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Enquête

DÉMÉNAGER POUR LE BOULOT NON MERCI !

Enquête | publié le : 01.10.2001 | Catherine Lévi

Casaniers, les salariés français ? À l'heure des restructurations et de la mondialisation, les candidats à la mobilité ne se bousculent pas. Logement, écoles, carrière du conjoint… les obstacles sont réels. Et, de leur côté, les entreprises ne font pas toujours ce qu'il faudrait pour convaincre leurs troupes de bouger.

Gabriel Samuel est un oiseau rare. Marié et père de trois enfants en bas âge, cet ingénieur de 41 ans a travaillé chez Michelin, successivement à Cholet, Montceau-les-Mines et Clermont-Ferrand. Puis il est parti en poste en Allemagne, pendant quatre ans et demi. Avant de revenir dans le fief de Bibendum. Un parcours qui n'a rien d'exceptionnel chez le manufacturier auvergnat. « Bouger fait partie du contrat. Il faut aimer le changement, être adaptable, avoir une mentalité de nomade, professe Gabriel. On se fait des amis partout. Beaucoup sont émerveillés par ma trajectoire, mais ils ne feraient pour rien au monde les mêmes choix, car ils sont attachés à leur maison et à leurs proches. » Exact. Les faits sont têtus et les chiffres, imparables : seulement un Français sur cinq a quitté sa région d'origine au cours de la précédente décennie, selon l'Insee. Et cette mobilité est en baisse de 1,8 % par rapport à la période antérieure de 1982-1990.

Casaniers, nos compatriotes s'exilent encore moins volontiers à l'étranger. À l'heure de la mondialisation, cette sédentarité chronique est préoccupante. À tout le moins en complet décalage avec les impératifs des entreprises, pour lesquelles la mobilité des salariés est devenue vitale. « Qu'il s'agisse d'internationalisation des équipes, d'ouverture d'un nouveau site ou de redéploiement industriel, la mobilité géographique est un enjeu capital pour nous », confirme François Théodon, le DRH de Michelin. Le fabricant de pneumatiques en est un bel exemple. Présent sur les cinq continents et dans plus de 80 pays, il se bat les flancs en permanence pour trouver des candidats au départ, avec 700 expatriés seulement, dont environ 350 Français, sur un total de… 128 000 salariés. Dénicher des cadres dirigeants capables d'épauler les deux directeurs d'usine du fabricant de pneus roumain Tofan, racheté au cours du premier semestre 2001, a par exemple été une véritable galère. Et c'est au forceps que Michelin a finalement accouché d'un état-major composé de trois Français chargés du commercial, de la finance et des ressources humaines.

Et pourtant… Changer de région ou de pays est un excellent moyen pour les salariés de développer leurs compétences et de booster leur carrière. « Une façon moderne d'envisager sa vie professionnelle, très éloignée du vieux schéma de la carrière à vie, scotché à son poste », souligne Évelyne Chabrot, directrice de l'hôtellerie du groupe Accor. Une entreprise totalement internationalisée, avec ses 145 000 salariés répartis dans 140 pays. Et ses 400 Français expatriés. Pratiquement chaque jour, le groupe de Jean-Marc Espalioux ouvre un hôtel quelque part dans le monde. Autant dire que les opportunités de prendre du galon ne manquent pas pour tous ceux qui sont prêts à changer d'air. Le Sofitel Al Ain dans les Émirats arabes unis, qui a ouvert en décembre 2000, est ainsi dirigé par un Français, entouré de Roumains, d'un Égyptien et d'un Russe !

