logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Portraits de syndicalistes en diplomates

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.09.2001 | Isabelle Moreau

Entre l'atmosphère enfiévrée d'une confédération et la quiétude d'une ambassade, il y a un monde. C'est pourtant le choc culturel qu'ont vécu une poignée de syndicalistes, envoyés par la France à l'étranger en tant que conseillers aux Affaires sociales. Des nominations très politiques pour des missions assez floues et des retours difficiles.

« C'est l'une des meilleures tables de Rabat. » Les avis sont unanimes : Jean-René Masson est un cuisinier hors pair. Sa réputation a vite fait le tour de la capitale marocaine, au-delà de la communauté française, d'autant que cet hôte apprécié n'est autre que… l'ancien numéro deux de la CFDT, chargé de l'action revendicative ! À l'orée de la cinquantaine, cet ancien infirmier a quitté l'ambiance fébrile du Boulevard de Belleville pour la quiétude d'une ambassade de France. Il fait partie du cercle restreint des 15 conseillers aux Affaires sociales, envoyés par la France à l'étranger. Dont trois viennent du monde syndical, éminents représentants de la CFDT, de la CGT et de Force ouvrière.

« Quand il n'y avait que la CFDT, cela apparaissait comme un privilège. J'ai ensuite été nommé et cela a réveillé l'attention de la CGT », remarque Jacques Pé, conseiller aux Affaires sociales à Madrid et ancien secrétaire confédéral de FO chargé de l'Europe. Du coup, Lydia Brovelli, ex-trésorière de la centrale de Montreuil, s'est vu proposer Dakar, pour suivre les pays de l'Union économique et monétaire ouest-africaine, à savoir le Sénégal, le Mali, la Guinée, le Burkina, la Côte d'Ivoire, le Bénin, le Togo et le Niger. « Nous avons pensé que la CGT était mûre pour qu'un de ses membres occupe un poste de conseiller. La nomination de Lydia Brovelli incarne la banalisation des rapports entre la CGT et l'État », confie Jacques Maire, délégué aux Affaires européennes et internationales au ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Pour l'intéressée, « c'est le signe que la CGT redevient fréquentable ». Cette « moderniste » aurait préféré Rome. Mais le poste était déjà pourvu.

Si, pour la CGT, c'est une grande première, la CFDT est familière de ces reconversions. Après avoir milité dans les années 50 au sein de la CFTC pour que la France, à l'image de l'Allemagne, intègre des syndicalistes dans le réseau des conseillers aux Affaires sociales, Laurent Lucas, passé à la CFDT, décroche le poste de Madrid en 1974. « Un poste dur, se souvient cet octogénaire, car Franco sévissait en Espagne, et le Portugal venait de vivre la “révolution des œillets”. » L'ancien président de la CFDT a passé au total onze ans à Madrid, avant de céder la place à un autre cédétiste, Daniel Mignot. Tandis qu'Yves Ripoche, de la FEN, était plus tard nommé à Lisbonne.

Un titre ronflant de ministre

Très « politiques », ces nominations n'obéissent à aucune règle. Sinon celle de satisfaire « une organisation syndicale désirant que l'un de ses militants ait un poste visible », explique Jacques Maire. Un service que Martine Aubry a rendu le plus souvent possible aux confédérations. « C'est un principe d'ouverture et de bienveillance. Et c'est toujours lié au parcours personnel des candidats », poursuit Jacques Maire. Peu de temps après sa démission forcée de la CFDT, Jean Kaspar a été expédié à Washington, doté du titre ronflant de ministre conseiller aux Affaires sociales. L'Élysée voulait envoyer un syndicaliste pour suivre les premiers pas de Bill Clinton. Une proposition qui tombait à pic pour l'ancien électromécanicien des mines de potasse d'Alsace : « Je voulais prendre du champ. Et j'avais aussi très envie de voir comment un président démocrate allait se coltiner les problèmes sociaux. »

Lydia Brovelli a bénéficié, elle aussi, d'un parfait concours de circonstances. « Il y a un an, Martine Aubry a demandé à Bernard Thibault s'il avait quelqu'un à proposer à un poste de conseiller aux Affaires sociales. Comme je souhaitais partir, après dix-sept ans de bons et loyaux services, ma candidature a été proposée et acceptée. » Même scénario pour Jean-René Masson. Après avoir passé la moitié de sa vie comme permanent CFDT, deux choix s'offraient à lui : « Soit je restais à l'organisation, soit je changeais de métier. » Autant dire que la proposition de reconversion faite par Martine Aubry à Nicole Notat est arrivée à point nommé. Quant à Jacques Pé, il a été lui aussi « repéré » par la ministre, lors des réunions du Comité du dialogue social pour les questions européennes et internationales.

