Des Espagnoles outre-Manche, des Philippines aux Pays-Bas, des Polonaises en Norvège… La pénurie d'infirmières est telle en Europe que cliniques et hôpitaux traquent les bons filons. En France, on lorgne la péninsule Ibérique: annonces, contacts avec les écoles, aide à l'intégration… tout est bon pour séduire ces précieuses professionnelles.
Le docteur Moretton est resté sans voix. En raison d'un turnover élevé dans sa clinique, le P-DG de La Ligne bleue, à Épinal, doit accomplir des prouesses pour embaucher une quinzaine d'infirmières chaque année. Et voilà qu'en parcourant une revue médicale il découvre un gisement de professionnelles… en Espagne, où les Britanniques recrutent à tour de bras. Résultat ? Après plusieurs navettes à Madrid, La Ligne bleue a accueilli en mai dernier 20 infirmières venues de la péninsule Ibérique : « Nous avons reçu près de 80 appels émanant aussi bien de cliniques que d'hôpitaux pour savoir comment nous nous y sommes pris », raconte Jean-Claude Moretton. Car la pénurie de blouses blanches n'est ni une spécificité vosgienne ni même une caractéristique française. Pratiquement partout en Europe les établissements hospitaliers souffrent d'un manque criant de personnel infirmier.
Le National Health Service britannique a passé le premier une convention avec le gouvernement espagnol pour faire venir 5 000 infirmières outre-Manche (voir encadré page 47). Élisabeth Guigou envisage à son tour de conclure un accord avec l'Espagne. Le ministère de la Santé néerlandais a entrepris de recruter 7 000 infirmières aux Philippines et en Afrique du Sud. La Norvège a signé en janvier 2001 un accord pour faire venir 3 700 infirmières polonaises en quatre ans. Le Danemark et l'Irlande lorgnent également la Pologne. Quant à la Suisse et au Québec, ils viennent chasser sur les terres françaises. Depuis un an et demi, environ 200 Françaises ont émigré dans la Belle Province. Du coup, la France, mais aussi l'Italie et le Portugal, convoite le filon espagnol.
Car, en matière de blouses blanches, l'Espagne fait figure de mine d'or. C'est le seul pays européen qui forme plus d'infirmières qu'il n'en a besoin. Selon les estimations, 40 000 professionnelles seraient sans emploi stable et près de 10 000 au chômage. « Grâce aux équivalences autorisées par l'Union européenne, les diplômes espagnols sont reconnus, explique Paul Mazenod, responsable de l'Institut français de réalisations hospitalières. Ce n'est pas le cas d'infirmières formées dans d'autres pays hors Communauté. » Une aubaine pour la France où les causes de la pénurie sont multiples. Le bas niveau des salaires et les conditions de travail difficiles découragent les bonnes volontés. Après dix à quinze ans de pratique, les infirmières désertent en masse hôpitaux et cliniques. Quelque 40 000 d'entre elles seraient actuellement « retirées ». Le gouvernement a d'ailleurs annoncé mi-août une campagne de communication pour inciter ces femmes en cessation d'activité à reprendre du service. Autre explication : les politiques de rationalisation des dépenses de santé menées dans les années 90 n'ont pas prévu l'explosion de la demande de soins. Et les promotions sortant des écoles d'infirmières ne suffisent pas à couvrir les besoins. Après avoir réduit, en 1997, le nombre de places proposées aux concours, la France l'a augmenté de 8 000 cette année, le faisant passer de 18 000 à 26 000. Mais 15 % des places n'ont pas trouvé de candidates. Comme la durée de la formation d'une infirmière est de trois ans, il faudra de toute manière attendre 2004 avant que cette solide promotion se présente sur le marché du travail.
Or, pour les six mois à venir, cliniques et hôpitaux évaluent leurs besoins à 20 000 infirmières, 35 heures obligent. C'est bien simple : Sylvie Vernay, attachée de direction à la clinique du Val de Loire, dans la Nièvre, s'attend à une véritable catastrophe cet automne. « En novembre, 80 infirmières vont sortir de l'école. L'hôpital de Nevers va en embaucher plus de la moitié. Beaucoup vont repartir dans leur région d'origine. J'espère, au mieux, en récupérer deux ou trois alors qu'il faudrait pouvoir en intégrer une dizaine. Nous avons pourtant aligné nos rémunérations sur celles de l'hôpital et donnons une prime à l'embauche de 10 000 francs. Mais nous sommes aujourd'hui obligés de nous tourner vers l'étranger. » Outre la piste espagnole, des experts commencent d'ailleurs à travailler avec la Roumanie sur une comparaison des formations, dans le cadre d'une Union européenne élargie aux ex-pays de l'Est.
