Pratiqué par un salarié français sur quatre mais un par cadre sur deux, le télétravail est désormais entré dans nos mœurs. Mieux : en trois ans et sans un jour de grève, il est devenu un acquis social plébiscité par ses bénéficiaires y voyant un double avantage : travailler autrement, et vivre autrement. Séisme sociétal plus important que les 35 heures, et pas imposé d’en haut mais pragmatiquement construit dans chaque entreprise.
Reste que cette flexibilité des temps et des lieux cadre de plus en plus mal avec la « subordination juridique permanente » du contrat de travail. Et cette inadaptation du droit pourrait, hélas, transformer cette organisation gagnant-gagnant en contentieux perdant-perdant.
Quelles nouveautés en 2023 ? Un raidissement côté entreprises, même dans le milieu de la tech à l’origine très favorable à cette organisation permettant de vendre ses produits. Et une évolution des accords collectifs : davantage à durée déterminée car dans l’attente d’une stabilisation des pratiques, moins sur le télétravail (individuel) que « relatifs à une nouvelle organisation collective du travail », où la présence au sein du collectif est rappelée comme principe. En évitant, pour cette pratique très individualisée et évolutive dans le temps, de multiplier les règles détaillées, mais en fixant un cadre permettant aux équipes de s’organiser, la décision finale revenant au manager en cas de problème.
Deux questions doivent aujourd’hui attirer l’attention des RH.
Un salarié peut-il exiger de travailler à son domicile alors qu’aucun de ses collègues ne le fait car l’employeur n’en veut pas ? Une réponse négative paraît évidente, dans la loi pour cette « forme d’organisation du travail » (L. 1222-9), confortée par l’ANI du 26 novembre 2020 : « L’organisation […] relève nécessairement de la responsabilité de l’employeur et de son pouvoir de direction ». S’il existe des priorités pour en bénéficier (femme enceinte, handicapé, proche aidant d’une personne âgée bientôt élargi au « salarié aidant d’un enfant, d’un parent ou d’un proche »), n’existe pas en France de droit opposable à l’employeur, mais qui pourrait devenir réalité demain en raison d’une plus raide transition énergétique.
C’était avant l’arrêt du 29 mars 2023 concernant une secrétaire médicale déclarée inapte, le médecin du travail ayant précisé qu’elle « pouvait occuper un poste administratif en télétravail, sans déplacement et avec aménagement du poste approprié ». Pour refuser cette mise en télétravail, son employeur avait invoqué l’absence de tout poste disponible, et surtout son refus de principe du télétravail. Impossibilité de reclassement, licenciement pour inaptitude.
Rappelant l’article L. 1226-10, la Cour de cassation énonce d’abord : « Il appartient à l’employeur de proposer au salarié, loyalement, un autre emploi approprié à ses capacités, aussi comparable que possible à l’emploi précédemment occupé, au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes existants. » Concluant au défaut de cause réelle et sérieuse, « l’employeur n’ayant pas loyalement exécuté son obligation de reclassement ». Transformation, ou création d’un poste ? Télétravailler est aussi une pratique individuelle qui percute directement le collectif.
Avec cette banalisation du télétravail, la question pourrait s’élargir : s’agissant de salariés épuisés par de longs trajets, un médecin pourrait-il demain imposer à l’employeur des jours de télétravail en raison de la pénibilité des transports en commun ?
Selon l’enquête de l’ANDRH auprès de 513 professionnels RH publiée en mars 2023, 84 % des sondés souhaitent une évolution de la législation, et en particulier une simplification du suivi du temps de travail. Le vice fondateur, qui vise également la santé et la sécurité ? La totale identité de traitement proclamée par la loi puis l’ANI entre le salarié au bureau, sous le contrôle de l’employeur, et celui à domicile, donc dans l’intimité de sa vie privée. Certes, le télétravailleur ne doit pas être discriminé en matière de promotion, de salaire ou d’accès aux activités sociales. Mais cet axiome d’égalité absolue aboutit dans la vraie vie à des résultats… amusants, si l’on a le sens de l’humour (juridique).