Vus de Paris, les parachutages de syndicalistes de haut niveau ne présentent que des avantages : « ce sont des politiques qui savent gérer des rapports de force. Ils ont une meilleure vision de la situation sociale qu'un administrateur classique. Ils ne sont pas introvertis et disposent d'un réseau militant qui leur permet d'être facilement repérés », vante Jacques Maire. Ainsi, pour Michel de Bonnecorse, l'actuel ambassadeur de France au Maroc, Jean-René Masson est un bon choix. « Ici, nous avons trop de fonctionnaires et pas assez de praticiens. Sa sensibilité et son poste élevé dans la hiérarchie syndicale lui ont permis d'être très vite adopté par les Marocains. » Ce que confirme Robert Mounier-Vehier, ancien membre du bureau national de la CFDT, passé par Rome. « Très vite, mon passé syndical a été perçu comme un plus. » Un « plus », oui, concède l'un de ses successeurs au Palais Farnèse, Alain Boisméry, administrateur civil au ministère de l'Emploi, mais pas forcément une « nécessité ». Et Robert Mounier-Vehier de poursuivre : « En tant que syndicaliste, on a l'habitude d'analyser des situations concrètes et la capacité de comprendre ce qui se passe dans les conflits. » Quand la barrière de la langue n'est pas un obstacle : Jean Kaspar est ainsi parti à Washington sans parler un mot d'anglais…

C'est davantage avec le personnel diplomatique que ça coince. La cohabitation entre les énarques du Quai d'Orsay et des syndicalistes souvent autodidactes n'est pas toujours facile. « Comme on ne vient pas du sérail, on doit faire très vite les preuves de ses compétences. Il n'y a pas d'hostilité mais une période d'observation », estime Jacques Pé.

Jean Kaspar est encore plus catégorique. « Je n'ai pas été accueilli à bras ouverts. Les personnels de l'ambassade n'ont pas une image très positive du social. Il m'a fallu six mois pour que les choses se passent normalement. » « Je ne pense pas que la personne d'origine syndicale soit dépréciée, nuance Alain Boisméry, c'est surtout que l'ambassade est une réduction de tous les corps de l'État, avec ses inévitables clivages. » Quoi qu'il en soit, lorsque l'ambassadeur de France lui a proposé de rester au terme de ses trois ans, l'ancien leader de la CFDT a refusé tout net. « J'avais l'impression d'être privilégié avec ce titre de ministre conseiller et un rythme de travail important, certes, mais qui n'avait rien de comparable avec celui d'un syndicaliste. J'avais aussi le sentiment que mes réflexions pour intégrer le social dans l'action diplomatique restaient sans effet. J'étais en quelque sorte la cerise sur le gâteau. »

C'est là aussi que le bât blesse. « Un conseiller social, c'est quoi ? Ça fait quoi ? Rassurez-vous, vous n'êtes pas les seuls à me poser la question ! » indiquait Lydia Brovelli en mars dernier lors de son pot de départ du Conseil économique et social où elle présidait la section du travail. « Certains grands responsables du Quai d'Orsay posent la même question, ce qui me paraît plus préoccupant. » Jacques Maire l'admet sans ambages : « Nous n'avons pas encore de système pour mesurer l'apport des conseillers sociaux, mais on y réfléchit. » Et il faut bien reconnaître que le contenu de leur lettre de mission – informer les autorités françaises et principalement le ministère de l'Emploi, auquel ils sont rattachés, sur la situation sociale du ou des pays qu'ils sont chargés de couvrir et développer le bilatéral – est assez mince.

Concrètement, cela se traduit par des rencontres hebdomadaires avec l'équipe de l'ambassade, la pêche aux informations afin de rédiger télégrammes et notes à la demande de l'ambassadeur, des ministères ou des administrations, la traduction de textes législatifs en français, des rencontres régulières avec partenaires sociaux et administrations locales, le suivi des missions officielles, la participation à des rencontres sur des thèmes sociaux… Bref, un travail presque routinier, auquel certains tentent d'échapper. À Rome, il est arrivé à Robert Mounier-Vehier de sortir du palais Farnèse pour se mêler aux salariés d'une entreprise française qui manifestaient sous les fenêtres de la chancellerie. Ou de s'introduire quasi clandestinement dans le palazzo Chigi pour suivre des négociations entre les syndicats italiens et le premier gouvernement Berlusconi. Quant à Jacques Pé, il rend de temps en temps visite aux centaines d'ouvriers de Sintel, filiale de Telefonica, qui campent dans un bidonville créé de toutes pièces au beau milieu du Paseo de la Castillana, les Champs-Élysées madrilènes. Les vieux réflexes perdurent…

Pourquoi pas un DRH ?