C'est souvent la croix et la bannière

Si les candidats ne se bousculent pas au portillon, c'est qu'ils n'y trouvent pas leur compte. L'antienne est connue : propriétaires dans l'âme, attachés à leurs racines – souvent provinciales –, rétifs au changement, les Français n'ont pas un goût immodéré pour les grandes migrations professionnelles. Mais ils ont des circonstances atténuantes : la mobilité, c'est souvent la croix et la bannière. Ailleurs, ils doivent tout recommencer de zéro et affronter le déracinement psychologique. Sans compter qu'il faut en plus se coltiner des tracas matériels et autres soucis administratifs pour réinstaller sa petite famille dans ses meubles. Avec, souvent, des frais à charge… À l'arrivée du camion de déménagement, nul n'est assuré de retrouver l'équivalent de ce qu'il a abandonné. Les fonctionnaires, pour lesquels la mobilité est un exercice quasi imposé, surtout en début de carrière, le savent bien. Une étude du Credoc sur la région Centre montre que les 3 500 agents de l'État nommés là-bas chaque année connaissent de sérieuses difficultés, en particulier pour se loger. Près de la moitié d'entre eux n'ont pas trouvé – ou péniblement – le logement souhaité.

« Les Français mutés de province à Paris freinent en général des quatre fers, car ils ont le sentiment qu'ils perdent au change avec des temps de transport qui s'allongent, un logement plus petit et des frais supplémentaires », observe Joëlle Touhadian, P-DG de France Global Relocation, une société spécialisée dans l'assistance aux transferts nationaux et internationaux. Deux ingénieurs de la capitale, envoyés à Toulouse il y a deux ans, rechignent à rentrer au bercail, alors que leur entreprise leur demande expressément de réintégrer le siège de Nanterre. Une perspective peu réjouissante quand on a goûté aux charmes de la Ville rose.

D'autres ne veulent, à l'inverse, pas entendre parler de la province. Ils ont peur de ne pas trouver les meilleures écoles pour leurs enfants, craignent que leur femme y sacrifie leur carrière et redoutent d'atterrir dans un désert culturel. Une grande multinationale ne parvient pas à recruter un top manager pour le monde, impérativement basé… en plein cœur de la France.

À l'étranger, les handicaps sont décuplés. Une fois surmonté l'obstacle de la langue, qui reste considérable chez les plus de 40 ans, tous les autres repères, culturels ou non, sont chamboulés. « Tout ce qui est naturel dans son pays d'origine devient compliqué », reconnaît-on chez LVMH, qui emploie 53 000 personnes dans le monde répartis sur tous les continents. À commencer par le déménagement. Les enfants changent de système scolaire, les conjoints peinent à retrouver du travail. « Lorsque c'est l'homme qui doit faire une croix sur sa carrière, c'est encore plus délicat », affirme Nathalie Brotchi, directrice de programmes de Net Expat, société d'assistance au conjoint. La femme de Philippe, en poste depuis deux ans à Atlanta pour le compte d'un groupe britannique, a tiré provisoirement un trait sur son job. Coupée de ses bases, elle a mis six à sept mois pour s'adapter. « Le sud des États-Unis est un désert culturel. Nous évoluons dans la petite communauté internationale, peu intégrée localement », regrette Philippe. En effet, les destinations ne sont pas toujours exotiques ou prestigieuses. « Les cadres imaginent toujours leur poste à Londres ou à New York, alors qu'ils se retrouvent le plus souvent dans les petites villes », observe Anne-Marie Ronayne, directrice d'EMDS, société de conseil chargée de dénicher des talents pour l'international. Difficile, alors, de susciter des vocations. Une grande entreprise industrielle française s'y est ainsi reprise à sept fois pour convaincre un cadre de haut niveau de s'installer dans un coin reculé d'Europe centrale. Et une autre s'est cassée le nez pour nommer un directeur d'usine à 200 kilomètres d'Athènes.

Fini les somptueux packages des années 80

Financièrement, le jeu n'en vaut même pas toujours la chandelle. Les entreprises s'arrangent évidemment pour que le salarié expatrié ne paie pas plus d'impôts ni de cotisations sociales que dans son pays d'origine et s'engagent à lui garantir un niveau de protection sociale au moins équivalent. Mais les loupés ne sont pas rares. En dépit d'une aide financière versée pendant six mois par son employeur et d'une augmentation royale de 50 %, Philippe a été piégé par une fiscalité complexe : taxé comme un Américain de base, tout en cotisant à la Sécurité sociale et pour la retraite en France, ses charges se sont considérablement accrues. « Résultat, je gagnais moins qu'en France malgré mon augmentation de salaire considérable. Je me suis battu et j'ai obtenu une prime de logement qui m'a permis de me remettre à flot. » Fini les packages somptueux accordés dans les années 80 aux rares candidats au voyage. Désormais, les entreprises ont tendance à aligner les salaires des partants… sur ceux des pays d'accueil. Mais les promesses de carrière au retour et la perspective d'un enrichissement personnel ne remplaceront jamais le cash.

