L’enquête interne possède un risque non négligeable de déséquilibre fonctionnel au sein de l’entreprise. Comment détecter les aléas le plus en amont possible ? Quelles procédures apparaissent les plus efficaces ? Comment gérer l’aspect émotionnel des salariés impliqués pour réduire les risques de conflits ultérieurs ? Voici quelques éléments de réponse
Valérie Ménard, associée, White & Case : Les enquêtes internes ne constituent pas une nouveauté, puisque cet outil est mobilisé depuis de nombreuses années, notamment au sein des directions des ressources humaines. L’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 sur la violence et le harcèlement au travail y fait référence pour « identifier, comprendre et traiter » ces phénomènes. Cet outil a aussi connu un premier essor important au moment où la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation a imposé cet exercice en matière de harcèlement. C’est par ailleurs ce qui a permis d’en préciser les contours en l’absence de définition légale. Enfin, plus récemment, la loi Sapin 2 en 2016, modifiée par la loi Waserman en 2022, a relancé le débat autour de l’enquête interne.
Jean-Marc Albiol, associé, Ogletree Deakins – cabinet dédié au droit social : Doit-on parler d’un régime des enquêtes ou de plusieurs régimes d’enquêtes ? Historiquement, les enquêtes RH portaient sur des situations de discrimination et de harcèlement moral ou sexuel. Puis, il y a eu la loi Sapin et la loi Waserman. Aujourd’hui, certains praticiens du droit social s’interrogent sur la pertinence réelle à appliquer la procédure prévue par la loi Waserman aux enquêtes pour harcèlement moral ou sexuel.
Dans certaines entreprises – pas toutes, bien sûr – ces enquêtes sont réalisées sous le régime de la loi Waserman, c’est alors une grosse machine qui se met en marche. Or, il y a parfois des enquêtes qui ne nécessitent pas de mobiliser tout cet arsenal. Ne faudrait-il donc pas se montrer plus inventif, et créer un autre régime d’enquête, un régime plus léger qui ne suive pas obligatoirement le processus de la loi Waserman ?
Audrey Richard, DRH du groupe Up et présidente de l’ANDRH : Gardons à l’esprit que lorsqu’un RH doit traiter un sujet comme celui-ci, il a parfois l’impression qu’il lui « tombe dessus » et vient s’ajouter à toutes ses activités habituelles en matière de politique RH ou visant à prendre soin de la population de l’entreprise. Il me semble donc important de commencer par souligner l’enjeu qui existe autour de la communication du dispositif d’alerte. Ainsi, lorsqu’un dispositif d’alerte va être mis en place, il faut tout d’abord s’interroger : ce dispositif est-il national ? Si des équipes sont à l’étranger, est-il international ? Sous quelle forme le mettre en œuvre ? Comment informer de son existence ?
Frédéric Potier, délégué général à l’éthique et à la conformité, RATP : À la RATP, nous avons engagé une démarche visant à rédiger une charte des enquêtes internes et un code de déontologie des enquêtes. Ce projet a permis de mettre en évidence la très grande variété des matières à mobiliser selon les situations. Dans le cas des enquêtes pour harcèlement, notamment pour harcèlement sexuel, il y a une prééminence du droit social et des RH. Nous avons observé une importante hétérogénéité de normes, de besoins, et de pratiques. Nous ne nous sommes donc pas posé la question, en tant que telle, de savoir s’il fallait prévoir un ou plusieurs régimes d’enquête interne. En tout état de cause, il apparaît clairement qu’il faudra savoir faire preuve de rigueur, mais aussi de discernement et de souplesse pour être en capacité de traiter les situations de façon différenciée.
Ronan Nguyen-Van, directeur juridique relations humaines groupe, L’Oréal : Chez L’Oréal, nous avons très tôt mis en place un dispositif de traitement des signalements, avec Speak Up, une première « ligne éthique » ouverte dès 2008. Nous étions alors bien avant l’accord national interprofessionnel de 2010, la loi Sapin 2 et la loi sur le devoir de vigilance. L’orientation prise a été de définir un mécanisme unique et global de traitement des signalements, ayant ensuite vocation à s’appliquer aux législations locales spécifiques.
Concernant le traitement des signalements, je pense que ce qui est important, c’est d’apporter une réponse à quelqu’un qui fait un signalement. C’est la raison pour laquelle l’usine à gaz de l’enquête interne doit elle-même être à géométrie variable. Ainsi, en fonction des faits et de la documentation des signalements, c’est bien le rôle de celui qui reçoit le signalement de déterminer s’il faut mettre en place une procédure lourde de traitement du signalement, en interne. Chez L’Oréal, l’enquête peut être conduite en interne par des personnes spécifiquement formées, ou externalisée et confiée à un cabinet d’avocats. Parmi les personnes formées à l’enquête interne, nous comptons plusieurs membres de la direction générale de l’éthique, un réseau de 80 correspondants éthiques présents au sein du groupe, et un certain nombre de membres des comités de direction qui sont habilités à recevoir les signalements.
Xavier Hubert, directeur éthique, compliance et data privacy groupe, Engie : Chez Engie, il existe un cadre pour les enquêtes, en place depuis plusieurs années. Renouvelé en 2018, ce cadre prévoit une première procédure interne, visant à désigner la structure, les personnes qui seront en charge de l’enquête au niveau groupe ou au niveau local.
