logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Le jobcrafting ou l’art de refaçonner son poste

Décodages | QVT | publié le : 01.04.2023 | Irène Lopez

Image

Le jobcrafting ou l’art de refaçonner son poste

Crédit photo

Face à la grande démission, au désengagement et au mal-être que certains salariés manifestent, les entreprises ont mis en place des dispositifs de QVT. Mais les baby-foot et paniers de fruits ont montré leur limite. La tendance est à la personnalisation du poste… par le collaborateur lui-même.

« Je ne veux pas passer 8 heures par jour à faire un job qui ne sert à rien. » « Je ne veux plus perdre ma vie à la gagner. » sont les résultats d’une enquête réalisée en 2021 par Opinionway. Les salariés affirment ne plus trouver le sens de leur travail. Ce malaise est quantifiable : 20 % des managers ne veulent plus gérer une équipe (Opinionway, 2021), + 20 % de démissions en 2020 par rapport à 2019 (Dares, 2022), 82 % des DRH se déclarent proches du burn-out (Payfit 2022).

« Ce que ces chiffres nous disent, c’est que nous sommes à l’aube d’une métamorphose profonde et structurelle du travail. On ne travaillera plus jamais comme avant », explique Anaïs Georgelin, fondatrice et CEO de SomanyWays, entreprise qui accompagne les organisations dans leur transformation humaine. Pour répondre aux attentes grandissantes de leurs salariés, les entreprises s’efforcent d’améliorer les conditions de travail. De nombreux dispositifs de QVCT (qualité de vie et des conditions de travail) ont fleuri. Si l’intention est louable, ces pratiques ne s’avèrent pas toujours efficaces et tombent quelquefois dans le piège du « fake » et de la parodie. Les baby-foot et paniers de fruits pullulent dans les open spaces pendant que beaucoup de questions essentielles continuent d’être enfouies discrètement sous le tapis.

Anaïs Georgelin aime citer le physicien Albert Einstein : « La folie c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » Exit donc les stratégies de l’ancien monde, place au changement de méthode en prenant le problème à la racine.

« Et pour cela, nous croyons qu’il est temps de donner aux collaborateurs les moyens d’agir. Sur leur quotidien de travail. Sur leur trajectoire professionnelle. Sur leur épanouissement. Le chemin pour y parvenir ? Le jobcrafting », assène Matthis Ravelonarivo, chercheur en psychologie sociale, du travail et des organisations. Le mot vient de l’anglais. Le terme « craft » correspond à l’artisanat et aux travaux manuels. Dans la notion de « jobcrafting », il y a donc l’idée de modeler son emploi, de mettre la main à la pâte. Le jobcrafting consiste à prendre des initiatives pour améliorer sa façon de travailler.

L’effet Ikea.

Chez SomanyWays, les équipes ont l’habitude de citer ce qu’elles appellent l’effet Ikea : « Si vous avez déjà monté un meuble Ikea, vous avez peut-être déjà éprouvé un sentiment d’attachement disproportionné à l’égard de ce meuble (aussi bancal soit-il). Cet effet « Ikea » a été décrit par Dan Ariely, professeur de psychologie à l’université de Duke, pour décrire le biais psychologique qui se met en place lorsque nous interagissons avec des objets que nous avons fabriqués. Les recherches ont révélé que les individus accordent une valeur nettement plus élevée (jusqu’à deux fois plus) aux objets qu’ils ont eux-mêmes assemblés qu’aux objets identiques assemblés par d’autres. La conclusion est simple : les gens accordent de la valeur à ce qu’ils créent. » Appliqué au monde du travail, cet effet prend une autre dimension. Plus les employés vont participer et s’investir dans la conception de leur travail, plus ce travail aura de la valeur à leurs yeux. « C’est ce que permet le jobcrafting, énonce Anaïs Georgelin. C’est une approche initiée par l’employé qui lui permet de remodeler son environnement de travail pour qu’il corresponde à ses besoins. Pour y parvenir, il ajuste les exigences et ressources principales de son emploi. Les conséquences sont un accroissement de leur motivation et de leur implication. »

Concrètement, la méthode de somanyWays repose sur trois étapes : le collaborateur identifie, dans un premier temps, ce qui compte vraiment au travail et comment améliorer son quotidien. S’ensuit une conversation avec son manager où il exprime ses besoins avec clarté et co-construit des solutions. Enfin, le dernier temps est celui de l’action : agir pour réaligner ses besoins à sa réalité. Pour cela, l’entreprise a développé une plateforme de jobcrafting qui a fait ses preuves chez Grant Thornton, un cabinet de conseil international qui compte 2 000 collaborateurs en France.

