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Politique sociale

Les 35 heures sauce Grimaldi secouent le Rocher

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.09.2001 | Anne Fairise

Ce n'est ni un nouvel avatar de la saga des Grimaldi ni une affaire de blanchiment qui agite la principauté… mais les retombées des lois Aubry. À défaut des 35 heures, dont les patrons monégasques ne veulent pas, le gouvernement propose une compensation salariale. Au rabais, dénoncent les syndicats et certains parlementaires.

« Oui aux 35 heures, non au travail gratuit. » Quand ils ont vu arriver la petite troupe bien maigrelette de manifestants, le 21 juin dernier au pied de la haute tour du quartier de Fontvieille, les membres de la Fédération patronale monégasque (FPM) ont soupiré de soulagement. Rien à voir avec les coups de boutoir qui ont ébranlé le Rocher ces deux dernières années : par deux fois, près de 10 % des 35 000 salariés du privé, tous secteurs confondus, sont descendus réclamer le « progrès social » et la RTT dans les rues habituellement fort paisibles de Monaco. L'équivalent de 1,5 million de personnes battant le pavé parisien… Cette fois-ci, seuls 350 salariés avaient répondu à l'appel du Syndicat des métaux, relayé par ceux de la chimie-plastique, du bâtiment et du livre.

« La réduction du temps de travail ne mobilise pas », observe un membre du patronat, satisfait. La tonalité est évidemment bien différente dans les rangs des manifestants. « C'est la première fois depuis vingt-cinq ans qu'un secteur professionnel prend l'initiative de débrayer. Les salariés relèvent la tête. La combativité gagne du terrain », se félicite Betty Tambuscio, secrétaire générale adjointe de l'Union des syndicats monégasques (USM). Cette cousine locale de la CGT (regroupant 25 syndicats et 2 000 adhérents) appellera, à l'automne, à une nouvelle manifestation. Ce sera le quatrième rassemblement depuis fin 1999. Du jamais vu dans ce paradis fiscal de 2 kilomètres carrés qui fait de la paix sociale un argument de choc pour les investisseurs, les résidents milliardaires et les 4 000 entreprises entassées dans les hautes tours monégasques.

C'est, indirectement, par la fiche de paie que « Monaco-Ferrari », comme l'appellent certains, a été pris dans les filets de la loi française. Une législation monégasque de 1963, prenant en compte l'imbrication de l'économie locale dans le département des Alpes-Maritimes, prévoit en effet que les salaires minimaux horaires dans la principauté ne puissent être inférieurs à ceux des branches correspondantes en France. Une équité torpillée de plein fouet par les deux lois Aubry. Puisque l'horloge monégasque est toujours calée sur 39 heures hebdomadaires, les minima devraient en principe mécaniquement augmenter de 11,43 % ! Pas question, estiment les syndicats, que les serveurs, les ouvriers ou le personnel de ménage, à pied d'œuvre 39 heures, soient moins payés que leurs collègues niçois, abonnés aux 35 heures payées 39. Un quart des salariés sont directement concernés par cette augmentation, note-t-on à la Direction du travail. Mais « les salaires plus élevés le seraient aussi, par effet d'entraînement ».

Les employeurs ne l'entendent pas de cette oreille. « Nous ne sommes pas dans la même situation de chômage de masse que la France à l'époque. Nous bénéficions d'une situation de plein-emploi, avec un chômage à 4,5 % », martèle Francis Griffin, président de la Fédération patronale monégasque. « Toutes les difficultés connues en France pour le passage aux 35 heures seraient décuplées en raison des spécificités du pays », renchérit Philippe Ortelli, le secrétaire général de la FPM. Dans le collimateur du patronat monégasque ? Les difficultés de recrutement, vu « la pénurie de personnel qualifié » dans tous les secteurs. Les problèmes d'organisation du travail pour les entreprises, dont 89 % ont moins de 10 salariés. Mais aussi le manque criant de locaux dans ce micro-État. « Et vous n'imaginez pas les problèmes de circulation ! » 23 000 Français gagnent déjà, chaque jour, la principauté pour y travailler.

