En 2022, 72 % des entreprises justifient leurs difficultés à recruter par le nombre insuffisant de candidatures1. Cette pénurie de talents, générale, est particulièrement forte au sein de certains métiers en tension, tels que les développeurs informatiques, dans le secteur du numérique. Cette situation peut pourtant paraître surprenante alors que le taux de chômage s’élève encore à 7,2 % au dernier trimestre 20222… Ce décalage entre les compétences détenues par les demandeurs d’emploi et les compétences requises pour occuper les postes disponibles dans les filières en tension n’est pas nouveau et caractérise la France depuis de nombreuses années ; il avait été analysé dès 1990 par le sociologue Philippe d’Iribarne dans l’ouvrage Le Chômage paradoxal. Mais à l’heure actuelle, alors que les entreprises cherchent désespérément des collaborateurs engagés, le temps est encore plus compté pour réduire le « talent crunch3 », cet écart entre l’offre et la demande de talents.
Pour relever ce défi, Pôle emploi et la Région Auvergne-Rhône-Alpes ont lancé en 2020 un projet innovant dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences. Ce projet est basé sur l’initiative de la jeune société Prismo4, spécialisée en HR Tech, qui a réuni autour d’elles deux laboratoires universitaires, l’un en informatique et l’autre en sciences de gestion5. L’ambition est de développer une solution digitale, basée sur de l’intelligence artificielle, permettant aux accompagnateurs de Pôle emploi d’identifier chez les demandeurs d’emploi, à partir d’une analyse de leur personnalité, un potentiel de développement de compétences en lien avec les métiers pénuriques.
Nous faisons tous plus ou moins intuitivement un lien entre la personnalité et le potentiel de se former à tel ou tel emploi : le goût du risque et la pugnacité nous semblent augurer des compétences d’entrepreneur, comme le sens de la précision et la rigueur nous paraissent compatibles avec le métier de comptable. Toutefois, dans la littérature scientifique, le lien personnalité-compétence n’est pas totalement établi : c’est une belle hypothèse à discuter, dont l’enjeu pratique et opérationnel est particulièrement important. Des chercheurs comme Robertson et Callinan l’ont par exemple intégrée il y a une vingtaine d’années dans un modèle liant personnalité, compétences et rendement au travail6.
Le projet est encore en phase de déploiement à l’heure actuelle, mais cette collaboration entre Pôle emploi, une jeune pousse digitale et des chercheurs en ressources humaines est déjà riche d’enseignements. Elle permet en effet de mieux comprendre ce que sont les outils digitaux dits de « profiling », de discerner pourquoi un outil algorithmique peut aider dans l’orientation des demandeurs d’emploi, et surtout de connaître les conditions méthodologiques et déontologiques de son usage.
Un outil digital de profiling a vocation à collecter, analyser et à traiter des données personnelles en vue de dresser le profil détaillé d’un individu : centres d’intérêt, comportements, etc. Il renferme une intelligence artificielle contenant un algorithme pouvant apprendre, raisonner, comprendre, percevoir et interagir avec l’environnement. Le cœur de métier de la start-up Prismo réside dans l’évaluation et la visualisation de données liées au capital humain. Dans un premier temps, l’entreprise a développé des outils d’aide à la définition des « soft skills » et « hard skills » dans l’optique d’obtenir une vision globale des compétences de l’individu. Dans un second temps, elle a créé un visuel de l’ensemble de ces informations sous la forme d’un « prisme » ; en cela, elle s’est basée sur une version adaptée du test de personnalité Disc (dominant, influent, stable, consciencieux), mais aussi sur la théorie de Schwartz7 qui propose une modélisation de dix valeurs universelles. Dès lors, l’outil digital de profiling permet d’identifier les postes correspondant au profil de l’individu afin de l’aider à s’insérer sur le marché de l’emploi.
Cet enjeu est d’autant plus important pour les métiers en tension, au vu de l’impasse à laquelle sont confrontés les employeurs qui ne réussissent pas à pourvoir les postes proposés8. Les difficultés rencontrées s’expliquent en partie par le manque de main-d’œuvre formée aux emplois offerts. En outre, la faible attractivité, relative aux conditions de travail proposées par les entreprises de certains secteurs d’activité, constitue un obstacle supplémentaire qui peine encore à être dépassé.
