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“Le management actuel est indissociable d’un projet politique”

Actu | Entretien | publié le : 01.04.2023 | Muriel Jaouën

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“Le management actuel est indissociable d’un projet politique”

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Professeur en sciences de gestion à l’université Paris Dauphine-PSL, François-Xavier de Vaujany a recours à l’histoire, notamment américaine, pour éclairer les ressorts des pratiques managériales.

Quelles grandes transformations à l’œuvre dans les organisations et les pratiques de travail identifiez-vous ?

François-Xavier de Vaujany : Ces transformations s’inscrivent dans une histoire longue remontant à la révolution industrielle et s’articulant autour de deux phénomènes successifs de fixation et de défixation des modes d’organisation. La révolution industrielle a fixé le travail – en l’éloignant des lieux de vie pour le contenir dans des bâtiments – en concentrant son exercice autour de machines et d’outils lourds, en captant une population le plus souvent d’origine rurale dans l’espace de l’atelier. L’usine, à la différence des travaux agricoles, est un espace-temps fixé, délimité, emplacé et contrôlé. Au début du XIXe siècle, on quitte les campagnes pour « aller chercher du travail » et « aller au travail ». C’est d’ailleurs à cette époque que l’on commence véritablement à parler du travail.

Et que désigne précisément ce terme de travail ?

F.-X. de V. : Contrairement à ce que l’on avance souvent, le mot « travail » ne puisse pas dans le soi-disant bas latin « tripalium » désignant un instrument de torture. Il s’est plutôt construit sur le préfixe « tra », qui renvoie à l’idée de transformation, de passage. Le travail n’est plus seulement le geste individuel et propre du paysan ou de l’artisan, mais une transformation et une dépossession des savoir-faire, transférés à l’organisation. Avec la révolution industrielle, le travail se fixe et devient de plus en plus organisation, au sens d’un espace clos et routinier de procédures encadrant des entrants et des extrants.

D’industrielles, nos sociétés sont devenues servicielles. Cela a-t-il profondément changé la configuration du travail ?

F.-X. de V. : Les années 1920-1930 ont amorcé un grand basculement, accéléré par la Seconde Guerre mondiale. Il y aura, certes, toujours des bâtiments, des machines, des outils, un capital, mais nos sociétés vont progressivement migrer vers des activités tertiaires et devenir des économies de la connaissance. Cette tertiarisation massive acte la défixation du travail et de ses modes d’organisation. Les infrastructures sont désormais distribuées, décentrées et même sous-traitées. Il faut les interconnecter pour travailler. Les ondes radio, puis, surtout, les techniques des réseaux informatiques avant celles d’Internet, cristallisent parfaitement cette défixation. On ne va plus « au travail », on travaille de n’importe où, ou plutôt on peut se fixer n’importe où pour travailler. On peut représenter et contrôler de loin les travailleurs et les flux. La pandémie a intensifié cette liquéfaction : avec la Covid et les confinements, la part des télétravailleurs parmi les actifs est passée de 3 % en 2017 à 33 % en 2022.

Quelles sont les conséquences sociales de ces grands mouvements ?

F.-X. de V. : De manière générale, les mouvements de fixation et de défixation ont été accompagnés de grandes tensions sociales. À partir de la fin du XIXe siècle, le taylorisme organise le travail sur un temps déterminé et pour une séquence de gestes prépensés. Le travail est plus que jamais contrôlé. Contrôle de la présence de l’ouvrier bien sûr par le pointage, mais aussi de ses gestes, de leur conformité, de leur durée et de leur productivité. La multiplication d’accidents tragiques, notamment à New York, oblige le législateur à prendre des dispositions pour répondre à l’horreur inspirée par ce « management scientifique ». Taylor en personne est convoqué par les sénateurs américains et sommé de justifier ce mode de gestion. Le taylorisme fini par être interdit dans les Navy Yards entre 1911 et 1946 ! Mais la guerre et la mobilisation industrielle vont relégitimer et reconfigurer le management, moins explicitement scientifique mais plus que jamais américain. Et cette relégitimation va se faire dans la souffrance, à travers les corps mêmes des Américains. Entre 1941 et 1945, 86 000 d’entre eux meurent dans des usines, 100 000 sont victimes de blessures handicapantes, un demi-million de blessures diverses et deux millions de personnes font l’objet d’arrêts de travail liés à des accidents.

Après la fixation et la défixation, faut-il attendre une troisième phase ?