Un Code du travail hyperlight

Une première version des 35 heures à la sauce monégasque, proposée fin 1999 par le gouvernement, a fait l'unanimité contre elle. Vertement reçu par le patronat, le projet a aussi provoqué un tollé chez les salariés, descendus en masse dans les rues conspuer un texte introduisant l'annualisation, mais n'imposant ni créations d'emplois ni garde-fous pour les heures supplémentaires. Même l'USM avoue sa surprise à l'époque : « L'ampleur de la dégradation des conditions de travail nous avait échappé. Les salariés ne peuvent accepter plus de flexibilité et de précarité », constate Betty Tambuscio. L'absence de réglementation comme la minceur du Code du travail, ici aussi léger que la fiscalité, ont en effet favorisé les abus sur un Rocher en pleine effervescence économique. « Il y a beaucoup de remontées sur l'intensification du travail, note un spécialiste de l'emploi. Comme si, dans la perspective des 35 heures, les employeurs avaient accru la charge de travail. »

Les plannings bouleversés, les temps de repos réduits comme peau de chagrin, Gilbert connaît bien. « Il m'arrive de travailler une nuit, de 20 heures à 8 heures du matin, et d'enchaîner l'après-midi même, de 14 heures à 24 heures », explique ce salarié d'une entreprise de sécurité et de gardiennage. Mais, pour lui, le plus inquiétant est le développement des contrats à temps partiel, et le « chantage à l'emploi » comme la flexibilité qui en découlent. Un tiers des 60 salariés de son entreprise sont à temps partiel. « Beaucoup ont signé des CDI de deux heures par mois. En fait, la plupart effectuent 169 heures non déclarées. Mais ils ne disent rien. Ils ont peur qu'en cas de protestation le patron les ramène à deux heures de travail, de 3 heures à 5 heures du matin… »

Même pression dénoncée dans cette usine de microcomposants pour machines à laver qui compte un quart d'intérimaires sur 200 salariés. « La plupart sont depuis trois ans au même poste. Ça n'a plus rien d'une mission temporaire. J'en connais même qui sont restés douze ans en intérim au même poste », note Frédéric, un ancien intérimaire. Il s'en souvient encore. « Quand mon contrat s'est terminé, mon employeur ne l'a pas renouvelé. Mais j'ai continué à travailler dans la société pendant deux ans, avant de signer un CDI. La pression était énorme. Je savais que l'entreprise pouvait se séparer de moi quand elle le voulait. »

Devant l'ampleur du problème, des voix se sont élevées au Conseil national (le Parlement), qui ne brille pourtant pas par son progressisme, pour réclamer une réglementation. S'insurgeant de la concurrence déloyale ainsi créée, certains patrons s'y sont mis aussi. Tel Roger Rossi, président de la chambre patronale du BTP, qui dénonce l'essor du travail au noir et réclame un encadrement de l'intérim. « La règle reste le CDI », relativise la Direction du travail et des affaires sociales, qui a comptabilisé une hausse de 22 % du nombre d'intérimaires depuis 1997 (8 % de la population active aujourd'hui). « La proportion de travailleurs en situation de précarité, entre les CDD et les intérim, est la même qu'en France », souligne-t-elle.

Qu'il y ait des abus, José Badia, conseiller du gouvernement chargé des Travaux publics et des Affaires sociales, en convient. « Le domaine social est en devenir, modère-t-il. Pour apaiser les craintes des salariés, il est important d'établir rapidement un socle de références. » Il a donc relancé le groupe de travail qui avait en 1999 commencé à bûcher sur la question, avant de s'interrompre pour étudier l'impact de la RTT en principauté. Quatre textes réglementant les conditions d'embauche et de licenciement, les CDD, l'intérim et le travail temporaire, sont annoncés. « Mais il faudra plusieurs années avant de nous doter d'un Code du travail complet », précise José Badia. Lequel s'est emparé du dossier de la durée du travail, en engageant, au mois de juin, une « réflexion » avec le Conseil national.

Mais plus question de 35 heures dans le nouveau projet. « Les propositions du gouvernement ressemblent à s'y méprendre à celles du patronat », tempête un conseiller national, sous couvert d'anonymat. Au menu : pas d'abandon ni de maintien de la référence aux minima horaires français, mais une adaptation. « Une voie médiane et provisoire, répondant aux spécificités monégasques », se défend José Badia. Les 39 heures seraient maintenues et, à la parité entre minima français et monégasques, serait substitué un « taux de corrélation » de 10 à 12 %, établi pour deux ou trois ans sur une base de salaire annuel. Le tout accompagné de la création d'un observatoire des salaires pour en suivre l'évolution. Des suggestions très controversées au sein du Conseil national. « La référence aux minima français est un gage de paix sociale depuis cinquante ans. Les minima ont toujours été fixés ainsi et leur renégociation entre partenaires sociaux évitée », affirme Guy Magnan, président de la Commission des intérêts sociaux. « On a toujours bénéficié des luttes syndicales françaises sans les vivre. Revenir là-dessus est une erreur », renchérit Alain Michel, président de la Commission de législation et ancien directeur du Travail.