Reste une question délicate pour ces syndicalistes en rupture de ban. Celle de leur retour en France. Impossible de retrouver un mandat électif au sein de leur organisation. « Quel est le congrès qui nous réélirait après plusieurs années d'absence ? » indique l'un d'eux. Quant à la fonction publique… « Lorsque j'étais à Washington, raconte Jean Kaspar, j'ai envoyé une lettre à Jacques Barrot, alors ministre du Travail, pour lui dire que je quittais mon poste dans trois mois et que j'étais prêt à faire un bilan de mon activité et à examiner les postes de reclassement. J'attends toujours ! » Résultat : il s'est « débrouillé tout seul » et a créé une société de conseil. Revenu en France à 56 ans, Robert Mounier-Vehier, chargé de mission réseaux européens à la Direction des relations du travail, a dû, à l'époque, réintégrer son corps d'origine, les Finances, dans sa région Rhône-Alpes. Son regret ? « Que l'administration ne sache pas gérer les conseillers sociaux et ne valorise pas leurs acquis. » À son retour de Madrid, Daniel Mignot, à qui il restait encore quelques années de travail, a tâté le terrain du côté du ministère de l'Emploi. En pure perte. Le Crédit lyonnais, qui lui avait accordé un détachement de longue durée, ne savait pas où le recaser. Il n'y est pas retourné. Aujourd'hui retraité, il s'occupe bénévolement de coopération syndicale à l'Institut Belleville, satellite de la CFDT.

Faut-il alors réserver les postes à des syndicalistes en fin de parcours ? Jacques Maire n'en est pas partisan. Il penche même pour un rajeunissement des conseillers pour lesquels, à l'exception de Jean-René Masson et de Lydia Brovelli, tous deux 52 ans, ce séjour en ambassade est souvent « une deuxième carrière ». Son idée ? Recruter des « juniors », en tant qu'adjoints aux conseillers sociaux. Des syndicalistes qui rejoindraient ensuite leur confédération avec un bagage international. L'idée doit encore faire son chemin dans les organisations. Chargé des relations sociales européennes et internationales au Medef, Emmanuel Julien préconise, pour sa part, d'« ouvrir davantage ces postes, à un DRH par exemple ». Une proposition pour le moins iconoclaste !

Un statut hybride
Tout part d'un classique appel de candidature au « Journal officiel », avec profil et compétences requises.Quand un fonctionnaire décroche le poste, ce qui reste la majorité des cas, rien à signaler. En revanche, la nomination d'un syndicaliste est un véritable casse-tête pour l'administration.

Car, dans la grille de la fonction publique, les conseillers sociaux – rémunérés entre 15 000 et 30 000 francs net mensuels, auxquels s'ajoute une indemnité de résidence qui double très souvent le traitement de base – sont des agents contractuels de catégorie A. Or, avec les syndicalistes, tous les cas de figure sont possibles : Jean-René Masson était agent de catégorie B, Jacques Pé agent de catégoie C et Lydia Brovelli venait du privé. « Comme le contrat passe par Bercy, qui ne fait pas preuve de beaucoup de compréhension, explique Jacques Maire, on se livre à une vraie bataille sur le plan budgétaire. » Lydia Brovelli en sait quelque chose. Elle n'est arrivée à Dakar qu'à la mi-juin, alors que sa nomination avait été actée au début du printemps.

Une fois sur place, il peut aussi y avoir des surprises. Chaque conseiller dispose d'un budget de fonctionnement et de crédits de représentation pour mener à bien sa mission. Il est secondé par une assistante et dispose d'un bureau au sein de l'ambassade.Mais lorsqu'elle est arrivée à un poste nouvellement créé à Dakar, non contente d'avoir à chercher un logement, Lydia Brovelli a dû se débrouiller pour trouver un bureau. Il n'y avait pas suffisamment de place à l'ambassade pour sa collaboratrice et elle. « En ce qui concerne le travail quotidien, se souvient Robert Mounier-Vehier, nous sommes moins bien lotis que les postes d'expansion économique. Nous devons faire des cordes avec des bouts de ficelle… » Dans les ambassades aussi, le social est souvent le parent pauvre de l'économique.

Auteur

  • Isabelle Moreau