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Politique sociale

Le joli bilan du « think-tank » de Jospin

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.10.2001 | Marc Landré

Prenez 40 des meilleurs économistes français, faites-les plancher sur l'emploi, la fiscalité ou la santé, et vous obtiendrez le Conseil d'analyse économique. Un lieu de débats et d'influence. Et une précieuse boîte à idées pour le Premier ministre, qui a pu y tester la prime à l'emploi ou le fonds de réserve pour les retraites.

En cet après-midi estival, la fine fleur des économistes français est dans ses petits souliers. Au 35, rue Saint-Dominique, dans le 7e arrondissement de Paris, les experts du Conseil d'analyse économique (CAE) reçoivent leur président : Lionel Jospin. Une visite qui n'a rien de protocolaire. Le Premier ministre vient régulièrement écouter les analyses de ce think-tank, dont il a souhaité s'entourer dès son arrivée à Matignon. Un aréopage pas toujours docile. Aujourd'hui, c'est Thomas Piketty, jeune économiste « au franc-parler incontrôlable », qui présente un rapport sur les inégalités économiques. Et il ne prend pas de gants pour expliquer à Lionel Jospin que la baisse des taux supérieurs de l'impôt sur le revenu, décidée par son gouvernement, pourrait provoquer « dans les décennies à venir un fort mouvement de retour aux inégalités patrimoniales du début du XXe siècle, avec un risque de sclérose économique et sociale ». Pendant l'exposé, le Premier ministre, « studieux comme à son habitude », noircit les pages d'un petit cahier d'écolier. Puis se lève pour répondre. Dans la salle, tout le monde est suspendu à ses lèvres… « Je suis coincé, j'ai les mains liées et je ne dispose pas des marges de manœuvre suffisantes pour faire marche arrière », confesse-t-il alors.

Aide à la décision vu de Matignon, poil à gratter pour d'autres, le conseil a, ce 7 juin, respecté son cahier des charges : « éclairer, par la confrontation des points de vue et des analyses, les choix du gouvernement » en matière économique et sociale. « Le CAE n'est pas une machine à rechercher le consensus, estime Jean Pisani-Ferry, ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn à Bercy et président délégué du conseil depuis mars dernier. Il fournit au Premier ministre un état des lieux de la réflexion économique, pose les problèmes et propose des solutions. » Pour Jean-Michel Charpin, le commissaire au Plan, membre de droit du CAE, « le Premier ministre se montre très intéressé par ces séances de discussion. Il ne nie pas que ses connaissances soient inférieures à celles de ses interlocuteurs. Il sait qu'il a beaucoup de choses à apprendre d'eux ».

Une indépendance totale

L'idée de ce panel d'économistes indépendants remonte, en réalité, à 1995. « Lionel Jospin voulait constituer un bureau d'études qui fasse contrepoids à l'influence de l'Inspection générale des finances », se souvient l'un de ses proches. Le candidat défait à la présidentielle devra attendre la victoire de la gauche, aux législatives de 1997, pour passer à l'acte. La constitution du CAE est alors confiée à un conseiller du Premier ministre, Pierre-Alain Muet. « Il fallait faire vite, explique l'ancien président délégué du conseil, qui n'en est plus que simple membre depuis son élection comme maire adjoint de Lyon aux dernières municipales. Si nous avions attendu quelques mois de plus, il aurait été plus difficile de monter le conseil car nous nous serions perdus en réunions interministérielles. »

En clair, il ne fallait pas laisser aux ministères et aux administrations le temps d'organiser la résistance. Résultat : « PAM » parvient en deux mois à faire adhérer à son projet une quarantaine d'économistes de grand renom, d'horizons différents et de toute obédience. « On cherche de plus en plus à impliquer les universitaires dans l'élaboration des politiques économiques parce qu'ils soulèvent des questions que ne se posent pas les fonctionnaires », souligne André Gauron, conseiller maître à la Cour des comptes.

