Un syndicalisme de rupture suffit-il d’être nommé pour être réalisé ? En huit années à la tête de la confédération, le secrétaire général a oscillé entre coups d’éclat, accommodements et preuves d’ouverture pour maintenir l’influence de la CGT. Quitte à faire l’économie d’un débat sur la stratégie et les pratiques syndicales.
En amont de chaque congrès de la CGT, c’est quasiment devenu une habitude. Phosphorer sur des débats qui s’annoncent rugueux, survaloriser le nombre et la qualité des amendements au document d’orientation, le programme de la prochaine direction confédérale, désépaissir les contestations internes qui chercheraient à jouer les trouble-fêtes. Avant que les congressistes ne se réunissent à Clermont-Ferrand du 27 au 31 mars, il risque d’avoir quelques soubresauts supplémentaires : les conditions de la poursuite de la mobilisation contre la réforme des retraites et les rumeurs persistantes de candidatures alternatives de dernière minute face au choix de Marie Buisson, l’actuelle secrétaire de la fédération de l’enseignement, de la recherche et de la culture (FERC), proposée fin mai par Philippe Martinez puis votée en commission exécutive confédérale.
Tantôt nourri par des courriers révoltés en interne, tantôt crépitant au cours de réunions en aparté ou courant jusqu’au petit matin, l’affrontement médiatisé autour de la succession est tel que le sujet en viendrait presque à éclipser le sous-titre de ce congrès : le bilan de Philippe Martinez après huit années de direction confédérale. Autrement dit, à plus long terme, les traces de ces années-là à l’aune des 127 ans d’existence. Ne parlez pas encore de pot de départ ni même d’une 62e bougie à souffler à la veille de son anniversaire ! Boosté par l’unité de l’intersyndicale, le dénouement de la contestation sociale pourrait bien également s’ajouter à son actif. Au compteur des quelque 635 000 syndiqués, la centrale affiche déjà un rebond de plus de 10 000 adhésions depuis le début d’année. « Avec Philippe, nous avons tendance à dire que la mobilisation représente les travaux pratiques du prochain congrès. Cela repose l’utilité du syndicalisme au centre du jeu », avance Catherine Perret, secrétaire confédérale, également sur le départ et qui écarte toute idée de report du congrès. Pour référence, elle cite la tenue du 45e congrès en plein mouvement d’opposition au plan Juppé en 1995 qui prévoyait notamment l’alignement des régimes spéciaux sur le régime général. La comparaison est plus qu’opportune : la grève massive avait été victorieuse, lointaine démonstration de force du syndicalisme de lutte et de masse.
Affiché comme tel, le prisme du rétroviseur emballe peu. « L’objet d’un congrès, c’est plutôt la boussole pour définir une orientation et une stratégie », décrit un dirigeant de fédération. Il ne faudrait pas trop personnaliser – et donc responsabiliser – la chronique d’une spirale déclinante, aux airs d’inéluctabilité pour l’ensemble du paysage syndical français. Idem pour le résumé des rapports difficiles avec le champ politique et le gouvernement au pouvoir, peu friand de démocratie sociale et de corps intermédiaires. Tous les syndicats s’y frottent. Dans le texte d’annonce du congrès, la « convergence des luttes » avec les autres forces de progrès syndicales, associatives ou politiques s’annonce déjà comme « une des réponses ».
Auprès de ses adhérents, un rapport d’activité d’une trentaine de pages a été communiqué. Certes, il ne couvre que le dernier mandat « inédit », traversé depuis 2019 par la crise sanitaire, la guerre, une élection présidentielle et une plus forte prise de conscience du dérèglement climatique, mais celui-ci recouvre sans doute les éléments les plus saillants de cet exercice d’inventaire qui ne manque pas d’écho aux tiraillements quasi consubstantiels à l’histoire de la confédération. Sur le « recul significatif du taux de participation » aux mobilisations interprofessionnelles, l’écrit est même peu amène sur ces journées d’action qui n’ont pas « recueilli le niveau attendu au-delà de nos forces et de notre corps militant ». Pour y ajouter de la clarté, mais « sans en faire l’analyse », la direction y a même glissé en fin de document, et pour la première fois, une frise temporelle afin de visualiser, de part et d’autre de la ligne graphique, les campagnes menées, les luttes, les négociations collectives et les changements législatifs comme la réforme de l’assurance-chômage, les élections professionnelles ou bien les manifestations en faveur d’une augmentation des salaires. Pour rafraîchir la mémoire des voix acerbes qui critiqueraient la perte de combativité d’une CGT vieillissante, surreprésentée dans le public et rare dans les PME ? Mises à part quelques amnésies choisies, la mémoire, c’est pourtant ce qui surplombe toutes les conversations échangées pour passer en revue la trajectoire en poste du secrétaire confédéral. Surtout ses premières années qui ont conduit à une modeste réélection quatre ans plus tard : l’arrivée tumultueuse en 2015 et les déplacements répétés auprès des sections pour ancrer sa figure de rassembleur après le scandale Lepaon. Suivent ensuite le premier bras de fer perdu avec le gouvernement Valls pour le retrait de la loi Travail et des ordonnances Macron, la place de second syndicat du privé désormais distancié par la CFDT y compris dans des bastions, la grève en pointillé des cheminots contre la réforme de la SNCF puis le mouvement des « gilets jaunes » qui a placé la centrale et l’ex-métallurgiste de Renault dans une position d’équilibriste, mi-arrimée mi-interloquée face à ses propres angles morts. Philippe Martinez y voyait le reflet des « déserts syndicaux ». Si l’objectif de syndicalisation n’est plus vraiment quantifié depuis Montreuil, c’est la bataille de l’implantation, de l’organisation des nouveaux syndiqués et de l’adaptation à l’évolution du marché du travail qui agite, comme une continuelle bombe à retardement, la CGT de ces dernières années. En y projetant une base indispensable à la construction d’un rapport de force, celle-ci redoute toujours de perdre le contact avec ses quelque 15 % de syndiqués isolés.
