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MON USINE PART ? CE SERA SANS MOI

Enquête | publié le : 01.10.2001 | Sandrine Foulon

50 kilomètres, c'est le bout du monde pour les salariés. Les entreprises contraintes de fermer des sites et de muter leur personnel doivent donc se montrer très convaincantes. Accueil, aide au relogement, à l'emploi des conjoints, primes… les solutions ne manquent pas.

Soyez mobile ! C'est le leitmotiv que l'on serine aux victimes des restructurations, reclassements obligent. Comme si prendre son baluchon, abandonner sa maison, quitter ses amis, était chose facile. Partout en France, le déchirement est identique. Un aller simple pour Venise, la méthode Assimil sous le bras ? La proposition a fait un flop auprès des 58 salariés jurassiens de Jouef, dernier fabricant de trains miniatures en France, condamné à fermer ses portes ce mois-ci. Propriétaire de l'usine de Champagnole, le groupe Idee Commerciali II, assommé par les pertes, a en effet décidé de regrouper la production en Italie. Et propose, dans le panier des mesures de reclassement, 12 postes dans la cité des Doges.

« Le groupe a présenté ces emplois parce qu'il fallait bien que le plan passe, se désole Dominique Capelli, délégué syndical CGT chez Jouef. Mais comment croire que des ouvrières – les femmes constituent 70 % du personnel de l'usine – de 40-45 ans vont déménager là-bas avec ou sans famille ? » Le comité d'entreprise a d'ailleurs fait jouer cet argument pour souligner la faiblesse des obligations légales de reclassement et demander la nullité du plan social. Peine perdue. Fin août, le tribunal de grande instance de Dole l'a déclaré valide, estimant suffisante la garantie financière (une enveloppe de 45 000 francs par salarié) apportée par le groupe. à 48 ans, après vingt ans passés à Champagnole, Dominique Capelli empochera ses indemnités légales, l'équivalent de deux mois de salaire, et aimerait trouver un emploi pas trop loin. Sa femme aussi. Comme le couple Capelli, on travaillait souvent en famille chez Jouef. « Mais la plupart des salariés ont un conjoint qui occupe un poste dans la région et voudront rester dans le coin. Même si ce n'est pas gagné. Le bassin est sinistré. Au mieux, il faut gagner le Haut-Jura. »

Plus au nord, d'Ungersheim à Wittelsheim, en plein cœur du bassin potassique alsacien, les puits ferment les uns après les autres. Et, en 2004, plus personne ne descendra au fond. « Il y a quatre ans, quand on nous a annoncé qu'il fallait penser à quitter la mine, je savais déjà que je ne partirai pas de chez moi », se souvient Nicolas Rinnert, électricien de maintenance « au fond ». Entré à 23 ans aux Mines de potasse d'Alsace (les MDPA pour les initiés), il n'a pas hésité une seconde. Sa famille, ses amis vivent dans le Haut-Rhin. Père d'un petit garçon, propriétaire avec son épouse d'une maison dont il continue à rembourser les traites, il a décidé, à 30 ans, de prospecter dans la région. « J'avais des propositions dont une chez EDF, mais il fallait parcourir 30 kilomètres. Finalement j'ai trouvé un emploi d'électricien aux Sources de Soultzmatt, à 2 bornes de chez moi », explique Nicolas, qui passe un bac pro en cours du soir. La plupart de ses anciens collègues ont, eux aussi, choisi la proximité. « Sur les 607 salariés déjà partis, moins de 20 ont quitté le Haut-Rhin. Un mineur a monté une entreprise au Canada, un autre à Grenoble. La mobilité géographique est plus forte chez les cadres et les ingénieurs que chez les mineurs », souligne Pierre Richert, secrétaire général CFDT des Mines de potasse d'Alsace. Son puits, celui de Berrwiller, a fermé cet été.

Un taux de mobilité… de 3 %

Il n'y a pas que dans l'est de la France que les salariés sont casaniers. En 1999, lors de la quasi-fermeture de la Seita à Morlaix, seuls 12 ouvriers de la manufacture de tabac, sur 167, ont accepté de quitter leur pays breton. Car, hormis les freins traditionnels liés au logement, à l'emploi du conjoint, à la peur de l'inconnu, les salariés, fragilisés par la perte de leur emploi, n'ont plus confiance. Qui leur garantit qu'une fois leurs valises posées ils ne subiront pas le même sort ? Plus l'entreprise perd de sens à leurs yeux, plus ils s'enracinent dans leur terroir. « Idee Commerciali II a déjà fermé une de ses usines en Italie. Et le groupe s'oriente de plus en plus vers la sous-traitance. D'ailleurs, vu son endettement, qui sait s'il ne va pas déposer le bilan ? Alors partir à l'étranger pour six mois, un an… », résume Dominique Capelli.

Pour être convaincus, encore faut-il que les salariés aient confiance dans les propositions de leur employeur. Dans le projet de plan social et de reclassement de l'établissement des Galeries Lafayette de Bordeaux Sainte-Catherine en 2000, la direction a proposé des postes à horaires équivalents. Des boulots à vingt heures par semaine à Annecy, Angers, Bayonne, Paris Montparnasse, Amiens… Mais les dés sont pipés. Chacun sait qu'une vendeuse bordelaise qui travaille vingt heures par semaine ne va pas choisir de changer de vie pour un temps partiel – avec salaire correspondant – à Strasbourg. Pour l'entreprise, « faire déménager des gens ou les licencier coûte le même prix : un an de salaire », lâche un DRH qui doit prochainement rassembler 1 000 personnes sur un seul site.

Au dire des consultants chargés du reclassement des salariés licenciés, la mobilité géographique reste, en France, un véritable casse-tête. Parvenir à rendre mobiles 10 à 15 % de salariés licenciés est déjà un exploit. Chacun veut retrouver un emploi dans un rayon de 50 kilomètres maximum de chez lui. Et cela en dépit de toutes les mesures mises en place : aides pour vendre un logement et en retrouver un autre, soutien financier pour le déménagement, indemnités compensatrices en cas de double résidence, primes de rideau pour racheter des fournitures, accompagnement pour scolariser les enfants, recherches pour l'emploi du conjoint… Malgré les moyens considérables (300 000 francs par personne) et la cellule de reconversion mise en place par les MDPA pour former les mineurs et les aider à trouver un emploi, sur place mais aussi dans d'autres régions, le taux de mobilité géographique atteint péniblement les… 3 %.

Une réindustrialisation prend du temps

« Sur les 839 contrats de chantiers concernés par la fermeture des Ateliers et Chantiers du Havre, une quarantaine de salariés sont partis, dont trente-deux à Saint-Nazaire. Ce n'est pas un bon score », concède Jean-Pierre Lombard, l'un des responsables de l'antenne de reclassement de la Sodie. à l'époque, il y a un an et demi, les Chantiers de l'Atlantique, dont les carnets de commandes débordaient, cherchaient désespérément de la main-d'œuvre. Les Havrais étaient les bienvenus. Visites sur place pour les épouses, comité d'accueil des Nazairiens, aides pour trouver un logement… Rien n'y a fait. Ou presque. Les 450 kilomètres séparant Le Havre de Saint-Nazaire ont rebuté les anciens du Havre, pleins d'amertume devant le succès de leurs rivaux. « Il fut un temps où l'on parlait de fermeture des Chantiers de l'Atlantique et de bonne santé des ateliers du Havre et, au final, ce sont ces derniers qui mettent la clé sous la porte. Les gens sont dépités », poursuit Jean-Pierre Lombard.

Les consultants ont beau travailler sur les obstacles bien connus à la mobilité. Peine perdue. Quant aux solutions locales, elles ne profitent pas nécessairement aux premiers intéressés. « Une réindustrialisation prend du temps, concède Daniel Vangulick, responsable de la coordination commerciale de la Société de développement régional dans le Nord, mandaté par Danone pour accompagner la fermeture de l'usine de Seclin. À l'époque, 140 emplois ont été supprimés. Aujourd'hui, le site accueille deux autres PME agroalimentaires qui emploient 170 salariés. Ce n'est pas la loi des vases communicants. Tous les salariés d'une entreprise qui ferme ne sont pas appelés à trouver un job dans la nouvelle. À terme, l'opération est surtout bénéfique pour leurs enfants. »

Les entreprises doivent donc se montrer particulièrement convaincantes si elles entendent jouer la carte de la mobilité. Tous les ressorts sont à utiliser. Pendant près d'un an, d'octobre 2000 à septembre 2001, la direction de Pirelli Câbles spéciaux s'est appliquée à inciter les 290 ouvriers, cadres et administratifs, à quitter Laon, dans l'Aisne, pour Sens, dans l'Yonne. « Nous communiquions en permanence sur l'état d'avancement du projet et nous sommes très vite passés à l'action pour rassurer les salariés, se souvient Didier Ferrandon, responsable RH des établissements de Sens. Nous devions répondre à toutes les questions concernant l'avenir professionnel et familial des salariés. Ce dernier point concentre 90 % des angoisses. Une cellule d'accueil a été mise en place à Sens. Il fallait organiser des visites, faire taire les rumeurs qui disaient qu'il n'y avait pas de logement. Nous avons montré que nous tenions vraiment à ce que le personnel suive. » L'opération a coûté plusieurs millions de francs. « Mais quand on sait que cinq ruptures de contrat coûtent 1 million de francs… », lâche le DRH.

