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Magistrats : profession condamnée au burn-out ?

Dossier | publié le : 01.03.2023 | Valérie Auribault

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Magistrats : profession condamnée au burn-out ?

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Après le décès d’une magistrate en pleine audience, les robes noires ont de nouveau battu le pavé pour dénoncer le mal-être de la profession. Cadences infernales, manque de reconnaissance, perte de sens… La RH est pointée du doigt : accusée, levez-vous !

Le 18 octobre 2022, un séisme émotionnel a saisi le monde de la justice qui a dénoncé, une fois de plus, le surmenage. La juge Marie Truchet, 44 ans, décédait en pleine audience au tribunal de Nanterre, victime d’un accident cardiovasculaire. Quelques heures avant, elle avait envoyé un texto à sa sœur, se disant « sous l’eau ». La veille, Benjamin Deparis, nouveau président du tribunal de Nanterre, déclarait aux magistrats, lors de l’audience solennelle de rentrée : « Ma seule et haute ambition est que vous alliez mieux. » Car le mal-être de la profession est connu. Le 23 novembre 2021, un collectif de 3 000 magistrats et greffiers alertaient déjà sur leurs conditions de travail à travers une pétition parue dans Le Monde à la suite du suicide de Charlotte, magistrate de 29 ans. Celle-ci était « envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance », écrivaient ses confrères signataires. Charlotte s’était confiée à ses collègues, évoquant la souffrance que lui causait son travail. S’ensuivirent un arrêt maladie, une première tentative de suicide… « Charlotte n’est pas un cas isolé », affirmait le collectif pointant une « approche gestionnaire de la justice », des « injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre ». Des professionnels face à un dilemme intenable : « juger vite mais mal ou juger bien mais dans des délais inacceptables. » Pour y parvenir, week-ends et congés sont sacrifiés. « Quel chef d’entreprise ferait travailler ses salariés douze jours d’affilée ?, interroge Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats (USM). Un tel traitement lui serait reproché. Pas dans le monde de la justice. » Benjamin Deparis dénonce un « taylorisme, un rouleau compresseur » qui engendre « 50 absences chaque jour à Nanterre », « des arrêts maladie d’un an y compris de la part de gens qui ont des fonctions d’autorité ». Or un poste vacant, c’est tout un service qui dysfonctionne.

Souffrance éthique

Le monde de la justice, « clochardisé » par un manque de moyens, engendre « un sentiment de désespoir, voire de honte », souligne le rapport des États généraux de la justice remis le 8 juillet 2022. En premier lieu, un manque de moyens matériels et des outils obsolètes (logiciels qui rament, PC qui plantent, visioconférence défaillante imposant le renvoi des audiences…), voire inexistants qui entraînent des pertes de temps. S’ajoute à cela le manque de moyens humains. En 1945, la France comptait 7 000 magistrats. Ils sont aujourd’hui environ 8 000 sur le terrain. Et entretemps, la judiciarisation des faits s’est amplifiée et le nombre de contentieux a explosé. « Une problématique ancienne », déclare Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation et président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). « Pour la période 2018-2020, la France ne comptait que 3 procureurs et 10,9 juges pour 100 000 habitants alors que la moyenne européenne est de 12,13 procureurs et 21,4 juges. » « En réalité, le système est à bout de souffle, renchérit François Molins, procureur général près la Cour de cassation et coprésident du CSM. Et il ne tient que grâce à l’engagement et au dévouement des magistrats et fonctionnaires. » Seuls face à leurs difficultés. « Les collègues se parlent de moins en moins, observe Nils Monsarrat, secrétaire général du syndicat de la magistrature (SM). Chacun est enfermé dans son bureau face à ses piles de dossiers. » En janvier 2022, une expertise sur les risques psychosociaux a été réclamée à la Chancellerie par les syndicats représentés au CHSCT. Pour toute réponse, la Direction des services judiciaires (DSJ) a mis en place un numéro vert lié à un psychologue. Cette souffrance éthique transpire jusque sur les bancs des justiciables. En novembre 2022, un sondage Ifop pour le JDD révélait que 77 % des personnes interrogées estiment que le service public de la justice fonctionne « mal » et qu’il est le plus dégradé.

Une RH « défaillante »

