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L’entreprise, une école comme les autres ?

Décodages | Formation | publié le : 01.04.2023 | Gilmar Sequeira Martins

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L’entreprise, une école comme les autres ?

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Quelles que soient leurs appellations – CFA, « université » ou « académies » –, les structures de formation portées par les entreprises se multiplient. Leur vocation est de répondre aux besoins internes des organisations, mais elles interrogent aussi les prérogatives du système d’éducation public.

L’entreprise est-elle un acteur toujours plus déterminant de la formation, voire de l’enseignement ? La loi dite « avenir professionnel » de septembre 2018, portée par Muriel Pénicaud, a, en tout cas, changé la donne, estime Jacques Faubert, président de l’Association pour l’accompagnement et le développement des compétences : « En levant le contrôle de l’État sur les enseignements des centres de formation d’apprentis (CFA), elle a facilité la création de CFA d’entreprises et, plus largement, relancé la notion d’écoles d’entreprises. » Le moment de son entrée en vigueur a aussi son importance. Depuis 2010, pourvoir les postes devenait plus difficile : « Certaines branches ont commencé à avoir des problèmes de recrutement, d’où la création de CFA dans l’industrie, chez Safran ou Thales, puis dans les métiers d’aide à la personne avec le regroupement opéré par Adecco, Sodexo, Accor et Korian, et dans le numérique, explique Jacques Faubert. Le moteur de ce mouvement a été la pénurie de candidats, mais aussi l’inadaptation des diplômés aux attentes des entreprises. » Rien d’étonnant donc à voir fleurir ces « écoles d’entreprise ». Dans les Hauts-de-France, Jacques Faubert en dénombre sept qui ont vu le jour 2010 et 2019. L’engouement est tel que la Fondation pour l’innovation dans les apprentissages, créée par 17 grands groupes du CAC 40, a publié un guide pour faciliter la création de ces structures.

Les entreprises peuvent aussi créer des « universités » qui recouvrent une autre dimension, explique Annick Renaud-Coulon, fondatrice et présidente de Global Council of Corporate Universities, un réseau international de « Corporate Universities » : « L’université d’entreprise est une structure de learning et développement ayant pour ambition de mettre en œuvre les stratégies d’affaires et de fédérer autour de la culture de l’entreprise. Elle est un véritable levier stratégique dans les mains des PDG et des comités de direction générale, ainsi que des responsables du business. Elle ouvre un autre espace, un espace d’échanges, d’autoapprentissage, de création de lien social. C’est une fabrique à stratèges où l’on met les personnes en situation de comprendre les challenges de l’entreprise et les transformations de son environnement, de se sentir mieux intégrées et reconnues, et de mieux collaborer autour d’objectifs communs. »

Un espace plus « premium ».

Les motifs pour créer de telles structures ne manquent pas. « Avoir une structure maison permet aussi d’apporter du prestige, de se positionner dans un espace plus premium, en particulier en cas d’association avec des institutions d’enseignement connues, comme des grandes écoles, par exemple », explique Laure Avignon, présidente du Garf, l’association des responsables de formation. Ces structures assurent aussi une cohérence entre tous les parcours de formation des collaborateurs tout en améliorant l’intégration des nouveaux venus. « Une structure interne catalyse les efforts et crée une forme de boucle vertueuse, résume Marc Poncin, vice-président du Garf. C’est aussi ce qui permet de suivre de près l’ADN de l’entreprise et de souligner son positionnement différenciant. »

Engie l’a bien compris et a choisi de voir les choses en grand, comme le détaille Nicolas Rolland, responsable d’Engie University : « Notre dispositif touche tous les collaborateurs, depuis les opérateurs jusqu’aux cadres supérieurs. Notre horizon est celui de l’entreprise apprenante et nous nous appuyons sur différentes académies : deux sont transversales (l’une est dédiée au leadership et l’interculturel, l’autre au corporate qui englobe les fonctions supports telles que les finances, les RH, l’expérience client, la communication, le juridique ; et neuf autres sont dédiées aux filières techniques (engineering ; supply chain ; purchasing ; manufacturing ; sales & marketing ; data & software ; ICT ; électrification ; retail). » Chaque année sont ainsi formés environ 70 000 salariés, dont 7 500 en présentiel (cadres et dirigeants).

Alignement sur l’horizon stratégique.

Chez Stellantis, les systèmes de formation ou LMS (Learning Management Systems) de PSA, Fiat et Chrysler ont fusionné et un portail unique a été créé pour accéder aux contenus. Le groupe emploie aujourd’hui 300 000 collaborateurs sur 30 sites qui travaillent pour 14 Marques. « En 2022, nous avons dispensé 3,2 millions d’heures de formation, dont 596 000 heures en France, détaille Élisabeth Merel, en charge du « learning & development ». En France, environ 70 % des collaborateurs ont bénéficié au moins d’une formation durant l’année. »

Vers quels horizons ces structures emmènent-elles les salariés ? « La mission principale d’Engie University est d’accompagner le développement des collaborateurs pour les rendre acteurs et de mettre en œuvre la stratégie du groupe, explique Nicolas Rolland. Cela comporte trois volets : la montée en compétences (mieux connaître les marchés de l’énergie, etc.) ; l’amélioration de l’employabilité et l’évolution au sein de l’entreprise ; mais aussi la fidélisation des collaborateurs. Cet enjeu de fidélisation passe par une compréhension claire pour chaque participant de la façon dont il contribue à la stratégie de l’entreprise. »