La garantie d'une indépendance totale (les écrits des membres n'engagent que leurs auteurs) et l'absence de censure – sans oublier une rémunération de 762 à 1 524 euros (entre 5 000 et 10 000 francs) par rapport réalisé – convaincront les plus récalcitrants. Lionel Jospin aurait préféré un cercle plus restreint et plus proche de lui, à l'image du Council of Economic Advisers américain (trois économistes nommés par le président et entourés par une administration d'une cinquantaine de personnes). Mais il s'est rangé à l'avis de Pierre-Alain Muet, qui ne voyait pas comment constituer une assemblée pluraliste avec moins de membres. « Même s'il limite le temps de parole de chacun, ce nombre élevé n'empêche pas le débat », souligne Christian de Boissieu, directeur du Centre d'observation économique de la chambre de commerce de Paris. Il l'empêche d'autant moins que les membres sont rarement plus d'une vingtaine lors des séances de travail. Il est même arrivé qu'ils ne soient que quatre, mis à part les rapporteurs !

« Pierre-Alain Muet voulait un équilibre des tendances, se souvient le libéral Michel Didier, directeur de l'institut Rexecode (proche du patronat) et membre de la première heure. Le problème, c'est qu'il existe une multitude de courants à gauche et qu'il fallait tous les représenter. » Il a donc fallu composer avec les rocardiens, les fabiusiens, les emmanuellistes ou les chevènementistes, les Verts, les communistes et les radicaux… Conséquence de cette composition politique plutôt orientée à gauche ? Certains, tel Alain Lipietz, actuel candidat des Verts à la présidentielle, ou Yves Dimicoli, membre du parti communiste, ont été admis au conseil en raison de leur étiquette, tandis que des noms plus prestigieux comme ceux de Jean-Paul Betbeze, directeur des études économiques du Crédit lyonnais ou de Christian Saint-Étienne, professeur à Paris Dauphine, ne figurent pas dans l'annuaire du CAE. Mais, que les aigris se rassurent, les mandats ne sont que de deux ans (renouvelables) et le Premier ministre revoit régulièrement la composition de son think-tank, dont la dernière fois à la rentrée.

Un exercice d'équilibriste

Après quatre ans d'existence, le bilan du CAE ne suscite guère de critiques. « La force de Pierre-Alain Muet a été que le conseil ne produise pas de rapport qui mettrait sa survie en danger, sans jamais museler les membres », constate, admiratif, un habitué du conseil. La méthode employée ? « Des compléments qui prennent la position inverse de l'auteur, des relations presse pour éviter les malentendus et des dates de parution soigneusement étudiées », selon un autre. Un véritable « exercice d'équilibriste, tant les bombes potentielles ont été nombreuses ». Depuis septembre 1997, le conseil a en effet publié 33 rapports sur des thèmes aussi controversés que le chômage, les retraites, la régulation du système de santé, le temps partiel, la réforme de l'État ou la fiscalité de l'environnement.

Pour le très médiatique Élie Cohen, directeur de recherche au CNRS, « Lionel Jospin a pu tester auprès du CAE plusieurs idées lancées pendant les législatives ». Comme l'élargissement de l'assiette des cotisations patronales. Les conclusions du rapport d'Edmond Malinvaud, un des économistes les plus renommés de France, ont permis de clore le débat, en montrant qu'une telle mesure risquait d'affecter défavorablement le dynamisme des entreprises. « Le conseil fournit également au Premier ministre des outils de politique économique utilisables un jour ou l'autre », poursuit Élie Cohen. Des exemples ? Dans son rapport sur le plein-emploi, Jean Pisani-Ferry a critiqué implicitement la prime à l'emploi (via une réduction du taux de la CSG pour les bas salaires) du gouvernement, suggérant de lui substituer un « impôt négatif », par le versement d'une allocation aux moins qualifiés. Aussi, lorsque le Conseil constitutionnel a cassé le dispositif du Premier ministre, ce dernier a repris l'idée à son compte. Deux autres mesures prises par le gouvernement, le fonds de réserve pour les retraites et l'écotaxe, ont auparavant été étudiées par le conseil. « Certains rapports n'auront de débouché pratique que dans dix ans, explique encore Michel Aglietta, professeur à Paris Nanterre. Les aspects prospectifs sont importants et l'accumulation de connaissances impressionnante. »

Le politique dispose

Fort de son succès et de ses résultats, le CAE essaime aujourd'hui à l'étranger. En Italie d'abord, où Massimo D'Alema, alors président du Conseil, a créé il y a deux ans un cénacle d'experts du même type. à Bruxelles ensuite, où Romano Prodi, le président de la Commission européenne, envisage également de s'entourer d'un panel d'économistes reconnus pour guider ses choix. Il aurait même rencontré récemment Jean Pisani-Ferry pour s'enquérir de la bonne marche à suivre.