Aujourd’hui, Engie c’est un peu moins de 101 500 salariés sur 30 pays d’implantation permanente. Cela signifie que lorsque nous travaillons sur des process d’investigation, nous devons concevoir une réponse suffisamment universelle qui ne se limite pas à la prise en considération de la loi française, mais vise la compatibilité avec l’ensemble des législations applicables, ce qui signifie de prendre en compte également des lois nationales d’application extraterritoriale. D’autre part, la loi Waserman ne porte pas sur l’enquête elle-même, mais uniquement sur les procédures d’alerte. Le véritable enjeu du débat ne porte pas sur les questions de harcèlement moral ou sexuel. Comme vous le disiez, les questions essentielles concernent la nature et le traitement des éléments contenus dans l’alerte : quels éléments remonter ? Comment les traiter ? Quels sont les enjeux derrière cela ?
Concernant le process, c’est la même chose : il faut éviter la complexité et revenir aux fondamentaux. Plusieurs débats sont en cours aujourd’hui. Par exemple, l’AFA souhaite élaborer des lignes directrices s’inspirant fortement du formalisme du Code de procédure pénale, qui prévoit notamment de transformer l’équipe d’enquête et de lui attribuer un rôle relevant à la fois du procureur, du juge d’instruction, du juge… Pour éviter la complexité et, partant, ce qui conduira les enquêtes internes à l’échec – si c’est complexe ou trop lourd, les entreprises n’auront pas recours aux enquêtes internes –, il faut revenir aux fondamentaux : le contradictoire, la loyauté dans la procédure et la manière de mener l’investigation. Le but n’est pas de trouver un coupable à tout prix, mais d’être impartial et objectif. C’est extrêmement important.
Il faut pouvoir proposer des lignes directrices aux équipes qui seront en charge des enquêtes. En outre, il ne faut pas perdre de vue que ces équipes doivent être multicompétences dans leur composition : équipes constituées de personnes venant de la compliance, du juridique, mais également, le cas échéant, de l’audit et de l’IT avec des informaticiens ayant une formation en forensique. Chez Engie, des personnes ont été formées en interne.
Impartialité, objectivité et loyauté sont nécessaire, car il est essentiel de respecter tous les protagonistes, tant le salarié qui lance une alerte sur un sujet, que la personne qui est visée par l’alerte. Cela est fréquemment oublié, car il existe une tendance générale à percevoir le lanceur d’alerte comme « le héros » et la personne désignée comme « le méchant ». Or, une équipe qui conduit une investigation doit adopter une approche d’objectivité et d’impartialité totale. C’est essentiel, car cela va totalement déterminer ce qui peut se passer par la suite, notamment en matière de contentieux et de contestation, outre la crédibilité de la démarche. Ce sont donc des points sur lesquels il convient d’être extrêmement vigilant.
Enfin, si j’avais un souhait à émettre, c’est que l’on ne sorte pas un Code de l’investigation interne. Il faut rester sur une approche pragmatique et réaliste parce que, comme vous le disiez, chaque situation nécessite du cas par cas.
Audrey Richard : Cela créerait trop de rigidité peut être.
Magali Bussac, avocat directeur, Cornet Vincent Segurel : Nous avons pu constater que la chambre sociale fait preuve d’une très grande souplesse, notamment à travers plusieurs arrêts rendus ces derniers mois. Elle a, par exemple, validé plusieurs processus d’enquête qui, s’ils avaient été soumis en amont à des avocats en droit social, auraient sans doute provoqué d’importantes réserves chez la plupart d’entre eux. En réalité, plusieurs jurisprudences surprenantes ont validé des processus d’enquête parfois imparfaites ou incomplètes, mais dont les résultats pouvaient être corroborés par d’autres éléments.
Magali Bussac : La personne mise en cause doit-elle nécessairement être entendue ? Nous sommes sans doute tous d’accord ici pour vanter les mérites des principes du contradictoire. J’ai cependant en tête plusieurs dossiers pour lesquels il a été décidé de ne pas recourir au contradictoire, notamment celui d’une enquête RH pour harcèlement sexuel lors de laquelle nous avions initialement prévu d’entendre la personne mise en cause dans le cadre de l’investigation. Or, l’enquête a pris une telle ampleur que, dans un souci de protection des témoins et des victimes présumées, il a été décidé de ne pas auditionner le mis en cause dans le cadre de l’enquête et de régler cela sur le plan disciplinaire, ultérieurement.
Je souhaite que les entreprises puissent conserver une certaine marge de manœuvre, parce que chaque situation est tellement unique, chaque dossier est tellement différent… C’est également valable dans le cas des procédures internes dont les process ne doivent pas être trop rigides, afin de conserver la capacité à s’adapter. Il ne faut pas que le remède soit pire que le mal.
Concernant la problématique de la contradiction, la Cour de cassation est pragmatique et laisse une faculté d’appréciation aux entreprises en validant le fait qu’il n’est pas forcément nécessaire d’auditionner la personne mise en cause. Si le contradictoire doit être recherché, il doit être arbitré et ne doit pas faire oublier les obligations de protection que les entreprises ont à l’égard des salariés qu’ils soient témoins, donneurs d’alerte, mis en cause ou victimes et il faut avant tout que l’enquête soit entreprise avec des moyens proportionnés et adaptés à la situation présentée.