Chez Stellantis, trois horizons ont été fixés. Le premier est l’électrification, dont la massification implique des efforts en matière de recherche et développement, mais aussi une adaptation de l’outil industriel. « Nous portons l’ambition d’embarquer l’ensemble des collaborateurs sur ce sujet, explique Élisabeth Merel. Nous avons déployé en 2022 un module sur la « e-mobility » pour sensibiliser l’ensemble des collaborateurs au fonctionnement et à l’impact des véhicules électriques. » Les enjeux liés à la data sont le second horizon du dispositif de formation. Stellantis s’affiche désormais comme une « tech company » et un partenariat a été noué avec Amazon Web Services. « Nous allons accélérer vers la voiture à la fois autonome et comme plateforme d’entertainment, dans la continuité des services disponibles au domicile », explique Élisabeth Merel. La troisième priorité du « learning », le digital, a donné lieu au déploiement d’un programme sur la transition digitale qui permet aux collaborateurs d’auto-évaluer leurs compétences sur les différentes dimensions du digital (le client, la technologie, la stratégie, les opérations, les collaborateurs) avant d’entamer un parcours.

Pour assurer l’efficacité de ces programmes, les acteurs de terrain sont largement mobilisés. « Dans chacune de nos quatre business units, les postes sont définis par des compétences et nous nous assurons que les besoins exprimés dans la BU se retrouvent bien dans les programmes », explique Nicolas Rolland. Les responsables de programmes de formation de chaque BU sont en lien avec la direction de la stratégie afin de rester en phase avec l’évolution du marché et de repérer dès leur émergence les technologies de rupture.

Quelle reconnaissance ?

Ce mouvement ne manque pas de susciter des critiques. L’Ugict-CGT y voit ainsi une « fragilisation de la formation initiale avec une remise en cause des filières professionnelles » qui soulève une question plus vaste, estime Sylviane Lejeune, membre de la commission exécutive de cette organisation : « La question est de savoir comment ces universités d’entreprises et ces CFA se situent dans l’offre globale de formation, quels types de formation complémentaire ou bien concurrente à la formation initiale publique elles proposent, et comment ceux-ci s’articulent avec la formation initiale. Ces questions doivent faire l’objet d’un débat public : il apparaît en effet un énorme enjeu de financement et de captation de l’argent public par le biais des contrats d’apprentissage, d’où l’essor notamment de ces CFA. » Pour la représentante de l’Ugict-CGT, ces dispositifs restent aussi problématiques quant à la reconnaissance des acquis de la formation et de leur traduction dans les grilles de classification. Autant de points qui vont devenir d’autant plus délicats à mesure que se développeront les dispositifs de formation au sein des entreprises.

Les « écoles d’entreprise », l’histoire d’une résurgence

Les « écoles d’entreprise » sont nées à la jonction du XIXe et du XXe siècle, d’un mouvement parallèle : tandis que les syndicats créaient les Bourses du travail, les entreprises créaient des écoles. « La question de l’éducation populaire a été traitée par les syndicats, qui voulaient diffuser une culture citoyenne et, d’une certaine façon, par des entreprises soucieuses d’avoir une main d’œuvre qualifiée et donc… aussi cultivée », explique Jacques Faubert, président de l’Association pour l’accompagnement et le développement des compétences. Sur leur lancée, ces « écoles d’entreprises » connurent leur apogée entre 1905 et la Seconde Guerre mondiale, essentiellement dans l’industrie. Elles avaient alors pour mission essentielle de relever le défi de l’intégration des populations rurales dans le monde industriel. Elles ont ensuite subi une éclipse. Dans l’après-guerre, un accord tacite entre le Gouvernement, le patronat et les syndicats, a confié aux lycées professionnels la formation des futurs professionnels de l’industrie et d’autres filières techniques. « Aux États-Unis, de grands groupes créaient leurs écoles ou universités d’entreprises, dans les années 1950-1960, en France ne survivaient que quelques îlots sous forme de « CFA d’entreprises », comme chez Schneider Industries ou Veolia, explique Jacques Faubert. C’est à partir des années 1990 que sont arrivées les « écoles de production » portées par un mouvement de pensée liée à la notion d’entreprise apprenante, toujours vivace. »

Vers la coconstruction ?

Les structures de formation portées par les entreprises vont vers la coconstruction, estiment les dirigeants du Garf, l’association des responsables de formation. « Il y a une évolution dans la coconstruction, estime sa présidente, Laure Avignon. Les organismes extérieurs fournissent la maquette pédagogique, mais les entreprises souhaitent y intégrer de façon croissante des informations, des éléments, des exemples que les collaborateurs à former connaissent. » Les banques, notamment, pratiquent ce type de coconstruction et « colorisent » les formations pour les rendre plus rapidement opérationnelles. « Un organisme de formation peut ainsi se retrouver dans un schéma où ses membres vont assurer 50 % des enseignements, le restant étant assuré par des collaborateurs de l’entreprise, explique le vice-président du Garf Marc Poncin. Ces coconstructions s’inscrivent dans une dynamique qui voit les entreprises aller vers des positionnements qui peuvent être de plus en plus qualifiés de « citoyens », dans le sens où elles sont à l’écoute des parties prenantes. Plus l’entreprise est importante, plus sa gestion sera confrontée à un environnement complexe. Elle a donc intérêt à s’associer à des parties prenantes extérieures pour l’aider à construire la meilleure réponse, à la fois pour l’interne, mais aussi pour l’externe. »

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins