logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Radoine Mebarki, chercheur en emploi

Décodages | Insertion | publié le : 01.03.2023 | Pascale Braun

Image

Radoine Mebarki, chercheur en emploi

Crédit photo

Le fondateur de « Tout tes possibles » expérimente des techniques d’insertion pour les publics éloignés de l’emploi. Son intuition et son bagout parviennent à convaincre les chefs d’entreprise, les collectivités et les exclus eux-mêmes qu’un autre accès au travail est possible.

À 40 ans, Radoine Mebarki est déjà connu comme le loup blanc bien au-delà de sa cité natale, le quartier de la Chiennerie à Nancy. Il a siégé au conseil municipal de la ville, écumé les halls d’immeubles pour remobiliser des chômeurs n’espérant plus d’emploi et fait le siège des cabinets ministériels et des directions régionales du travail pour leur présenter de nouveaux dispositifs d’insertion. Les téléspectateurs l’ont vu prendre soin de vieilles dames, sortir des poubelles ou vider des poissons au cours de reportages consacrés à son tour de France des métiers en mal de candidats.

Radoine Mebarki a aussi traîné ses guêtres dans le Bronx, au Sénégal ou au Maroc pour observer les mécanismes d’insertion sociale sous toutes les latitudes. Président fondateur de l’association « Tous tes possibles » et chef d’entreprise, il expérimente, observe et synthétise les données sociales pour donner corps au métier de chercheur en emploi. « J’ai créé mes propres labos. J’invente des recettes, j’ajoute des ingrédients, je regarde si ça marche », résume le grand gaillard chaleureux aussi à l’aise en bleu de travail qu’en costume cravate.

Du cul-de-sac au boulevard.

Ses « recettes » marient intuitions fulgurantes, approche pragmatique et conviction communicative. Premier dispositif élaboré par l’association en 2017, « Tous repreneurs » proposait de créer une passerelle entre jeunes demandeurs d’emploi et artisans-commerçants « boomers » en quête de repreneurs. Soutenu par la Banque des Territoires, la fondation Macif et l’Union européenne, le programme a accompagné un millier de personnes et permis une centaine de reprises de bars tabac, instituts de toilettage ou restaurants. Mais 90 % des candidats, pourtant remotivés à bloc, ont calé au pied de la dernière marche. Confrontés aux responsabilités du chef d’entreprise, ils ont admis qu’ils préféraient tout simplement trouver un emploi.

La crise sanitaire est arrivée à point nommé pour transformer ce cul-de-sac en boulevard. Tous repreneurs s’est rebaptisée Tout tes possibles pour rapprocher des candidats potentiels et entreprises brusquement confrontées à une criante pénurie de main-d’œuvre. Désormais déployée dans 11 grandes villes, l’association emploie 40 personnes et gère un budget de 2 millions d’euros. Dénommé « Essai possible », son produit d’appel consiste en une formule de recrutement sans fard ni formalité : l’entreprise ouvre ses portes à des candidats, leur fait visiter les locaux et leur propose de tester l’emploi vacant comme on examinerait un échantillon dans un rayon. « Quand on entre dans un magasin, on n’est pas obligé d’acheter. En réalité, une heure suffit pour savoir si on est fait pour le job. Si ça convient, on fait affaire, sinon, on se quitte bons amis », résume Radoine Mebarki.

Payer de sa personne.

Le président de Tous Tes Possibles a payé de sa personne avant de pouvoir énoncer cette formule. Interpellé par une statistique de Pôle emploi indiquant que la moitié des postes à pourvoir ne requièrent aucune qualification particulière, il a délégué durant près d’un an la gestion de ses deux agences immobilières pour vérifier cette assertion au cours d’un tour de France inédit. De fin 2021 à mi-2022, il a postulé dans les cinq secteurs les plus affectés par la pénurie de main-d’œuvre – les services à domicile, la restauration, le BTP, les industries du transport et la logistique. De retour à Nancy, il s’est inspiré d’expériences tantôt plaisantes, tantôt cuisantes vécues pour conceptualiser « Essai possible ».

Dans la banlieue toulousaine, l’explorateur des emplois en souffrance a dû débourser 80 euros de taxi pour embaucher à 6 heures du matin dans une usine de viande, car aucun bus ne circule aux aurores. L’entreprise se trouve ainsi coupée de la cité toute proche. Arrivé sur place, il a trouvé à grand-peine l’accès que nulle signalétique n’indiquait. Le salarié qui a fini par lui ouvrir lui a désigné un vestiaire, mais n’a pu lui proposer ni consigne où laisser ses affaires, ni blouse à sa taille. « Confier l’accueil d’un débutant à un salarié dont ce n’est pas le boulot est une grave erreur. Il faut dédier une personne à cette tâche, faire visiter les locaux de l’entreprise et lui fournir les bottes, les charlottes, les blouses ou les casques adaptés. Quand on a conscience de l’importante de ce premier contact, on trouve vite des solutions simples », affirme Radoine Mebarki. L’entreprise toulousaine a pris acte de ses remarques et a progressé jusqu’à obtenir le label Great Place to Work.

Engagé dans une tournée de services à domicile, recruté comme serveur, poissonnier, concierge ou couvreur, l’agent immobilier a déduit de ses expériences que les sensations physiques constituent la meilleure boussole qui soit pour rester ou partir. Le ressenti des premiers instants peut être violent. Lui-même s’est senti pris d’une répulsion insurmontable à l’idée de procéder à la toilette d’une personne âgée. Dans l’usine de viande, une jeune végan s’est trouvée en proie à une crise de panique et d’horreur. Dans une entreprise de couverture-charpente, de jeunes candidats se sont avérés sujets à un vertige rédhibitoire. A contrario, Radoine Mebarki a observé que certains auxiliaires de vie n’éprouvent pas de malaise particulier à changer des couches. Lui-même a apprécié l’autonomie et le travail à l’air libre inhérent aux tâches d’un agent d’entretien et trouve les odeurs de viande ou de pétrochimie plutôt plaisantes.

Le mouton à trois pattes.

« Essai possible » ne se résume pas au recrutement par immersion. Le dispositif a réussi le tour de force de rendre attractif le rébarbatif PMSNT (période de mise en situation en milieu professionnel) que Pôle emploi peine à populariser, tout en accompagnant les recruteurs. « En ouvrant grand ses portes, l’employeur ne doit pas s’attendre à trouver le mouton à cinq pattes. Il devra baisser les standards, se défaire des préjugés et se dire que même un mouton à trois pattes et un peu claudicant peut prendre le départ et progresser ensuite », indique Christophe Bort, directeur adjoint en charge des partenariats et des finances de Tous Tes Possibles.

L’association préconise d’inverser l’ordre habituel des étapes de recrutement. L’immersion précède ainsi le rituel entretien d’embauche, piètre pièce de théâtre au terme de laquelle ni le candidat ni le recruteur ne seront vraiment fixés. La formation ne doit débuter qu’une fois validée la période d’immersion. Les entreprises soucieuses non seulement de recruter, mais aussi d’améliorer leur marque employeur, se voient proposer un coaching personnalisé livrant aux RH certaines clés de l’attractivité. L’accueil y tient une place importante, mais l’aménagement des horaires, l’attention portée aux difficultés de déplacement, une meilleure compréhension des mécanismes de l’exclusion contribuent largement à renouveler le sourcing.

Un billet pour la colo.

« Dans ma cité, 90 % des gens ne travaillaient pas. Dans mon immeuble, il n’y avait qu’un type qui allait à l’usine. Tous les matins, il réveillait tout l’immeuble à 7 heures avec le bruit de sa mobylette », raconte Radoine Mebarki. Fils d’un ouvrier du BTP en invalidité et d’une mère femme de ménage, il a imaginé dès l’adolescence un donnant-donnant qui permettait aux gamins du quartier de partir en colonie plutôt que de passer les vacances au bled, dans l’ambiance pesante de l’Algérie des années 1990. À 12 ans, il a hardiment proposé à l’office HLM et à la mairie d’échanger des heures d’entretien tous les mercredis contre un billet pour la colo. Quelques années plus tard, André Rossinot, alors maire de Nancy et président de l’association des maires de France, a donné au dispositif « argent de poche » une dimension nationale.