Xavier Hubert : Il faut effectivement avoir pour objectif d’assurer le contradictoire, car c’est aux fondements mêmes d’une enquête d’aller recueillir l’avis et les remarques des personnes. Toutefois, dans certaines circonstances, il faut savoir sortir du contradictoire, car il peut également y avoir d’autres intérêts à préserver et d’autres finalités à envisager, notamment dans les situations de harcèlement.
La Cour de cassation va extrêmement loin, en effet. La jurisprudence va s’affiner, mais pour le moment, il n’existe aucune obligation à auditionner la personne mise en cause ou à lui remettre le rapport. Cette position peut sembler forte mais elle est en réalité très pragmatique. Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut pouvoir s’adapter aux circonstances et convenir qu’il peut y avoir plusieurs finalités à préserver et concilier : contradictoire mais également confidentialité, protection des informations personnelles et privées, par exemple. Encore une fois, cette jurisprudence va loin par analogie avec la procédure judiciaire. Elle revient à dire : je vous accuse, mais je ne vous dirai pas pourquoi, et je ne vous donnerai pas les éléments que j’ai à charge ; je vous condamne, mais, là encore, je ne vous dis pas pourquoi, et ne vous donnerai pas les éléments à charge que j’ai pu trouver. Je caricature, mais il y a un peu de cela. Il faut donc faire très attention. Le contradictoire systématique n’est pas légalement imposé, mais ce n’est surtout pas une raison pour s’en dispenser.
Valérie Menard : Certaines entreprises du monde bancaire et financier font face à des obligations supplémentaires, ne serait-ce que celle de mettre en œuvre des procédures internes de signalement à des manquements aux obligations des règlements européens, Code monétaire et financier ou règlement général de l’Autorité des marchés financiers, laquelle a le pouvoir de contrôler l’efficacité du dispositif.
Pour ces entreprises, l’outil d’alerte professionnel devient l’outil d’enquête prépondérant, et la tentation est grande de vouloir en faire le seul et unique canal de signalement pour être en capacité de tracer chaque signalement et de pouvoir justifier d’avoir répondu à chacun d’eux. Néanmoins, il me semble que nous sommes tous d’accord pour dire que la loi Sapin n’a ni écrasé ni remplacé les canaux traditionnels de communication dans l’entreprise, lesquels doivent, à mon sens, absolument perdurer au risque de déshumaniser son fonctionnement. Un salarié qui vit une situation difficile avec un autre salarié ou même avec son responsable doit toujours être en capacité de se dire : « Je suis suffisamment confiant dans mon entreprise, je sais ses valeurs, je sais qu’elle les applique et que mon management les fait respecter. J’ai toujours la possibilité d’aller voir les ressources humaines et de faire un signalement oral qui sera pris en compte. » Et ce, même si ce signalement est opéré en dehors de la procédure d’alerte professionnelle stricto sensu. Ces sujets continuent à être traités par les RH comme cela a toujours été le cas jusque-là, c’est-à-dire sans être contraint par les garanties procédurales de l’outil d’alerte professionnelle Sapin/Waserman. Je pense que c’est important de le rappeler.
Selon mes observations, dans plusieurs entreprises que je conseille, les statistiques relatives aux alertes professionnelles indiquent que la très grande majorité des alertes portent sur des problèmes interpersonnels, dont les degrés de gravité sont très variables. Viennent ensuite les problématiques de corruption, de malversations comptables, ou encore de conflits d’intérêts. Beaucoup de clients m’indiquent souhaiter que les collaborateurs fassent la part des choses entre ce qui relève, d’une certaine manière, du « quotidien » des RH, des problématiques qui requièrent de s’appuyer sur l’outil d’alerte professionnel.
Alors que la loi Sapin 2 requérait une condition de gravité de la violation signalée (hors crime ou délit), la loi Waserman l’a retirée. Or, cette condition de gravité permettait de filtrer des signalements ne nécessitant pas de mobiliser l’outil d’alerte professionnelle, et contraignait son auteur à se poser cette question dans le cadre de sa démarche de signalement.
Audrey Richard : Notre métier nous amène à régler beaucoup de problèmes interpersonnels au quotidien. Pour ma part, je n’ai pourtant pas été confrontée à des excès de signalement par le biais de l’outil d’alerte professionnelle. Je constate au contraire que les personnes savent très bien faire la différence entre ce qu’impliquent des sujets graves et majeurs tels que la discrimination, le harcèlement ou tout dysfonctionnement nécessitant de réaliser une « une vraie alerte », et une mésentente liée à des raisons personnelles pour lesquels il conviendra d’aller discuter avec sa hiérarchie, sa RH, ou son délégué. Il me semble que les personnes arrivent à faire preuve de discernement, et à distinguer les niveaux de gravité ou les modalités de traitements qui en découlent.
Ronan Nguyen-Van : J’ai également pu le constater dans certaines organisations : la tentation peut être grande, pour certaines personnes qui se sentent en difficulté, de se placer sous le statut protecteur du lanceur d’alerte. Il existe dans ces conditions, un risque d’instrumentalisation de ces procédures et de cette protection.
Jean-Marc Albiol : Rappelons tout d’abord qu’il n’est pas nécessaire de se placer sous la protection du statut de lanceur d’alerte, car celui qui dénonce des faits de harcèlement moral ou sexuel est également protégé sous un régime propre. En effet, on constate la nécessité de faire œuvre de pédagogique – laquelle incombe sans doute davantage aux services des relations sociales et aux ressources humaines plutôt qu’aux avocats – pour expliquer qu’il n’est pas utile d’appuyer sur le bouton ultime et de déclencher tout le processus lié au statut de lanceur d’alerte pour bénéficier de cette protection. Il peut y avoir différents niveaux d’enquête et différents niveaux d’alerte également.
Il est vrai que nous, avocats, avons ce type de code régissant l’enquête puisque nous avons les guides du Conseil national des barreaux. Certaines entreprises en possèdent également. Néanmoins, à trop rechercher une mécanique qui réglerait l’intégralité du déroulé de l’enquête, on risque de faire émerger d’autres problèmes, avec, par exemple, le salarié qui demande « le guide de l’enquêteur » et où chacun commence à tout questionner. C’est pourquoi il me semble que si l’on s’en tient aux grands principes que sont l’impartialité et la confidentialité – le principe de confidentialité étant la clé – c’est suffisant.
Audrey Richard : Sur le terrain, la confidentialité apparaît comme un vrai sujet. Lorsqu’une enquête est ouverte et que les entretiens réunissent plusieurs personnes… C’est un point de vigilance, une difficulté que l’on rencontre.
Jean-Marc Albiol : Certains lanceurs d’alerte, certaines personnes se plaignent, car elles veulent venir accompagnées d’un représentant du personnel, confondant parfois l’enquête et la partie disciplinaire. La réponse la plus efficace consiste peut-être à leur rappeler que, si chacun des dix témoins vient accompagné de son représentant, cela fait un total de 20 personnes qui vont se parler, la confidentialité étant alors compromise, de fait. Quelle est l’expérience autour de la table sur ce point ?
Valérie Ménard : A priori et sauf situation particulière, il est préférable de ne pas inclure les représentants du personnel, notamment au regard de l’impératif de confidentialité que vous rappeliez à l’instant, mais aussi pour se conformer aux autres réglementations, et notamment le principe de minimisation dans la collecte et le traitement des données à caractère personnel et de protection des droits des tiers (règlement « RGPD » et loi informatique et libertés modifiée). Cette exclusion est également motivée par la volonté de protéger celui qui émet une alerte, mais aussi celui ou ceux visés par l’alerte, ne serait-ce que dans l’hypothèse où l’enquête est infondée. Il s’agit alors de protéger les uns et les autres tant que la lumière n’a pas été faite sur les faits signalés et leurs conséquences.
Audrey Richard : Nous parlons des individus, je souhaite attirer l’attention sur le collectif qui va forcément être impacté par ces histoires-là.
Ronan Nguyen-Van : Je suis un partisan absolu de la confidentialité. Pour revenir à ce que nous évoquions tout à l’heure concernant la règle de droit, je pense que c’est une chance de ne pas avoir un socle normatif trop contraignant car cela permet à l’entreprise d’organiser son propre dispositif avec beaucoup liberté, selon son histoire, sa culture et sa structure. La jurisprudence du 29 juin 2022 que vous citiez tout à l’heure, va plutôt dans le bon sens. Notre politique de traitement des signalements inclut le sujet de la confidentialité, qui constitue effectivement un enjeu majeur. Vous évoquiez la victime. Face à une victime de faits extrêmement graves, tel que du harcèlement sexuel ou moral, nous avons l’obligation de protéger cette victime. Quant à la personne mise en cause, je vous rejoins totalement, elle bénéficie d’une présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire et jusqu’à la date de clôture de l’enquête. Ce n’est pas parce que vous êtes pointé du doigt et que vous êtes mis en cause que vous êtes coupable. Le dispositif d’enquête interne doit précisément permettre de faire la lumière sur les faits et de vérifier les allégations de l’auteur du signalement.
Ronan Nguyen-Van : Il y a évidemment un aspect un peu formel qui se trouve tout d’abord dans le contenu de la politique et des grands principes partagés avec les collaborateurs. Au moment de l’investigation, il est également demandé à tout témoin entendu dans le cadre d’une enquête interne de signer un engagement de confidentialité. Le formalisme vient appuyer les politiques, nous y sommes extrêmement attentifs. Parfois, la personne mise en cause peut même se sentir très gênée, la confidentialité faisant qu’elle n’ose pas en parler à sa famille ou à ses collègues. Dans ce type de situation, la victime est potentiellement en souffrance, et la personne mise en cause peut elle aussi se sentir très en souffrance, et très seule. C’est pourquoi je trouve qu’il est important d’assurer une forme « d’équilibre des forces » dans l’organisation des enquêtes.
Audrey Richard : Je souhaiterais par ailleurs reboucler avec l’aspect émotionnel : l’enquêteur doit être en capacité de gérer l’émotion de toutes les parties. J’ai plutôt l’expérience des enquêtes internes, ce qui m’a amenée à observer le cas de la personne qui interroge son collègue, c’est une situation délicate qu’il faut avoir en tête. C’est pourquoi, la formation apparaît comme un élément clé.