Pour les convaincre, la confédération joue, plus que jamais, la carte originelle du syndicat de la transformation sociale et d’une meilleure répartition des richesses. « C’est là que ça se complique car la CGT a le discours mais pas les moyens pratiques », juge le politologue Jean-Marie Pernot, auteur de « Le syndicalisme d’après » (éditions du Détour, 2022). Ce sont des « revendications qui ne se résolvent pas par la négociation », ajoute-t-il.
À cet étendard, se greffe également l’ouverture aux questions environnementales avec la participation au collectif « Plus jamais ça », également rejoint par Greenpeace et Attac. « Philippe Martinez a bien senti que cela allait devenir un enjeu majeur de la population », tonne Catherine Perret. Mais l’idée plutôt consensuelle ne fait pas une stratégie, quitte à brusquer des fédérations en mal de digestion de cette décision. « Nous n’avons pas pris le temps effectivement de consulter les secrétaires de fédérations avant de répondre aux besoins des gens », justifie-t-elle, sans esquive. « Cela a eu le mérite de faire évoluer et de clarifier nos positions », ajoute Nathalie Bazire, secrétaire de l’union départementale de la Manche. Tout comme une plus grande attention portée à la féminisation des troupes et à un investissement accru dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’ouverture à la FSU et Solidaires est l’autre mouvement dont chaque pas est minutieusement décortiqué en interne. Cela a en tout cas plus d’écho qu’une autre proposition phare qui est l’abaissement du temps de travail à 32 heures sans perte de salaire.
Mais, selon Jean-Marie Pernot, la vive contestation est loin d’avoir le même mot d’ordre. « Ceux qui contestent ne sont pas forcément d’accord entre eux. Arguant d’un manque de débat, il y a ceux qui lui reprochent surtout la forme et une conduite autoritaire. D’autres estiment que la moindre alliance est une atteinte à la CGT. C’est également le cas avec l’union avec la CFDT contre la réforme des retraites. Plusieurs sont persuadés que la CFDT trahira à un moment. » L’image renvoyée au public et aux adhérents en décourage plus d’un. « Ce n’est déjà pas facile de militer, et quand on voit ce qui pollue le débat interne, on s’en éloigne », admet un dirigeant d’union départementale, refusant de remonter la chaîne des responsabilités – et des susceptibilités. « Même en durcissant le ton, il se fait déborder par des plus durs que lui », note Rémi Bourguignon, enseignant-chercheur en sciences de gestion à l’université Paris Est-Créteil.
Pourtant, la courbe plus contestataire et revendicative, propre au syndicalisme de rupture revendiqué par la CGT, est à marquer au crédit de Philippe Martinez. Absente des concertations sur la réforme du système des retraites et des discussions autour de l’agenda social autonome impulsé par le Medef, la CGT a également refusé de signer les accords nationaux interprofessionnels sur le télétravail (novembre 2020), la santé au travail (décembre 2020), l’accord-cadre sur la formation professionnelle (octobre 2021) et semble réticente sur le contenu actuel de l’accord sur le partage de la valeur. Ni tournant ni virage, cette image plus radicale semble toutefois davantage ancrée sur le plan national qu’à l’échelle de la négociation d’entreprise où la propension à signer des accords de la CGT, lorsqu’elle est présente, est légèrement plus faible que celle des autres organisations syndicales représentatives (84 % contre 93 % pour la CFDT et 90 % pour FO) mais encore largement significative. Difficile à vrai dire de quantifier le poids de la contestation et l’ampleur du ballottement : certains observateurs se réfèrent aux quelque 30 % de votes qui se sont prononcés « contre » le document d’orientation et le rapport d’activité au dernier congrès de Dijon en 2019. Seulement, le congrès à venir se profile déjà comme un jalon : « La CGT a intérêt à ne pas maltraiter sa crise de succession en évacuant les questions qui ne seraient pas réglées. Sinon, elle le paiera cher aux prochaines élections professionnelles », prophétise un fin connaisseur de la confédération. Autrement dit, ne plus faire l’autruche, renoncer à une chasse aux opposants et éviter les donneurs de leçon sous peine d’épuiser l’énergie restante.