Des primes pour favoriser la mobilité

« Il faut parvenir à mobiliser le site d'accueil, jouer la séduction. Si le patron du nouveau site peut rencontrer tous les salariés, leur expliquer la place de chacun, il les rassure sur la réalité de leur métier », conseille Rose-Marie Van Lerberghe, responsable de la branche ressources humaines du groupe de conseil Altedia. Bien souvent, l'échec d'une mobilité s'explique par le manque d'implication du directeur du site d'accueil, peu disposé à voir débarquer de nouvelles troupes alors qu'il se débrouillait très bien avec les siennes. « L'engagement doit également être fort du côté des élus locaux, poursuit Rose-Marie Van Lerberghe. Des opérations peuvent être menées avec le maire de la ville, des visites – écoles, hôpital, rues commerçantes… – organisées pour les familles. Tous doivent se sentir attendus. »

Les accords d'entreprise et les négociations collectives peuvent également protéger les salariés. « Les nouvelles conventions (comme celle des télécommunications) offrent l'occasion de mieux baliser le terrain, à la différence de celles négociées dans les années 50, quand la question de la mobilité ne se posait pas dans les mêmes termes. Un salarié à qui sa nouvelle mutation géographique ne plairait pas peut quitter l'entreprise non plus en démissionnant, mais en étant licencié », explique Marie-France Boutroue, à la commission d'extension des accords de la CGT. Certaines entreprises prévoient d'ailleurs des périodes d'adaptation. Pendant deux à trois mois, les salariés travaillent sur le nouveau site sans avoir déménagé, l'entreprise assurant les frais de transport. Ces périodes probatoires aident les candidats à sauter le pas. « On a réussi à faire bouger 36 % de l'effectif, explique Didier Ferrandon. Les salariés accueillis sur le nouveau site avaient jusqu'à huit mois de réflexion. Une trentaine de salariés sont d'ailleurs retournés dans leur région d'origine. »

Enfin, un coup de pouce financier stimule la mobilité. « Entre toucher une prime de licenciement de 400 000 francs et rester dans l'entreprise, 300 kilomètres plus loin, le choix penche souvent pour la valise, note Olivier Labarre, directeur du département ingénierie et stratégie sociale chez BPI. On conseille de plus en plus aux DRH de ne pas oublier de récompenser financièrement les salariés qui prennent le risque de partir. Ce n'est pas toujours facile à faire passer, mais on obtient de bien meilleurs résultats. » D'autres solutions passent par l'amélioration des compétences. Davantage de reconnaissance de l'expérience professionnelle permettrait aux salariés de se reclasser plus facilement. Si, en amont d'un plan social, les directions envisageaient des programmes de formation, les salariés hésiteraient moins à prendre leur bâton de pèlerin. Selon l'adage, le CAP ne dépasse pas le bassin d'emploi, le bac se limite au département, le bac + 2 à la région. Au-delà, les diplômes ouvrent toutes les portes, même de l'international. Si la formation jouait réellement son rôle de passeport – ce qui n'est pas le cas aujourd'hui –, elle tordrait le cou aux discours défaitistes. Et l'on verrait moins d'ouvrières de LU désespérées dans les rues de Calais. « On a donné vingt-cinq ans de notre vie. On ne sait rien faire d'autre. Où va-t-on aller ? »

Entretien avec Christophe Baumgarten, avocat spécialiste du droit social
Incertaine jurisprudence

Dans le cadre d'un plan social, un salarié est-il en droit de refuser une mutation géographique ?

Toute la question est de savoir si le déménagement constitue une modification de son contrat de travail. Or, aujourd'hui, la jurisprudence est très incertaine.

Si la mobilité intervient dans un même secteur géographique, le refus d'un salarié est considéré comme une faute grave. Et il peut dire adieu à ses indemnités. Encore faut-il savoir ce qu'est un secteur géographique, qu'entreprises et juges ont traduit par « bassin d'emploi ». À elle seule, la région parisienne constituerait un secteur géographique. En théorie, un salarié muté de Bobigny à Arcueil, obligé de se lever aux aurores pour gagner son lieu de travail, ne peut refuser.

Une entreprise peut-elle ainsi éviter un plan social ?

Oui, si elle se borne à déménager sans restructuration, sans suppressions d'emplois. Au passage, certaines en profitent pour laisser derrière elles les plus âgés et rajeunir leur pyramide des âges.

La jurisprudence antérieure de la Cour de cassation me paraissait plus juste, la modification du contrat de travail ne s'appréciant pas de manière abstraite, mais au cas par cas. En outre, la volonté des parties est à prendre en compte. Si un salarié décide de travailler à Argenteuil, ce n'est pas par hasard. Le lieu de travail me paraît être un élément aussi essentiel du contrat que le salaire ou la qualification.

Les entreprises abusent-elles des clauses de mobilité ?

Aujourd'hui, le moindre contrat fait cinq pages, et les clauses de mobilité n'en sont pas absentes. Même les ouvriers n'y échappent plus. Là encore, dans l'absolu, une entreprise pourrait exclure de son plan social tous les salariés dont le contrat contient une clause de mobilité et leur enjoindre de déménager. C'est tout de même très rare dans les grands groupes, soucieux de leur image. Le problème peut se poser dans les plus petites structures. Pour éviter le seuil fatidique des 10 salariés qui déclencherait un plan social, un patron pourrait faire jouer toutes les clauses de mobilité.

Cela étant, on voit aussi émerger une jurisprudence protectrice à l'égard des salariés. Auparavant, une clause de mobilité agissait comme un véritable couperet. Depuis deux à trois ans, les juges examinent la justification du déménagement et se placent de plus en plus sur le terrain de l'abus de droit.

Auteur

  • Sandrine Foulon