Ronan Nguyen-Van : Oui, la formation, est un élément clé, tout comme la posture de l’enquêteur. Cette dernière va influencer la qualité des informations recueillies. S’il est nécessaire de rencontrer les témoins une, deux, trois ou quatre fois pour qu’ils commencent à se livrer et parvenir à partager de l’information utile, cela signifie que l’enquête patine et perd du temps. Cela nuit à son efficacité.
Frédéric Potier : Je crois que sur ces sujets-là, il n’y a pas de place pour l’improvisation, car ce qui est en jeu recouvre à la fois la réputation de l’entreprise, des risques financiers et des risques juridiques. La RATP a choisi de recourir à l’externalisation par l’exception, c’est-à-dire uniquement en cas de risque de partialité, ou pour des raisons liées à l’environnement, à la sensibilité du sujet, ou à la charge de travail. Toutefois, sur le plan de la doctrine, nous considérons que cela fait pleinement partie de la mission RH que de pouvoir mener une enquête interne, et d’y être formé. Nous avons donc établi une liste d’enquêteurs. Il ne s’agit pas d’unités d’enquête, ce sont des membres de l’équipe RH qui sont spécifiquement formés à cette fin.
Par ailleurs, je pense qu’il faut distinguer le moment de l’enquête de la phase de rédaction du rapport, où l’on a un début d’échange et de collégialité. Je pense que la collégialité est importante sur ces enquêtes internes : la capacité à mobiliser différents regards, chacun apportant une perspective spécifique, qu’elle soit purement RH, juridique ou orientée sur les questions de communication et de réputation. Cette pluralité est essentielle pour croiser les différents enjeux, réaliser des choix, et construire la décision finale sur les actions à mener.
Jean-Marc Albiol : Dans certains cas, l’externalisation peut s’imposer, notamment lorsque c’est le dirigeant qui est visé. Cela arrive beaucoup plus souvent qu’on ne le pense. Dans ce type de situation, les équipes d’enquêteurs ayant un lien de subordination avec le dirigeant, il devient nécessaire de déporter l’enquête.
Xavier Hubert : Concernant le sujet de la professionnalisation de l’enquêteur, c’est un des sujets complexes. La création d’un statut d’enquêteur privé d’entreprise renvoie à un débat franco-français qui dure depuis quasiment les origines de l’humanité, à savoir la question de la confidentialité et du privilège de confidentialité. Un enquêteur qui aurait un statut réglementé n’a de sens que s’il a des compétences d’exception au sens juridique du terme, des compétences d’investigation, et que ses actes sont couverts par le privilège de confidentialité. Cela peut être une solution, mais il faut aussi rester pragmatique : créer un statut d’enquêteur signifie-t-il qu’a contrario sans ce statut il n’est pas d’investigations possibles ? Le raisonnement n’a pas le même écho selon que vous êtes un groupe multinational ou une entreprise de 25 salariés. Il y a une également une question de moyens.
Deuxièmement, il me paraît important de rappeler le point suivant : au niveau du Groupe, nous raisonnons sur ces sujets avec une certaine habitude parce que nous y sommes confrontés plusieurs fois par an, assez souvent donc. Mais, dans nos équipes, certains de nos collaborateurs, notamment dans des filiales, seront peut-être confrontés à la seule enquête de leur carrière. Cela sera peut-être le sujet de leur vie. Je me souviens d’un échange avec la RH d’une structure qui se retrouvait confronté à ce sujet pour la première fois et peut-être la dernière fois de sa carrière. C’était sans doute l’affaire de sa vie et forcément impressionnant.
Dans ce contexte, face à des situations nouvelles et inédites, des RH peuvent se retrouver pétrifiées. La question ne porte pas sur leur volonté de bien faire ou mal faire,mais de savoir comment faire en étant impressionné par le sujet, notamment concernant des allégations de harcèlement moral ou sexuel. Il est donc essentiel, par l’intermédiaire de la formation, d’apporter des lignes directrices, des principes pédagogiques, et de fournir aux personnes les clés qui leur permettront de savoir comment procéder en toutes circonstances. Être un appui est essentiel et majeur.
Jean-Marc Albiol : Qu’ils soient internes ou avocats, les enquêteurs peuvent être amenés à aborder des sujets très délicats. Je pense, par exemple, à un groupe américain qui nous demande d’auditer un manager français suspecté d’entretenir une relation avec la RH et de lui avoir accordé une promotion, ce monsieur étant marié. Comment aborder ce thème avec l’intéressé ? Vous touchez au respect de la vie privée, quand bien même de nombreuses entreprises – françaises ou internationales – disposent de guides de prévention des conflits d’intérêts, voire de lignes de déclarations des relations en entreprise. Cela est encore plus compliqué lorsque le ou la collaboratrice est marié. Pourtant, ces situations arrivent. Effectivement, l’enquêteur plonge parfois dans l’intime, ce qui est compliqué.
Audrey Richard : J’ai, pour ma part, une difficulté avec les déclarations anonymes. Il y a deux écoles. Faut-il traiter le sujet ? Faut-il, au regard du caractère anonyme de la déclaration, ne pas la traiter ?
Valérie Ménard : Si l’on s’en tient au droit français, les textes relatifs aux alertes professionnelles ne permettent pas d’exclure un signalement du seul fait qu’il soit anonyme.