S’agissant des tickets-restaurants, l’arrêt du Conseil d’État du 7 juillet 2022 a par exemple donné satisfaction au fonctionnaire des Finances télétravaillant trois jours par semaine, risquant d’influencer définitivement la Cour de cassation.
S’agissant des temps de repos, le feuilleton avait commencé par l’arrêt de la CJUE du 15 mai 2019 signant le retour à la pointeuse avec l’obligation de mise en place « d’un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ». Donc garantissant, en creux, le respect des temps de repos minimum, d’ordre public.
Arrêt ayant entraîné dans son puissant sillage la Cour de cassation française le 18 mars 2020, puis la Cour fédérale du travail allemande le 13 septembre 2022 devant abandonner le bon vieux « Vertrauensarbeitszeit » (temps de travail basé sur la confiance). Alors que, pour la plupart des travailleurs du savoir, c’est le seul système raisonnable pour éviter hypocrisie côté entreprise (coupure des accès au bout de 13 heures de connexion) et infantilisation côté salarié (achat d’un bougeur de souris).
Mieux : avec l’arrêt du 14 décembre 2022, la chambre sociale a rappelé que, si pour le calcul des heures supplémentaires, la charge de la preuve était partagée, il n’en va pas de même pour les durées minimales de repos car elles relèvent de la santé. C’est donc à l’employeur de démontrer que le salarié en a bien bénéficié, y compris lorsqu’il est en forfait-jours, y compris en télétravail.
Et la situation semble hélas bloquée, car les règles impératives en cause sont issues du droit communautaire, que la France est donc tenue d’appliquer. Or malgré l’explosion du télétravail dans les 27 États membres depuis 2020, Parlement et Conseil européens ne sont pas parvenus à une révision de la directive de… 2003 ; iPhone et réseaux sociaux datent pourtant de 2007.
Incitant donc l’employeur, démuni sur le plan probatoire, à utiliser le récent droit à la preuve rappelé par la Cour de cassation le 8 mars 2023 : « Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle du salarié, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit, et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
Résumons : la prise de photo automatique toutes les heures et autres « keyloggers » (logiciel démarrant discrètement pour enregistrer toutes les actions du salarié) sont considérés comme une surveillance a priori disproportionnée au but recherché, et une atteinte excessive à la vie privée du collaborateur en cause, a fortiori à son domicile. Mais lorsque des salariés en télétravail envoient au service RH des horaires ne respectant pas le bloc impératif des 35 heures du repos hebdomadaire (CJUE, 2 mars 2023), et qu’il revient à l’employeur sur qui pèse la charge de la preuve de démontrer l’inverse… Mais solution acceptable pour nos juges dans la « balance des intérêts » liée au droit à la preuve ? De quoi encourager l’uberisation des télétravailleurs salariés.
L’opposition entre les travailleurs n’ayant pas accès au télétravail (souvent premiers de corvée), et les cadres en bénéficiant largement est socialement sensible. Nombre d’entreprises, y compris industrielles, sont certes passé des postes télétravaillables aux tâches télétravaillables et, pour certains salariés, les travaux administratifs désormais effectués à la maison permettent de bénéficier d’une demi-journée de télétravail : flexibilité très appréciée, y compris sur le plan symbolique.
La nouveauté : la pression croissante de la transition énergétique. Or, lorsqu’un site ferme plus de 48 heures, les gains d’énergie croissent de 20 à 30 % (mini-enquête Ademe, avril 2023). La semaine de quatre jours permet donc parfois de cumuler écologie et équité : des vendeuses ou des ouvrières peuvent rester chez elles le vendredi (sans télétravail). Avec pour l’entreprise, d’importants avantages en matière d’attractivité et de fidélisation.
Mais pour les services RH des entreprises ne pouvant fermer le samedi, mixer cette nouvelle répartition du temps de travail des uns au télétravail des autres s’apparente à l’Enfer de Dante.