Chez les salariés, il est bien rare que la mobilité soit une seconde nature. « En général, elle n'est acceptée que si elle apporte une véritable évolution professionnelle », observe Jean-François Darmagnac, vice-président du cabinet de recrutement Humblot-Grant Alexander. En pratique, tout dépend de l'âge, du tempérament et du milieu socioprofessionnel. Sans surprise, les plus réticents restent les ouvriers et les employés, voire les cadres moyens. De toute manière, les entreprises les sollicitent rarement pour un poste à l'étranger, préférant recourir à la main-d'œuvre locale. « Le retour sur investissement est moins évident. Souvent, un ouvrier est endetté jusqu'au cou parce qu'il a acheté sa maison, et son épouse travaille », indique Jean-Marie Pilliard, directeur des ressources humaines du groupe Schneider. « Pour 10 000 francs par mois, il n'y a aucune raison qu'un salarié se dévoue corps et âme à l'entreprise », admet le DRH d'une entreprise de travaux publics.

Les jeunes et les hauts potentiels bougent

Culturellement, les ouvriers ne sont pas préparés au changement : ils ont peur de l'éloignement et redoutent le déracinement. Directrice de projet chez Garon Bonvalot, Annick Denys évoque les déboires d'un équipementier automobile qui a déplacé son site de production de seulement 55 kilomètres. Soit trente-cinq minutes de transport supplémentaires pour les salariés. Soucieux de conserver le maximum d'entre eux, il a mis au point un plan d'accompagnement individuel très pointu. Pourtant, seule une minorité a suivi, et l'entreprise a dû licencier. Autre exemple, celui d'une société de vente et d'après-vente de matériel de travaux publics. Installant un centre d'appels dans la région parisienne, elle a souhaité y faire venir trente de ses agents de maîtrise, basés dans toute la France. « Même en proposant 15 à 30 % de salaire en plus et en assurant un véritable accompagnement, y compris pour les conjoints, je ne m'attendais pas à beaucoup de candidatures, reconnaît le DRH de l'entreprise. La région parisienne n'est pas très attractive. Ils ont des enfants, une maison, un conjoint actif. Seuls les salariés fatigués par le travail sur les chantiers et quelques jeunes qui y ont vu une possibilité d'évolution professionnelle ont accepté la mutation. »

Contexte radicalement différent pour les cadres sup, beaucoup mieux préparés au changement. Pour eux, la mobilité géographique est, théoriquement, un passage obligé. « Un manager qui réussit aujourd'hui sa vie professionnelle a accepté de bouger au moins une fois », estime Joëlle Touhadian. « La mobilité doit être un élément normal de leur carrière », renchérit Brigitte Poincloux, de Vivendi Universal. Quand elle ne fait pas partie des conditions d'embauche, elle est abordée lors des entretiens de recrutement, comme à Pechiney. Des clauses de mobilité figurent même en bonne et due forme dans certains contrats (voir encadré page 27). Et pourtant, tous les cadres ne répondent pas à l'appel de façon uniforme. « Les jeunes et les hauts potentiels sont les plus mobiles », indique Olivier Plouvin, responsable de la gestion des carrières chez Pechiney. Parfois même trop, car les entreprises n'arrivent pas toujours à les satisfaire. Diplômé d'un DESS franco-britannique de Lille et d'un master obtenu à Londres, Éric Boitrel, 25 ans, célibataire, possède un profil international très recherché. Actuellement assistant en ressources humaines chez Philip Morris France, il a décroché sa première mission en Grande-Bretagne et devrait prochainement partir en Italie. « Quand on a goûté à la mobilité, difficile d'y renoncer », dit-il. Pas d'état d'âme, non plus, chez les cadres à haut potentiel, les 100 ou 200 personnes clés de l'entreprise. Ils bénéficient généralement d'un parcours à la carte qui les conduit tous les trois à quatre ans à changer de lieu et même de fonction. Mais tous les autres ne sont pas prêts à se plier aux exigences des entreprises. Et, en particulier, pour partir à l'étranger. « Ils sont plus ouverts qu'il y a dix ou quinze ans, mais la mobilité internationale est encore loin d'être banalisée », reconnaît Michel Rousselot, président d'Eurocadres, mouvement syndical de cadres européens. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : moins de 1 % des 290 000 salariés de Vivendi Universal et moins de 2 % des 53 000 employés de LVMH travaillent hors de leur région d'origine. Schlumberger reste l'arbre qui cache la forêt, puisque 13,3 % de ses 60 000 employés travaillent hors de leurs bases.