Xavier Hubert : Là, également, il faut avoir une vision large et surtout relever des injonctions contradictoires. Par exemple, le droit anglais, d’application extraterritoriale, ne permet pas la rupture de l’anonymat, là où certains autres droits l’interdisent. Il faut investiguer sans rompre l’anonymat, en respectant le droit national du lieu des faits et le droit du siège du groupe, ce qui n’est jamais aisé.
Valérie Ménard : Si vous recevez une alerte anonyme via l’outil d’alerte professionnel, aujourd’hui c’est assez clair, vous ne devez pas l’exclure de ce seul fait. Toutefois, vous avez dans ce cas l’obligation de vous interroger de manière plus poussée : suis-je face à une alerte totalement irrecevable ou déjà traitée ? Suis-je censée y apporter un minimum de crédit, et dans ce cas mettre en œuvre une enquête ?
Jean-Marc Albiol : Pour adopter ce rôle d’agitateur d’idées qui m’est si cher, je dirais qu’il faut parler « des rapports ». Il y a quelques années, je ne me posais pas la question, je parlais « du rapport », jusqu’à ce que je sois confronté aux demandes de certaines juridictions : « Vous, avocat, même couvert par la confidentialité, communiquez-nous le rapport d’enquête. » Dans les cas précis, le rapport d’enquête n’existait pas et, quand bien même cela aurait été le cas, la juridiction n’avait pas la possibilité de m’obliger à le transmettre.
Au-delà du point de droit, il faut savoir qu’il existe un besoin de vérité, un besoin de transparence chez les personnes qui formulent les alertes. Or, ce besoin peut coexister avec d’autres, tel que le besoin de protection du secret des affaires ou le besoin de protection de certaines informations parce que cela implique l’entreprise entière. Un rapport d’enquête ne concerne pas uniquement la personne qui se plaint. C’est un document qui offre une image plus large. Par conséquent, ne faut-il pas modifier nos pratiques, et produire un rapport pouvant être rendu public, puis un autre – réservé à certains yeux – n’ayant pas vocation à être lu ? Certaines informations sont trop confidentielles pour être diffusées. Je pose le débat, en ayant moi-même une petite idée sur la réponse à apporter.
Ronan Nguyen-Van : C’est exactement la position que je soutiens depuis déjà un certain nombre d’années sur ces sujets-là. Je pense effectivement qu’il faut parler, non pas « d’un », mais « des » rapports.
Certes, cela prend plus de temps parce que cela exige un travail de rédaction plus important, notamment pour les enquêteurs. Dans ce cas de figure, il y aurait donc un rapport exhaustif, d’une part, reprenant les éléments les plus complets possibles et permettant à la personne qui le reçoit d’avoir une compréhension totale des faits, et un rapport simplifié, d’autre part, qui préserve totalement la confidentialité des personnes entendues et de l’auteur du signalement.
Ce rapport simplifié qui aurait vocation à être produit, notamment dans le cadre de contentieux ou à l’occasion de démarches plus contradictoires, poursuit l’objectif que nous recherchons, c’est-à-dire parvenir à une qualification des faits. Le document serait suffisamment allégé pour qu’il ne soit pas possible d’identifier nommément qui a dit quoi à tel moment ou qui s’est plaint, à partir des éléments recueillis, des circonstances, des dates des événements. Nous avons l’obligation de protéger la victime et les témoins, il y va de la sincérité de nos dispositifs.
Frédéric Potier : Je ne vois pas comment nous pourrions avoir plusieurs versions d’un rapport, ni comment il serait possible d’apprécier collectivement des faits, a fortiori dans l’hypothèse d’une sanction disciplinaire, si l’on s’appuie sur des documents différents.
Si, dans les affaires de détournement ou de corruption, il est nécessaire de renforcer la confidentialité, dans 95 % des cas nous avons affaire à des sujets de ressources humaines pour lesquels il faut impérativement tenir compte de la charge de travail de nos collègues. Ne leur compliquons pas inutilement la tâche avec un risque majeur de perte d’informations.
Autre débat, faut-il distinguer les préconisations des conclusions du rapport d’enquête ? Je reste partisan d’un document unique associant l’ensemble « faits-conclusions-préconisations », car il s’agit d’un tout cohérent qui permet d’apprécier l’exercice de la responsabilité de protection de l’employeur. Il n’est pas impossible que les choses évoluent, mais, pour l’instant, c’est ainsi que nous procédons. Je préfère réserver la pratique « des » différents rapports à des enquêtes très exceptionnelles et complexes. Cela renvoie au besoin de souplesse que nous évoquions précédemment.
Xavier Hubert : En réalité, nous préparons plusieurs rapports car dans tous les rapports, il y a plusieurs niveaux de lecture, y compris dans les situations de harcèlement moral et a fortiori dans les situations de harcèlements sexuels. Cela renvoie à ce que disait Ronan. Nous avons besoin d’interroger deux points : les faits sont-ils constitués ? Existe-t-il un manquement managérial de la structure ? Si le rapport explique que Monsieur/Madame X, en tant que manager, est un harceleur, il s’agit d’un élément qui engage une responsabilité personnelle. L’entreprise prend sa décision et prononce une sanction disciplinaire. Si ce même rapport identifie un manquement de la structure en tant que personne morale, ou relevant de la direction du service, voire des managers de niveau supérieur sur la manière de gérer, alors la responsabilité de l’entreprise est engagée vis-à-vis des victimes. Je suis donc, avec ce rapport, en train de préparer une analyse et un argumentaire qui peuvent être détournés et retournés contre l’entreprise, alors que l’intention première était de faire cesser des faits inacceptables et mettre en place un plan de remédiation.