Du coup, chacun utilise le système D, en particulier les cliniques privées qui souffrent plus encore que le secteur public d'un manque de bras. La Générale de santé, le plus important réseau français et européen d'hospitalisation privée avec ses 157 établissements, a mis sur pied un ambitieux programme d'embauches afin de faire venir d'Espagne entre 70 et 100 infirmières chaque année. Depuis le début de 2001, un cabinet de recrutement espagnol passe des annonces dans la presse et sur Internet et noue des contacts avec écoles et associations. « Le niveau de formation des Espagnoles est bon et leur expertise comparable à celle des Françaises », note Georges Ichkanian, DRH du groupe Générale de santé. Face à cet engouement, les deux fédérations de l'hospitalisation privée, la Fiehp et l'UHP, ont pris contact avec le ministère espagnol de la Santé et les recteurs d'université. Un accord prévoit de faire passer des tests d'adaptation aux candidates. En contrepartie, les personnes retenues ont l'assurance de partir avec un contrat en poche. Une expérience est déjà en cours dans la région Midi-Pyrénées et devrait être progressivement étendue au sud de la France. « Les infirmières espagnoles ne sont ainsi pas trop éloignées de leur pays. Nous pouvons, de cette façon, parvenir à rééquilibrer le marché régional de l'emploi. Les cliniques cesseraient d'aller recruter dans le nord de la France », souligne Florence Guillon, de l'UHP. Mais, selon elle, si « l'immigration est une possibilité, elle ne permet certainement pas de compenser la pénurie générale ».
À leur grande surprise, les patrons de clinique qui ont prospecté en Espagne ont découvert que les infirmières, dans leur majorité, ne parlent pas français. La clinique d'Épinal et la Générale de santé ont dû prévoir des formations de langue, ce qui alourdit encore le coût du recrutement. La seconde priorité est de parvenir à fidéliser ces jeunes recrues en les aidant à s'adapter à leur nouveau cadre de vie. La Générale de santé a confié à un cabinet spécialisé dans la mobilité le soin d'accompagner les infirmières espagnoles dans leurs formalités administratives et leur recherche de logement. Les deux premiers mois de loyer sont pris en charge par le groupe.
À Épinal, la clinique La Ligne bleue organise des visites pour faire découvrir aux candidates les charmes des Vosges. « Nous savons que certaines vont avoir le mal du pays, précise le docteur Jean-Claude Moretton. L'une d'entre elles est déjà repartie en Espagne parce que son fiancé ne l'avait pas rejointe. » Les établissements les plus petits se débrouillent avec les moyens du bord pour attirer des étrangères. « J'ai réussi à faire venir deux Belges en promouvant la région, explique Michèle Tchiboudjian, directrice d'un établissement à Carpentras. Mais cela ne suffit pas, alors on va les chercher encore plus loin. Aujourd'hui, nous nous tournons vers le Liban. » Sylvie Vernay a recruté au début de l'été deux infirmières en Italie. Mais l'une d'entre elles est… de nationalité ivoirienne, ce qui a nécessité d'appeler la mairie en renfort pour obtenir autorisations de travail et de séjour. Car, pour l'administration, la profession d'infirmière ne figure toujours pas sur les listes des métiers prioritaires permettant le recours à l'immigration !
Un vrai melting-pot. Sur un effectif de 320 000 infirmières dans les hôpitaux publics d'outre-Manche, 30 000 sont immigrées. À Londres, une infirmière sur trois vient de l'étranger, essentiellement d'Afrique, d'Asie ou du reste de l'Europe. En 2000, le nombre de blouses blanches étrangères a progressé de 48 %. La tendance n'est pas près de s'inverser puisque le gouvernement va devoir embaucher 20 000 infirmières d'ici à 2004. Or le nombre de places dans les écoles a été considérablement réduit dans les années 90 tandis que la multiplication des contrats précaires et les niveaux de salaires proposés ont provoqué de nombreux départs vers le privé. Le recours aux infirmières étrangères est si important que plusieurs pays en voie de développement font valoir un préjudice pour leur service de santé. Et les hôpitaux ont reçu des directives les incitant à recruter en priorité dans le vivier européen, surtout espagnol. Près de 75 infirmières de la péninsule Ibérique ont été affectées dans des établissements du nord-ouest de l'Angleterre. Une première expérience guère concluante. Le National Health Service a embauché ces infirmières espagnoles avec des contrats de deux ans et à des postes dont le niveau technique n'était pas à la hauteur de leurs attentes. Vivant très mal cette déqualification, plusieurs d'entre elles ont donc préféré retourner en Espagne.