Pas prêts à faire des sacrifices

Une étude récente réalisée par PricewaterhouseCoopers auprès de grandes entreprises le montre : les refus de mutation sont fréquents. « Avec la reprise du marché de l'emploi, les cadres peuvent faire la fine bouche », rappelle Caroline Durand, responsable de l'unité perspectives mobilité des cadres. D'autres acceptent à contrecœur, parce qu'ils veulent protéger leur carrière. « Les candidats n'osent pas toujours parler de leurs difficultés avec les DRH ni même avec leur conjoint, note Jean-Luc Cerdin, professeur à l'Essec et auteur de différents ouvrages. Le refus de l'expatriation est encore un sujet tabou. »

Reste que la plupart ne sont pas prêts à faire des sacrifices. Chef de produit dans une grande entreprise française, Marie, 30 ans, a fait ses premières armes en 1996 dans une multinationale américaine. Comme tous les néophytes dans ce métier, elle a fait un stage de représentant pendant un an. Destination imposée : Belfort. Le bout du monde pour elle. Coupée de sa famille et de son petit ami, elle a dû assumer totalement ses frais de logement. « Dans le contexte de l'époque, c'était obligatoire pour faire carrière. Mais c'est une année de ma vie entre parenthèses. Aujourd'hui, je n'accepterais plus de telles conditions », affirme-t-elle. « Le problème est plus complexe qu'hier, reconnaît Jean-Marie Pilliard, de Schneider. Il y a vingt ans, la famille suivait. Aujourd'hui, l'équilibre familial joue un rôle croissant, notamment avec la généralisation du travail du conjoint. Certains ont renoncé chez nous à la mobilité pour ces raisons. » Du coup, la race des turbocadres est en voie de développement.

Des mesures totalement improvisées

Conclusion, les employeurs vont devoir rivaliser d'imagination pour faire bouger leurs troupes. Car ils n'y mettent pas toujours les formes. « Excepté dans quelques grands groupes, il n'existe pas de gestion prévisionnelle des emplois ; les mesures sont improvisées à la va-vite en fonction des besoins urgents des ressources humaines. Les salariés servent à boucher des voies d'eau », critique Philippe Muller, chef de projet chez Garon Bonvalot. Or une mutation n'est généralement acceptée et bien vécue qu'après mûre réflexion. Dans le cas des ouvriers et des agents de maîtrise, elle est le plus souvent gérée à chaud, lors d'une restructuration notamment (voir page 24). Et sans aucune préparation ni prise en compte en amont des situations individuelles des intéressés. Il faut dire que la mobilité n'a jamais figuré parmi les critères d'embauche d'un opérateur. Résultat, les entreprises ont le plus grand mal à faire venir des ouvriers spécialisés d'autres régions en cas de pénurie de main-d'œuvre locale. Côté cadres, les départs sont prévus plus longtemps à l'avance, mais les dispositifs d'incitation et d'accompagnement, en particulier pour l'international, ne sont pas assez personnalisés. « L'international est géré de l'Hexagone, de façon franco-française », souligne Caroline Durand. « Le package financier est généralement bien ficelé, mais les entreprises ne tiennent pas assez compte des cas particuliers », abonde Jean-Luc Cerdin. Principaux griefs relevés par l'étude de PricewaterhouseCoopers : les entreprises vantent le développement de carrière mais insistent très peu sur l'adaptation du partenaire, l'éducation des enfants, le mode de vie local. Même la gestion de carrière n'est pas parfaitement au point. « Les firmes mettent le paquet pour le départ, mais les salariés savent rarement ce qui va se passer après, remarque Philippe Muller. Ils découvrent a posteriori les difficultés et ne savent pas toujours ce qu'ils vont faire en rentrant. Cela ne donne évidemment pas confiance. » En tout cas, après seulement deux années passées à Atlanta, Philippe est déjà certain de « ne pas avoir envie de recommencer ».