Radoine Mebarki lui-même s’est essayé à la politique, devenant en 2008 le plus jeune élu du conseil municipal, en charge de la jeunesse, du monde associatif et des quartiers. À la Chiennerie et au Haut-du-Lièvre, autre quartier pauvre de la ville, il déploie des trésors de diplomatie et de pédagogie. « La France a le meilleur service public du monde. Le système d’insertion classique fonctionne pour 70 % des gens. Pour les 30 % restants, l’autoroute pour l’emploi ne fonctionne pas, alors, il faut créer d’autres chemins », explique l’ancien élu. L’enfant de la cité voit dans les décrocheurs chroniques, les femmes enfermées dans la monoparentalité, les chômeurs bloqués dans des voies sans issue, les cadres en burn-out ou les militaires en fin de mission, un immense vivier de compétences et de talents. Rappelant que l’Onu reconnaît le travail comme un droit fondamental, il ne se résigne pas à l’exclusion.

Pas scolaire pour un sou, le Nancéien n’en a pas moins décroché son bac, puis son BTS commerce, compensant ses lacunes à l’écrit par des notes brillantes à l’oral. Son bagout intarissable lui a valu un titre de vice-champion du concours national « les Négociales », un poste d’intervenant à l’Université de Lorraine et une ouverture sur l’immobilier. Devenu chef d’entreprise, il exerce ses fonctions de président de Tout tes possibles en tant que bénévole. « Désintéressé, inattaquable et remarqué, Radoine Mebarki a pu inquiéter et faire des jaloux. Mais son story telling fonctionne et les faits lui donnent raison », estime Vincent Gross, délégué général du Sillon lorrain, think tank territorial qui a soutenu Tous repreneurs dès ses débuts.

Gamin particulier, Radoine Mebarki est resté solidaire des « fils de personne » qui ne peuvent compter sur aucun piston. Lors de ses débuts professionnels, il a préféré se prénommer Antoine, tant les propriétaires se montraient peu enclins à confier leurs clés à Radoine. Il n’en conçoit pas de rancœur, même s’il ne conteste pas le problème du racisme. Lors de sa majorité, il a opté pour la nationalité comme on adopte une patrie, avec respect et gratitude. « Ici, tout en bas de l’échelle, tu as un logement, de quoi te nourrir avec le RSA, des soins si tu es malade, des études gratuites pour tes enfants… Lequel de nos pays d’origine offre cela, même à ses cadres supérieurs ? La France, il faut lui dire merci », assénait-il à la jeunesse désabusée des pieds d’immeubles.

Dans les ministères ou les administrations où le président de Tous Tes Possibles défend chèrement ses projets, énarques et centraliens donnent parfois l’impression d’entendre parler d’une autre planète. « Tous sortent plus ou moins du même moule et aucun d’entre eux n’a de parents analphabètes. Certains ont l’intelligence d’accepter la vérité comme une ressource. D’autres considèrent explicitement que je suis illégitime, dérangeant, et que je n’ai rien à faire là », observe Radoine Mebarki. Il en faut plus pour déstabiliser l’ancien joueur de rugby, papa d’une fillette de dix ans pour laquelle il rêve d’un monde un peu meilleur. Lui-même se perçoit comme un créateur artisan ou artiste qui crayonnerait des branches de l’arbre sociétal, les croiserait, les prolongerait pour voir où elles vont, « parce qu’on a la chance de vivre ensemble sur un bout de planète génial et pour faire quelque chose de ma vie ».

Dates clés

• 3 janvier 1983 : naissance à Nancy.

1995 : Lance le dispositif « Argent de poche » dans le quartier de la Chiennerie à Nancy.

• 2007 : Elu conseil municipal de Nancy, en charge de la jeunesse, du monde associatif et des quartiers.

• 2011 : crée son agence immobilière.

• 2015 : Crée « Tous tes possibles ».

• 2021-2022 : Fait le tour de France des emplois non qualifiés.

Auteur

  • Pascale Braun