Il peut donc être nécessaire de prévoir plusieurs rapports. Ainsi, il convient de s’interroger. Qui est le destinataire du rapport ? Quelles informations doivent être contenues dans ce document ? Ce rapport peut-il être public ? Je ne parle pas ici de le diffuser dans la presse, mais de s’interroger sur la possibilité de le diffuser à un grand nombre de personnes, voire à l’extérieur de l’entreprise en cas de contentieux. Il ne s’agit pas de cacher ou de dissimuler des faits, mais d’éviter que ceux-ci ne se retournent contre la personne morale qui a décidé de faire toute la lumière sur des manquements.
Valérie Ménard : S’il est possible de sortir l’essentiel d’une affaire en seulement quelques pages, sans nécessité d’y inscrire l’ensemble des détails, quel intérêt alors d’un rapport très exhaustif ? Qu’elle privilégie le rapport unique ou le double rapport, chaque doctrine a ses avantages et ses inconvénients. Malgré tout, voici un cas de figure qui me pose question : en cas de double rapport, que faire lorsqu’une autorité vous demande d’accéder à la publication ? Qui va prendre la décision de donner le rapport non exhaustif au risque de mettre en jeu sa responsabilité ?
Si l’entreprise a conduit une enquête lui ayant permis de rassembler les preuves qui appuient les dires du rapport, pourquoi s’imposer la rédaction d’un rapport de plusieurs dizaines de pages s’il est possible de mettre en place de manière immédiate et évidente les actions correctives qui s’imposent ?
Le rapport n’est pas le seul élément sur lequel le juge va se fonder puisqu’il a un pouvoir souverain d’appréciation et qu’il va surtout vérifier les preuves collectées sur lesquelles la société s’est appuyée pour prendre telle ou telle décision.
Lorsqu’une entreprise prend une sanction après enquête, elle le fait parce qu’elle a collecté des preuves via des témoignages, des écrits, etc., et non pas sur un simple rapport. En contentieux, dans un premier temps, je ne connais pas une entreprise qui va communiquer le rapport d’enquête de but en blanc. Elle peut être amenée à le faire parce que le salarié en demande une copie, dans le cadre de mesures conservatoires par exemple, mais elle va aussi pouvoir se défendre pour éviter de le communiquer au regard du droit des tiers ou du secret professionnel avocat/client.
Jean-Marc Albiol : Ce que j’aime dans votre réflexion, c’est qu’elle renvoie un peu à la façon de traiter un cas d’accident du travail : faire remonter la responsabilité, à partir d’un arbre de décisions.
Ces éléments ne relèvent pas de la responsabilité de celui qui a commis la faute, mais bien de la responsabilité de l’organisation. Une entreprise porte une certaine notoriété. A-t-elle véritablement envie de porter ses dysfonctionnements internes en place publique ? C’est sur ce point que je vois l’intérêt d’un rapport public et d’un autre à usage interne.
Ronan Nguyen-Van : Je vois un autre intérêt au double rapport. Le rapport exhaustif fait apparaître le nom des personnes entendues dans le cadre de l’enquête, ainsi que le nom de l’auteur du signalement ou des personnes mises en cause. Ce rapport exhaustif est à peu près le seul rapport qui permette aux équipes de l’éthique ou des Ressources humaines de s’assurer qu’aucune mesure de représailles n’a été prise à l’encontre de l’auteur du signalement ou des témoins ayant contribué à la manifestation de la vérité. Dans nos pratiques, le rapport simplifié n’indique que le nombre de personnes entendues dans le cadre de l’enquête, et n’entre pas dans le détail. Ainsi, ne serait-ce que pour s’assurer de l’absence de représailles à l’encontre des personnes qui ont contribué au traitement du signalement, il est important de disposer de ces deux niveaux de détails contenus dans deux rapports différents.
Ronan Nguyen-Van : Lorsque c’est au DRH qu’il revient de conduire un entretien préalable, celui-ci a besoin d’accéder aux informations utiles, de partager les griefs avec la personne qui fait l’objet d’une procédure de séparation. Il n’a pas besoin de savoir nommément qui a dit quoi, quand, ou dans quelles circonstances. C’est pourquoi je pense qu’il doit y avoir plusieurs niveaux de rapport selon les enjeux.
Magali Bussac : La problématique est judiciaire, au moment du contentieux ou devant l’Inspection du travail.
Valérie Ménard : Dans certaines affaires, il n’y a pas besoin de rapport. À mon sens, il n’y a pas de doctrine arrêtée sur ce point. J’entends l’intérêt du double rapport tout comme j’entends l’intérêt du rapport unique, voire, dans certaines affaires, l’intérêt de l’absence de rapport. Tout cela, bien entendu, à partir du moment où vous disposez d’éléments de preuves suffisants.
Par le passé, les directions des ressources humaines ont pu traiter certaines affaires sans avoir à produire de rapports, parce qu’elles avaient recueilli des témoignages si irréfutables qu’il était inutile de réécrire la description des événements.
