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Un jugement décisif pour l’indemnisation des victimes de faute inexcusable

Décodages | AT-MP | publié le : 01.03.2023 | Pascale Braun

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Un jugement décisif pour l’indemnisation des victimes de faute inexcusable

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Prononcés en janvier dernier par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, deux arrêts ouvrent des perspectives d’indemnisation largement améliorées pour les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles suite à la faute inexcusable de leur employeur. En stipulant que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent, la Cour met un terme à près de quinze ans d’impasse juridique.

À leur corps défendant, les anciens mineurs du bassin houiller de Lorraine auront beaucoup contribué à faire évoluer le droit social. En janvier 2022, la cour d’appel de Douai reconnaissait à 726 d’entre eux l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété découlant de l’impressionnante quantité de produits toxiques auxquels ils avaient été exposés au cours de leur carrière. Un an plus tard, deux arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dont l’un concerne un ancien mineur décédé d’un cancer bronchopulmonaire à l’âge de 56 ans, viennent bousculer les règles en matière d’indemnisation des victimes d’accidents du travail (AT) et maladies professionnelles (MP) survenus à la suite d’une faute inexcusable de l’employeur.

Une rente devenue compensation.

« La rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent », postulent en effet les deux arrêts prononcés le 20 janvier dernier en assemblée plénière de la Cour de cassation dans le cas d’un mineur de Lorraine et d’un ouvrier de Valéo, tous deux décédés de maladie au terme d’une faute inexcusable de leur employeur. Dans les deux cas, la Caisse primaire d’assurance maladie, représentant les employeurs, invoquait donc l’indemnisation déjà perçue par les victimes sous forme de rente pour refuser de prendre en charge des préjudices complémentaires. L’organisme public reconnaissait certes l’article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale, qui, précisé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, autorise la victime d’une faute inexcusable à demander réparation de préjudice. Mais il invoquait une série de jugements rendus en 2009 (Crim., 19 mai 2009, pourvois n° 08-86.050 et 08-86.485, Bull. crim. 2009, n° 95 et 96 ; 2e Civ., 11 juin 2009, pourvoi n° 08-17.581, Bull. 2009, II, n° 155 ; pourvoi n° 07-21.768, Bull. 2009, II, n° 153 ; pourvoi n° 08-16.089, Bull. 2009, II, n° 154), qui estimait que « la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, et d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ».

Le prix de la souffrance.

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation invalide ce raisonnement, estimant que « la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer sur une base forfaitaire les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident : perte de gains professionnels et incidence professionnelle de l’incapacité. Dès lors, le recours exercé par une caisse de sécurité sociale au titre d’une telle rente ne saurait s’exercer que sur ces deux postes de préjudice et non pas sur un poste de préjudice personnel ». La différence est de taille : dans le cas du mineur décédé, les ayants droit obtiendront 70 000 euros au titre de l’indemnisation des souffrances endurées par la victime après le diagnostic de son cancer – en l’occurrence, des douleurs liées à la chimiothérapie, attestée par des lésions caractéristiques, et le désespoir afférent à l’issue fatale survenue en moins de six mois.

« L’indemnisation initiale des victimes d’accidents et maladies du travail est peu avantageuse et très inégalitaire par rapport aux victimes civiles relevant du droit commun. Les arrêts de la Cour de cassation vont leur permettre d’obtenir l’indemnisation de leur souffrance physique et psychique en cas de faute inexcusable. Cette avancée incitera peut-être les salariés à plus faire valoir le caractère inexcusable de la faute, alors que les actions en ce sens sont aujourd’hui très limitées », estime Morane Keim-Bagot, agrégée de droit et professeure de droit privé à l’université de Strasbourg.

Sur un million d’accidents du travail déclarés en ligne par les employeurs en 2022 (source CPAM), entre 2 500 et 3 000 seront reconnus comme résultant d’une faute inexcusable de l’employeur. Or, cette reconnaissance joue un rôle essentiel dans l’indemnisation de la victime. Dans le cas d’un accident « simple », l’indemnisation se calcule en fonction de la règle du « taux utile », qui prend en compte le taux d’invalidité permanente partielle (IPP), divise par deux la fraction inférieure à 50 % et multiplie par 1,5 la fraction supérieure (voir encadré). La reconnaissance d’une faute inexcusable affranchit la victime de ces savants calculs et lui ouvre la possibilité d’une indemnisation du déficit fonctionnel permanent selon la nomenclature Dintilhac.