Un tel outil présente une multitude d’intérêts pour les diverses parties prenantes. Pour l’individu en recherche d’emploi, il permet de réaliser une introspection et de prendre pleinement conscience de ses compétences, de son potentiel et de sa personnalité. L’effet miroir dont il bénéficie lui offre ainsi l’opportunité de mieux communiquer sur l’ensemble de ces éléments et d’exprimer clairement ses attentes quant au poste souhaité. Pour les acteurs de la formation et de l’insertion professionnelle tels que Pôle emploi, un outil de profiling contenant une intelligence artificielle est une aide supplémentaire pour mieux connaître les candidats et, in fine, améliorer la qualité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi. En effet, il constitue un atout considérable pour proposer des parcours de formation et de montée en compétences adaptés, pour renforcer ainsi de manière pérenne leur employabilité. Enfin, pour les entreprises appartenant à des filières en tension, cette solution digitale innovante a le mérite d’attirer de nouveaux talents grâce à une approche alternative de sourcing. Elle sécurise en outre leur recrutement en garantissant une meilleure adéquation entre les besoins du poste et le profil du candidat. Ce dispositif donne aussi des indications sur la manière dont l’individu aime être valorisé et offre, par conséquent, des pistes de réflexion quant aux pratiques managériales à déployer par la suite.
Deux grandes étapes peuvent être recensées pour développer un outil de profiling renfermant une intelligence artificielle. La première étape consiste à modéliser les compétences, les formations et les emplois au sein de secteurs d’activité porteurs d’avenir. Pour y parvenir, un obstacle de taille doit être contourné : celui de la collecte des données, qui constituent le nerf de la guerre digitale ! Il est important de s’assurer d’avoir accès à des bases de données et de s’entourer de partenaires institutionnels pour lever ce type de verrous. La phase de modélisation est cruciale pour établir des ponts durables entre les compétences requises pour occuper des postes au sein des métiers en tension et les formations à déployer en ce sens. La deuxième étape repose sur la mise en œuvre d’une expérimentation. Pour tester le modèle préalablement établi, des talents en quête d’emploi sont invités à renseigner des informations personnelles afin d’analyser leur personnalité. C’est là que les précautions déontologiques prennent tout leur sens, pour permettre de créer la confiance nécessaire à l’analyse de données personnelles par une intelligence artificielle. En la matière, la Commission européenne a édicté en 2019 les conditions essentielles pour susciter cette confiance, parmi lesquelles le maintien de l’autonomie humaine, la robustesse des algorithmes, la maîtrise des données personnelles et la transparence. Dans le cadre du projet décrit ici, une charte éthique a donc été rédigée par la société Prismo à l’aide des chercheurs et soumise au maître d’ouvrage, tant il est primordial de créer les conditions d’acceptabilité sociale de l’évaluation de la personnalité par un outil digital.
La phase de test de l’outil digital nous révélera le degré de pertinence de l’hypothèse du lien entre personnalité et potentiel d’apprentissage d’un métier pénurique. Mais, d’ores et déjà, la démarche en cours nous permet de mieux saisir les conditions dans lesquelles l’intelligence artificielle peut nous aider dans la recherche d’une meilleure adéquation entre le profil d’un candidat et les besoins au sein des secteurs d’activité en tension.
(1) Enquête « Offres pourvues et abandons de recrutement en 2022 », Pôle emploi.
(2) Insee, enquête Emplois, 2022.
(3) Étude de Korn Ferry 2018.
(5) Le projet « Lab Capital Humain » réunit ainsi des chercheurs en informatique du Listic (université Savoie Mont-Blanc) et en gestion des ressources humaines du CeraG (Grenoble INP-université Grenoble Alpes).
(6) Robertson, I & Callinan, M (1998), Personality and workbehaviour, European Journal of Work & Organizational Psychology, vol. 7.
(7) Schwartz (2006), « Les valeurs de base de la personne : théorie, mesures et applications », Revue française de sociologie, 4 (vol. 47), p. 929-968.