Les caprices des rois de la bougeotte
Les Américains sont hypermobiles, à l'intérieur des frontières des États-Unis

Linda Durham est comptable. Il y a dix-huit mois, elle a quitté Chicago pour la région de New York. Un déménagement de 1 100 kilomètres avec, au bout du compte, un poste de comptable, mieux payé que le précédent. Mais le ralentissement de l'économie américaine a pris de court cette femme de 48 ans. Depuis son arrivée, elle a été licenciée deux fois. « Cette fois, je veux un poste sûr, peu importe où. Je suis prête à déménager de nouveau, mais je veux dormir la nuit et pas me demander si je vais pouvoir payer mon loyer ! » explique Linda Durham. Les Américains n'hésitent pas à bouger. Habitants d'un pays à l'échelle d'un continent, ils jonglent avec les fuseaux horaires, avec des familles laissées à des milliers de kilomètres de distance, des amis éparpillés entre les différents États. La « maison de famille » est un concept quasi inconnu ici, tant les déménagements se succèdent dans une vie professionnelle.

Selon une enquête réalisée par le Bureau du recensement, le Census Bureau, 43 millions de personnes, soit 16 % de la population, ont déménagé entre mars 1998 et mars 1999. La majorité s'est contentée de changer de résidence dans le même quartier, mais 41 % ont changé de ville, voire d'État. Mais cette fluidité s'arrête aux frontières du pays: seuls 3 % des Américains qui ont changé de cadre de vie durant cette période sont partis à l'étranger. « Chaque année, des millions de personnes font leurs valises et déménagent, explique Kristin Hansen, analyste au Census Bureau. Nos études font apparaître cette tendance mais mettent aussi en avant la rapidité des mouvements de population. » En 1993, une enquête a établi qu'en moyenne les Américains de plus de 15 ans bougeaient tous les 5,2 ans.

Ces grandes migrations laissent des traces. Combien de maisons flambant neuves, voire à peine terminées, sont à vendre parce que leurs propriétaires, qui en avaient parfois dessiné eux-mêmes les plans, se retrouvent mutés à l'autre bout du pays. Dans le New Jersey, la grande banlieue de New York, les maisons sont mises sur le marché tous les quatre ans en moyenne. Ce qui ne veut pas dire que tous leurs occupants ont quitté l'État : beaucoup d'entre eux revendent uniquement pour racheter plus grand. Du coup, le système bancaire américain s'est adapté. Il encourage même cette mobilité. Les prêts immobiliers sont remboursables par anticipation sans pénalité ou presque. En conséquence, si une opportunité professionnelle se présente, les Américains peuvent la saisir facilement, en tout cas beaucoup plus facilement que les Européens.

« Les Américains sont très tournés vers le futur, estime Cathy Baiardi, de la Chambre de commerce franco-américaine. Ils sont habitués dès leur plus jeune âge à voir leur famille changer d'habitation. Leurs grands-parents et leurs parents déménagent quand sont en retraite, pour rejoindre des climats plus cléments, en Floride par exemple. » Pour beaucoup de jeunes Américains, l'arrivée à l'âge adulte est synonyme de changement géographique. En dernière année de lycée, ils présentent leur candidature dans les universités qui les intéressent et partent pendant quatre ans parfois très loin de chez eux. Comme Kevin Simons, de Seattle, sur la côte ouest, qui vient passer quatre années « de rêve » au MIT, Massachusetts Institute of Technology, à l'autre bout des États-Unis.

Malgré cette propension aux déménagements multiples, des résistances s'observent toutefois dans les deux régions les plus dynamiques du pays : New York et San Francisco. « C'est, en général, la deuxième question que je pose : voulez-vous déménager ? La première est : voulez-vous changer de métier ? raconte Ed Williams, consultant dans le New Jersey pour DBM, une entreprise d'outplacement. Eh bien huit sur dix me répondent : « non ». Ils savent qu'ils peuvent trouver du travail dans la région, car il y a beaucoup d'entreprises. C'est très difficile de faire se déplacer une famille dans l'un des trois États dans lesquels je travaille, c'est-à-dire New York, le Connecticut et le New Jersey. »

C'est pourtant le cas de la famille Hewett. Quatre enfants, une maison dans une banlieue bourgeoise de New York, un job a Wall Street pour Ben, le père, avec près de deux heures de transport par jour. Ben Hewett s'est vu proposer une promotion en Caroline du Nord. Ravi de l'aubaine, « surtout pour les temps de transport », reconnaît-il, il est parti pendant quatre jours avec sa femme chercher une maison dans la ville de Charlotte. Et il est revenu pour refuser sa promotion : « J'ai détesté la ville », explique Deirdre, sa femme. « Moi, je veux que tout le monde soit heureux, reprend Ben. Des promotions, j'en aurai d'autres et sans déménager, c'est sûr. »

Michèle Aulagnon, à New York

Les frontières européennes résistent
Pour ouvrir le marché, Bruxelles pousse les États à accorder leurs violons

« Nous souhaitons démocratiser la mobilité professionnelle en Europe », souligne Andrew Fielding, porte-parole de la Commission européenne pour l'emploi et les affaires sociales. Le sujet est même considéré comme prioritaire par la Commission, qui a rédigé le rapport « Nouveaux marchés européens de travail ouverts et accessibles à tous ». Il faut dire que le décalage entre l'internationalisation des entreprises et la sédentarité des populations est criant. Et le mal est profond. Il y a dix ans, 80 % des Européens considéraient comme un avantage la possibilité de travailler à l'étranger ; or seulement 0,4 % passe chaque année à l'acte. La mobilité entre États américains a concerné près du quart de la population en dix ans, mais aurait seulement touché 4 % des citoyens européens.

On retrouve à l'échelle du continent le cortège des difficultés inhérentes à la mobilité internationale : obstacles linguistiques, rigidité du marché du logement, accès restreint à certaines professions, absence de compatibilité des régimes d'imposition et de prestations sociales, lacunes dans la reconnaissance des qualifications… Autant de fardeaux administratifs qui engendrent des soucis et des coûts prompts à décourager les bonnes volontés. D'autant que les informations sur les marchés du travail et l'enseignement font cruellement défaut. Pas facile d'obtenir que les différents États accordent leurs violons sur des sujets liés à leur souveraineté, comme la fiscalité ou l'éducation. « Question de mentalité et de temps », estime Andrew Fielding. Mais la Commission ne désarme pas. Pour assurer l'ouverture du marché du travail européen d'ici à 2005, elle a prévu un cocktail de mesures. Une étude sur la faisabilité de la création d'un site unique d'informations sur la mobilité en Europe devrait être réalisée d'ici à la fin de l'année. Des propositions sur la transférabilité des pensions complémentaires et en faveur d'un régime plus harmonisé des qualifications professionnelles devraient également voir le jour en 2002. La Commission a aussi constitué en avril dernier une « task-force » sur les compétences de haut niveau et la mobilité avec des dirigeants d'entreprise, des experts, des partenaires sociaux (notamment Eurocadres, qui regroupe plus de 5 millions d'adhérents), qui doit plancher sur les nouveaux marchés du travail de l'économie du savoir et les besoins de compétences associés. Sur la base de son rapport, la Commission devrait proposer un plan d'action au Conseil européen du printemps prochain.

Auteur

  • Catherine Lévi