvée grâce à un compte épargne temps, les salariées qui pallient les congés maladie ou maternité de leurs collègues augmentant leur crédit d'heures.

Auteur

  • Frédéric Rey