L’individualisation de la politique RH.

Christelle Le Coustumer, DRH chez Grant Thornton commente : « Aujourd’hui, les candidats acceptent de travailler dans une entreprise si ses valeurs sont en adéquation avec leurs propres valeurs. » Avec de forts enjeux de rétention et d’attractivité, la DRH du cabinet de conseil souhaite mieux accompagner ses collaborateurs dans la construction de leur parcours et dans l’expression de leurs besoins au quotidien. C’est dans le cadre du dispositif « Parlons Sens » que Grant Thornton a équipé ses collaborateurs et leurs managers de la plateforme somanyWays et de la pédagogie associée pour préparer un nouveau type d’entretien : les entretiens « sens au travail ».

Christelle Le Coustumer détaille le process : « Sur la plateforme, le collaborateur réalise un check-up pro sur la base d’un questionnaire de 60 questions. Ses réponses permettent d’identifier ce qui fait sens au travail pour lui et définissent un mode de relation au travail. » C’est une photo, à un instant donné, des préférences du salarié. Il existe plusieurs modes : ascension (le collaborateur a une appétence pour l’évolution professionnelle), équilibre (envie de concilier vies professionnelle et personnelle), introspection (enclin au développement personnel, à l’enrichissement des compétences et à l’apprentissage), etc. La DRH poursuit : « Un jeune parent aura plus volontiers le souhait de concilier son travail avec sa vie de famille. Ses réponses au questionnaire lui attribueront momentanément un mode équilibre. D’après ce profil, son manager pourra alors supposer qu’avoir davantage de jours de congé sera plus motivant que des primes. La politique RH sera construite afin d’apporter des solutions variées et innovantes pour chaque mode de relation au travail. »

C’est l’entretien de sens entre le collaborateur et son supérieur hiérarchique qui va permettre aux deux parties d’échanger sur le mode défini. Le collaborateur va partager ses aspirations, son évolution professionnelle sur des thèmes qui, pour lui, seront très importants.

Forte de son expérience, Christelle Le Coustumer constate une tendance à l’individualisation de la politique RH. Au cours de sa carrière, elle a connu des politiques RH « processées », standards. Aujourd’hui, elle apprécie d’être au cœur du sujet, au cœur de l’humain. Son métier n’a plus rien à voir avec des reportings sur des tableaux.

Elle explique : « L’entretien de sens engendre davantage de compréhension. Prenez l’exemple d’un collaborateur en mode « équilibre » et de son manager en mode « ascension ». Ce dernier, avec son schéma de pensée, n’aura de cesse de vouloir pousser le premier à évoluer. S’il ne dialogue pas avec lui pour comprendre ses aspirations, il peut imaginer que son collaborateur manque d’ambition. Or, lors de l’entretien de sens, le collaborateur va pouvoir lui expliquer son fonctionnement, son souhait d’équilibre. Inutile donc pour le manager de planifier des réunions après 18 heures Il sait que ce n’est pas de cette façon que le collaborateur donnera le meilleur de lui-même. »

Les limites.

Anaïs Georgelin et Matthias Ravelonarivo rêvent d’un monde du travail plus vertueux, où chacun pourrait s’épanouir, où les modes de collaboration et de management seraient sains grâce au jobcrafting. Or, donner aux collaborateurs les moyens d’agir sur leur quotidien de travail, sur leur trajectoire professionnelle et sur leur épanouissement a des limites.

Selon Bastien Wagener, docteur en psychologie et auteur du blog se realiser, « modeler son job nécessite aussi que ce dernier soit modifiable, au moins en partie. Si on n’a pas assez d’autonomie ou que notre job est très interdépendant d’autres postes, c’est difficile. Certains jobs sont nécessairement plus « craftables » que d’autres et cela peut créer un sentiment d’injustice ou de non-équité au sein des organisations. »

Enfin, du point de vue de celui qui entreprend une démarche de jobcrafting, deux risques sont à souligner : le risque d’aller trop loin et de se rajouter trop de tâches (surmenage, stress, etc.) et le risque d’exploitation par l’organisation, qui peut profiter de cette initiative pour que les employés en fassent plus sans rémunération additionnelle.

Chez SomanyWays, Anaïs Georgelin est consciente de ces limites. Elle pointe un dernier cas où le jobcrafting serait une mauvaise idée : « Quand le supérieur hiérarchique n’est pas prêt à lâcher du lest. Le jobcrafting repose sur l’autonomie, la prise d’initiative, la prise de risques dans l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats. Ce n’est pas compatible avec le micromanagement et le surcontrôle. »

Auteur

  • Irène Lopez