F.-X. de V. : Depuis le XIXe siècle, les sociétés et les rapports sociaux se fabriquent plus que jamais dans le travail, dans les temps de travail fixés et emplacés, pour être précis. Avec la défixation des années post-guerre, le travail s’est resserré sur les individus désormais incités à « collaborer » et « s’engager » sur fond de management digitalisé. On évite les discussions démocratiques en préférant partir de problèmes posés par des experts et des médias. On n’explore pas les questions et les solutions de façon vraiment ouverte. Sous couvert de créativité, on revient toujours vers les mêmes postures. La pandémie l’a montré. Elle a été un moment de suspension de nos pratiques plutôt que de réinvention. Dès le coup de sifflet post-pandémie, nous sommes revenus à notre fuite en avant productiviste et hyperindividualiste.

Pourtant, la problématique de l’engagement est récurrente dans le discours managérial.

F.-X. de V. : C’est une conséquence logique des dommages de la défixation. Les entreprises se trouvent aujourd’hui gênées par cette hyperindividualisation à laquelle elles ont elles-mêmes contribué. Elles doivent recréer du collectif, ne serait-ce que pour des raisons de performance, d’innovation, de compétitivité. L’injonction à l’engagement, ça n’est qu’un appel à créer des collaborations, un peu comme s’il suffisait d’enduire les individus de colle pour faire groupe. Mais cette dialectique est biaisée. Revendiquer l’engagement, c’est supposer que les gens sont « désengagés ». Non seulement de nombreuses études montrent que ça n’est pas le cas, mais ça n’est pas certainement en ces termes qu’il faut raisonner. Il serait plus pertinent de viser des « coopérations » (engageant des ensembles) que des « collaborations » (toujours interindividuelles). Plutôt que de se complaire dans l’injonction à l’engagement, les organisations devraient réinterroger le concept de « communs », se demander comment communaliser à nouveau par le travail et ses modalités. Elles devraient également réfléchir en termes de modes de vie et de choix de société au sens large.

La figure du manager est devenue absolument centrale dans les organisations du travail et dans le discours de l’entreprise. Comment l’expliquez-vous ?

F.-X. de V. : Il faut encore regarder du côté de l’histoire. On a commencé à manager dès lors qu’il y a eu quelque chose à manager. Quand le travail se réalisait aux champs, il n’y avait pas grand-chose à manager. Si l’on écarte quelques premières occurrences très marginales entre les XVIe et XIXe siècles, le mot « management » apparaît vraiment avec la phase de fixation, pour se généraliser au début du XXe siècle. Deux ingénieurs, l’Américain Taylor (encore lui) et le Français Fayol, théorisent un management mécanique, technique et extérieur à l’activité, toujours en vigueur à ce jour. Mais ce management a également été impulsé plus politiquement, en particulier par l’exécutif américain à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Roosevelt souhaitait alors développer une véritable administration liée à la Maison Blanche. En un temps record, l’effectif des managers fédéraux est monté à 200 000 fonctionnaires, alors qu’ils n’étaient qu’une trentaine quelques années plus tôt ! L’armée et l’industrie, embarquées elles aussi au service d’une même cause patriotique, se sont mises à recruter et à former entre 200 000 et 300 000 managers pour piloter et gérer les fonctions productives, logistiques, comptables, communicationnelles des administrations et des entreprises. Le management tel qu’il se pratique aujourd’hui est indissociable d’un projet politique, et même géopolitique. Après la guerre, le management américain, par ses pratiques, ses normes, ses réseaux, est également devenu un outil de domination économique et politique.

Quelles en sont les résonances aujourd’hui ?

F.-X. de V. : Il demeure cette culture gestionnaire et technique. Un certain management pose tout en termes de problèmes et de solutions. On ne prend pas le temps des formulations et reformulation démocratiques des questions menant aux problèmes à traiter. Les experts managers, les médias, les techniques elles-mêmes, posent les problèmes et définissent les solutions. Pour redonner du sens au travail et son management, sans doute faudrait-il accepter de poser des questions ouvertes plutôt que des problèmes, de se donner du temps pour interroger, explorer, expérimenter, discuter, débattre. Aujourd’hui, il est urgent de se redonner du temps.

François-Xavier de Vaujany

François-Xavier De Vaujany Professeur en sciences de gestion à l’université Paris Dauphine-PSL, spécialiste des théories des organisations, François-Xavier De Vaujany est l’auteur de « apocalypse managériale » (éditions les belles lettres, 2022).

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  • Muriel Jaouën