L’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice s’interroge dans une analyse comparative : « Justice et Magistrat-es : une GRH en miettes ? ». « Oui, la gestion des ressources humaines est défaillante, répond Sylvie Pierre-Maurice, maître de conférences et co-autrice de l’étude. Elle ne permet pas aux magistrats d’exercer leur métier dans des conditions sereines et efficace. » À commencer par le temps de travail. La circulaire Lebranchu du 6 juin 2001 n’a jamais été appliquée. Elle stipule que la durée des audiences de demi-journée ne doit pas excéder six heures, délibéré compris. Huit heures pour une audience qui se déroule sur la journée. Or, les audiences nocturnes n’étonnent plus personne. Les magistrats dénoncent aussi le système de notation qui favorise l’ancienneté plutôt que le mérite, l’individualité plutôt que le collectif et la solidarité. Autre grief : celui de la valorisation de la carrière qui passe par la mobilité géographique. Elle diverge de la mobilité fonctionnelle plutôt féminine. « Contrairement aux modèles belge et suédois, en France, on estime que la mobilité favorise l’impartialité. Ceci impacte les femmes mais n’arrange personne : les chefs de juridictions sont contraints de reformer souvent leurs équipes. Cela engendre une réelle désorganisation », note Sylvie Pierre-Maurice. Et un manque de pertinence. « Nous candidatons tous les ans. Tous les trois ans, nous sommes susceptibles de bouger, explique Michel Dutrus, délégué général du syndicat Unité magistrats SNM-FO. Si vous voulez vivre à Nancy, vous cochez toutes les villes qui s’en rapprochent. Et un beau matin, votre souhait se réalise. Sauf que le poste ne correspond ni à vos compétences ni à vos envies. Dans notre métier règne la fiction qui veut que tout magistrat du siège peut tout faire face à des textes qui se sont complexifiés. » « Dans les petites juridictions, la polyvalence est de mise, reconnaît Valérie-Odile Dervieux, déléguée régionale du même syndicat. Dans les plus grandes, c’est le chef de juridiction qui décide des affectations et, in fine, des spécialisations en fonction des postes vacants. Dans la majorité des cas, il est impossible de savoir à l’avance à quel poste on sera affecté. Profils, postes antérieurs, voire les appétences, sont rarement pris en compte alors que, vu le nombre de juges en juridiction, cela devrait être gérable. »

Perte de sens

La fonction de chef de juridiction a, elle aussi, enregistré une baisse « drastique » d’attractivité, selon le CSM. « Tout l’intérêt [de la fonction] réside dans la capacité à développer des projets, à inscrire sa juridiction dans un territoire, à impulser une dynamique collective… Lorsque votre rôle se résume à arbitrer les sous-dotations et les sous-effectifs, la fonction peut vite perdre tout son sens », convient Christophe Soulard. La dyarchie judiciaire pose aussi une question car elle peut entraîner des directives contradictoires. Les juridictions sont conduites sous l’impulsion du président et du procureur. Le CSM, lui, s’oppose à la DSJ. Pour le bien de tous, Sylvie Pierre-Maurice indique qu’il est urgent de proposer « un modèle plus consensuel. Certes, le binôme président-procureur est une contrainte. Malgré tout, ils parviennent à s’accorder pour le bien du fonctionnement du tribunal même s’ils peuvent avoir des intérêts divergents. Ceux entre le CSM et la DSJ sont un facteur d’immobilisme. La DSJ semble vouloir mener son chemin toute seule. » Cette dernière est chargée de l’organisation et du bon fonctionnement des cours et tribunaux. Elle a vocation à améliorer les conditions de travail. Mais les magistrats pointent du doigt « l’opacité » des nominations en son sein ainsi qu’au CSM. « Il faudrait davantage de transparence », suggère Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité magistrat SNM-FO, qui réclame un concours pour la nomination des gouvernants de la justice « comme au sein de l’École de Guerre ». Ce syndicat réclame aussi un médiateur interne pour apaiser les conflits et regrette que « la justice possède une très faible culture du dialogue social et de la négociation ».

De l’espoir

« Nous sommes face à une gestion RH du Moyen Âge. Le mode de gouvernance qui est à revoir », conclut Sylvie Pierre-Maurice. Dominique Gendry, auditrice de justice au sein de l’École nationale de la magistrature (ENM) reconnaît que sa génération arrive « dans une profession malmenée. Malgré tout, nous sommes emplis d’enthousiasme et d’espoir », indique-t-elle en précisant que sa promo, nommée « Tribune des 3 000 » « n’est pas prête à faire autant de concessions que ses aînés et à renoncer à une vie privée ». Le 5 janvier dernier, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, répondait aux magistrats, s’appuyant sur le rapport des Etats généraux. Parmi les mesures annoncées, le recrutement de 1 500 magistrats et 1 500 greffiers, une justice « entièrement numérisée » à l’horizon 2027, des négociations autour d’un « accord-cadre inédit sur la qualité de vie au travail » et la réécriture du Code de procédure pénale pour le rendre plus lisible. Le ministre souhaite aussi raccourcir les délais d’audience avec l’instauration d’une politique de l’amiable pour la justice civile. Une justice qu’Éric Dupond-Moretti veut ouvrir « sur le monde extérieur ». Pour cela, un budget sans précédent (jusqu’à 11 milliards d’euros en 2027). Mais certains mettent en garde : « Ces recrutements massifs ne devront pas se faire au détriment de la qualité de la formation des magistrats et des décisions de justice qu’ils rendent », prévient François Molins qui rappelle : « La République doit réformer sa justice mais elle n’a pas à rougir des femmes et des hommes qui la composent. »

Auteur

  • Valérie Auribault