Compromis historiques.

« Les deux arrêts de la Cour de cassation permettent un retour au compromis social historique qui facilite la reconnaissance des accidents du travail et maladies professionnelles, moyennant une réparation forfaitaire. Les autres préjudices, qui, depuis 2009, étaient englobés dans la rente, reviennent dans la sphère de l’indemnisation normale des atteintes à une vie ordinaire », estime Cédric de Romanet, défenseur des ayants droit du salarié de Valeo au sein du cabinet TTLA &Associés Avocats – l’un des seuls, avec le cabinet Ledoux et associés, à s’être spécialisé dans cet aspect de la santé – sécurité au travail.

La loi fondatrice sur l’indemnisation des accidents du travail remonte en effet au 9 avril 1898, qui pose le principe d’une réparation partielle. Dans l’histoire contemporaine, nombre de lois et de réformes, telle la création de la Sécurité sociale le 30 octobre 1946 et des réformes de 1986 et de 2000, ont modulé les conditions d’attribution du capital (en deçà de 10 % d’ITT) et de la rente, accordée au-delà de ce taux. « La question des barèmes AT-MP est une véritable usine à gaz, mise en place par les employeurs publics ou privés qui ont intérêt à payer le moins possible et dont les structures syndicales ne se saisissent pas assez », regrette le Dr Lucien Privet, médecin du travail et auteur d’une synthèse complète sur la question. Faute d’un débat public sur ce sujet d’une complexité redoutable, les victimes d’AT-MP sont encore loin de pouvoir prétendre à des indemnisations calquées sur le droit commun.

Glossaire

Les articles L. 341-1, L. 434-1, L. 434-2 et L. 452-2 du Code de la sécurité sociale encadrent les taux d’incapacité permanente et les conditions d’attribution des rentes et des pensions.

IPP (Invalidité permanente partielle). Évaluation, par un médecin-conseil de la Sécurité sociale ou d’un expert, de l’incapacité résultant d’une déficience totale ou partielle à accomplir les activités normales. Dans le cas d’un accident ou d’une maladie du travail, la caisse primaire d’assurance maladie détermine une indemnisation en fonction d’un barème.

Barèmes. Ils sont multiples et diffèrent selon les victimes d’IPP. En droit commun, ils sont calculés par le Concours médical, et multipliés par deux dans le cas des AT/MP. Les fonctionnaires, personnes handicapées, militaires et victimes de guerre et victimes de l’amiante disposent de barèmes spécifiques.

Valeur du point. Le taux d’IPP est calculé en fonction d’une valeur du point qui varie en fonction du taux d’IPP et de l’âge de la victime. Plus elle est jeune, plus la valeur du point sera élevée.

Rapport Dintilhac. Nomenclature de référence pour l’indemnisation des victimes de dommages corporels. Elle définit les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux.

Préjudices patrimoniaux. Temporaires (avant consolidation), ils concernent les dépenses de santé, pertes de gains professionnels et frais divers. Après consolidation, dépenses de santé, frais de logement et véhicule adaptés, pertes de gains professionnels futurs, incidence professionnelle, scolaires, universitaire ou de formation.

Préjudices extrapatrimoniaux. Avant consolidation, souffrances endurées, déficit fonctionnel temporaire et préjudice esthétique temporaire. Après consolidation, les préjudices permanents relèvent du déficit fonctionnel permanent, des préjudices d’agrément, esthétique, sexuel, et préjudice d’établissement (perte d’espoir de réaliser une vie familiale « normale »), préjudices permanents exceptionnels (notamment dans le cas de victimes d’attentats ou d’un accident collectif) et des préjudices extrapatrimoniaux évolutifs.

Auteur

  • Pascale Braun