À tout le moins, le CAE est devenu un lieu d'influence. « Il ne faut pas en attendre des miracles. Les décisions sont avant tout politiques et fonction du rapport de force au sein de la majorité plurielle », explique l'un de ses membres. « Nous ne sommes pas un substitut au pouvoir politique, abonde Jean-Paul Fitoussi, président de l'OFCE. Nous présentons au Premier ministre les diverses options qui s'offrent à lui et il choisit. À chacun son boulot. » Les experts proposent, le politique dispose… « Nous donnons au Premier ministre des orientations de politique économique, de grands principes, et non une politique clés en main », complète Michel Aglietta. « Ce serait grave si Lionel Jospin ne prenait ses décisions qu'en fonction de nos recommandations, avance Joël Maurice, professeur à l'École nationale des ponts et chaussées. Et si certains membres sont frustrés de ne pas avoir plus d'influence, ils n'ont qu'à se présenter aux élections. »

De ces quatre années de fonctionnement, les couacs n'ont évidemment pas été absents. Le tout premier rapport, sur la réduction du temps de travail, n'a fait l'objet d'aucune discussion. « Le Premier ministre craignait peut-être un consensus du conseil contre les 35 heures », ironise Christian de Boissieu. En outre, ledit rapport a été confié à Dominique Taddei, l'un des inspirateurs de la loi Aubry I, et son contenu s'est révélé être la copie conforme d'un chapitre d'un de ses livres.

De l'ombre sur le Plan

Le CAE n'est pas la seule « institution » rattachée au Premier ministre à lui fournir des études économiques. Le Commissariat du Plan joue aussi ce rôle. Un double emploi qui fait dire à certains qu'entre le Plan et le CAE il y en a un de trop. « Le Plan est intellectuellement inférieur au CAE et n'est plus à la tête de l'analyse économique, commente, sévère, un ancien membre du CAE. Il n'a plus lieu d'exister et devrait être supprimé. » Du coup, d'aucuns, au Plan, n'hésitent pas à parler de « concurrence déloyale du CAE ». Morceaux choisis : « On ne devrait pas laisser pourrir une organisation qui ne sert plus à rien et encore moins créer un nouvel organisme d'études par peur de réformer ceux qui existent. » Il suffit en effet de regarder les sujets traités par les deux institutions pour se rendre compte que les doublons sont réels : retraites, inégalités, plein-emploi, aménagement du territoire… Et avec, à quelques rares exceptions près (comme le rapport Charpin sur les retraites), un écho médiatique plus important pour les travaux du CAE. « Les thèmes sont souvent identiques, reconnaît Jean-Michel Charpin, le commissaire au Plan. Mais nous sommes davantage pluridisciplinaires, faisons appel à de nombreux acteurs extérieurs, organisons la concertation avec les syndicats et rapportons une pensée collective. » Pour Mario Dehove, actuel secrétaire général du CAE et ancien responsable du service économie du Plan, « il est vrai qu'il existe beaucoup de zones de recouvrement, mais les produits, les méthodes de travail et les personnes associées aux réflexions sont différents ». Même Jean Pisani-Ferry, le président délégué du CAE, reconnaît qu'il existe « des problèmes de frontières avec le Plan, mais nous veillons à les aplanir avec Jean-Michel Charpin ». Pour nombre de membres, « la création du CAE a rendu les choses beaucoup plus difficiles au Plan, déjà en perte d'influence depuis plus d'une dizaine d'années », et ce, malgré le dynamisme qu'y insuffle Jean-Michel Charpin…

Auteur

  • Marc Landré