La prime du prince : 5 % en plus !

Les syndicats montent aussi au créneau. « Le taux de corrélation, tel qu'il est établi, implique une diminution des salaires et une disparition de la référence au taux horaire, seule échelle de mesure fiable de la valeur du travail », s'insurge Betty Tambuscio. Le taux intègre en effet, selon l'USM, la fameuse « prime du prince », cette majoration de 5 % sur les minima accordée pour la cherté de la vie monégasque. Pas question donc d'avaliser un taux de corrélation de 10-12 %. Pour l'organisation syndicale, les salariés doivent bénéficier d'une compensation intégrale du non-passage aux 35 heures : une hausse de 11,43 %, plus la « prime du prince ».

Mais le patronat conteste la réalité de cette baisse de revenus. « Les Monégasques continueront à gagner plus que leurs collègues français en salaire net » (voir encadré). Un argument qui ne convainc guère le conseiller national Alain Michel : « On ne peut entrer dans de telles considérations. Il faut raisonner sur les salaires bruts. Le reste appartient aux spécificités nationales. » « La proposition gouvernementale suscite des clivages à tous les niveaux, au sein du gouvernement comme du Conseil national, entre partisans de l'abandon de la référence française, souvent poussés par des sentiments nationalistes, et modérés, qui craignent le coût politique et social d'une telle mesure », souligne un observateur.

Pour la première fois, la Fédération patronale monégasque a décidé en juillet de ne pas répercuter la hausse des minima français. « Cela n'aurait pas de sens alors que le projet est en cours de discussion », explique la FPM qui table –  omme le conseiller de gouvernement José Badia – sur une adoption du projet avant le passage des PME françaises de moins de 20 salariés aux 35 heures, début 2002. Mais le scepticisme est de mise dans les rangs syndicaux, vu les tiraillements au Conseil national. « Nous pourrions nous retrouver à la case départ à la rentrée », pronostiquait-on côté syndical en juillet. L'USM espère en tout cas que pourra enfin s'ouvrir un débat sur le temps de travail. « Depuis deux ans, déplore Betty Tambuscio, on ne parle que des répercussions financières. Mais jamais de réduction du temps de travail. » Monaco reste Monaco.

Des salaires attractifs

Deuxième pôle économique des Alpes-Maritimes après Nice, Monaco, s'il a vu se développer la précarité et la flexibilité ces dernières années, offre de nombreux avantages à ses 35 000 salariés du privé, qui sont Français pour 68 % d'entre eux et majoritairement employés dans les services. « Pour un même poste dans la restauration rapide à Menton et à Monaco, il y a une différence de salaire net de 1 000 francs », souligne la Fédération patronale monégasque. Ce qui s'explique en partie par la différence de charges sociales salariales. « Il n'y a que 12 % de retenue sur les salaires, contre plus de 20 % en France », commente Lionel Raut, secrétaire général du Syndicat des métaux. Encore faut-il y ajouter la fameuse « prime du prince », une majoration de 5 % accordée aux salaires minimaux pour tenir compte du coût élevé de la vie à Monaco. Majoration qui, d'ailleurs, n'est pas soumise aux retenues de la Sécurité sociale, ni à celles des pensions de retraite.

Ce n'est pas tout : la couverture maladie est plus intéressante sur le Rocher qu'en France. Les médicaments y sont remboursés au minimum à 80 %. Il faut encore ajouter des allocations familiales octroyées dès la naissance du premier enfant. De quoi, avec le boom économique que Monaco connaît depuis 1998 (4 000 emplois créés), calmer les ardeurs revendicatives des salariés. « Le problème, c'est que les salariés regardent plus souvent leur fiche de paie que les conditions de travail », déplore Lionel Raut.

Dans la principauté, où règne un savant mélange de libéralisme et de paternalisme, certaines personnes sont néanmoins plus égales que d'autres. Les 7 000 citoyens monégasques bénéficient ainsi d'une priorité d'embauche. Ils sont également les seuls à avoir droit à un logement social ou à pouvoir exercer une profession libérale.

Auteur

  • Anne Fairise