Valérie Ménard : Au regard du droit d’accès des salariés à leurs données à caractères personnel, quel rapport diffuser ? Quel rapport expurger ? Certains clients me disent : « Nous avons réalisé une enquête, nous avons les preuves, nous avons les éléments nécessaires pour lancer une procédure disciplinaire contre un salarié, il n’est pas nécessaire de me faire un rapport. » Je ne parle pas d’affaires de corruption, mais de certaines enquêtes où la preuve est irréfutable, très simple, et à la suite desquelles ces entreprises ne souhaitent pas systématiquement obtenir un rapport.
Ronan Nguyen-Van : Il n’est peut-être pas nécessaire non plus de réaliser des enquêtes si vous avez recueilli tous les éléments de preuve.
Audrey Richard : Je rappelle le principe de réalité pour les entreprises plus modestes. Bien souvent, c’est le DRH qui porte tout. La task force, c’est lui ! Je privilégierais plutôt la formation, dans la mesure où la personne en charge sera le DRH lui-même ou un membre son équipe. Il faut en effet que cette personne soit suffisamment solide, à l’aise, crédible pour que cela tienne la route. Quant à la question de produire un rapport ou deux rapports ? Une fois encore, le principe de réalité s’impose : il n’y a bien souvent qu’un rapport unique, tout simplement. Ce sont autour de cette table, de grosses structures.
Frédéric Potier : Je pense qu’il faut réserver la collégialité à des affaires plus complexes, car il y a aussi une question de moyens. Il n’est pas possible de réunir les RH, la compliance, à un haut niveau qui plus est, pour chaque signalement. Il faut donc faire preuve d’intelligence et de discernement dès l’accueil des remontées initiales. Il existe effectivement un sujet autour de la bonne gouvernance dans le traitement des signalements. Chez L’Oréal – bien sûr il s’agit du process d’une entreprise de 85 000 salariés – une première personne recueille le signalement, puis une deuxième conduit l’enquête, interne ou externalisée. La phase de restitution du rapport prévoit une approche collégiale où sont rassemblées la direction de l’éthique – qui a supervisé l’enquête et qui est garante du process, le management au plus haut niveau – qui sera amené à prendre la décision suite à la qualification des faits, et la direction juridique des relations humaines du groupe – qui organise juridiquement les prises de décisions. Cette organisation peut sembler légèrement contraignante, mais elle confère à la prise de décision une dimension collégiale particulièrement intéressante puisqu’elle permet à chacun d’apporter son regard.
Audrey Richard : Il y a une question de timing qui est essentielle, il y a un enjeu de communication, derrière tout cela. Quoi qu’on dise, l’histoire sort. Les gens parlent, mais sans trop savoir, sans avoir les éléments. C’est pourquoi la gestion de la communication interne, et potentiellement extérieure, doit être considérée comme un enjeu majeur.
Valérie Menard : Oui, la temporalité est un élément fondamental qui renforce la force probante des preuves que vous avez collectées. Parce que si c’est vraiment au moment où l’entreprise reçoit l’alerte qu’il faut aller assez vite, parce que les preuves – notamment informatiques – sont encore accessibles et que ceux qui ont vécu la situation ont encore un souvenir assez précis. Il faut conserver la preuve, cela va apporter encore plus de crédit à ce que vous allez pouvoir justifier en cas de contentieux.
Ronan Nguyen-Van : C’est très important parce que la question de la prescription se pose vraiment, notamment en cas de commission disciplinaire. La prescription commence-t-elle à partir du moment où l’entreprise a eu connaissance des faits, ou bien à partir du moment où elle dispose du rapport et qu’elle dispose d’une exacte et pleine connaissance des faits ?
Valérie Ménard : Nous fixons le début de la prescription à la date du rapport, en application des décisions de la jurisprudence de la Cour de cassation.
Ronan Nguyen-Van : Si l’enquêteur doit entendre 50 personnes, l’investigation peut durer trois à sept mois.
Valérie Ménard : À vous de pouvoir justifier de la complexité de l’enquête et de sa durée.
Xavier Hubert : Si une enquête interne détermine qu’il n’y a pas eu harcèlement moral ou sexuel, cela ne signifie pas pour autant que la personne ayant dénoncé les faits était de mauvaise foi. En revanche, cela signifie, en tout état de cause, qu’il y a un problème à régler en interne, une situation de mal-être et de risque psychosocial. Il est alors extrêmement important de travailler avec les RH sur le sujet. Même si la situation n’a pas été qualifiée sur le plan juridique, cela ne change pas le fond du sujet : il y a un problème interne.
Audrey Richard : Dans mon expérience passée, après l’une des sanctions mises en œuvre, nous avons formé toute la ligne managériale sur le sujet des propos sexistes et du harcèlement. Sur le site concerné, nous avons également décidé de former l’ensemble du personnel, et pas uniquement les managers ou une certaine partie de la population.
Magali Bussac : Cela permet également de reboucler avec l’obligation de prévention. Face aux actions de salariés, citées au rapport d’enquête et susceptibles d’engager sa responsabilité, l’organisation peut ainsi démontrer qu’elle a mis en œuvre des moyens et des mesures. Cela renforce le dossier de l’entreprise : s’il a suivi une formation de prévention, un salarié reconnu coupable de harcèlement ne peut plus se défausser et prétendre qu’il ignorait que son comportement relevait du harcèlement.