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Les licornes sont-elles porteuses d’innovations sociales ?

Décodages | Start-up | publié le : 01.01.2023 | Lucie Tanneau

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Les licornes sont-elles porteuses d’innovations sociales ?

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L’« esprit start-up », c’est la coolitude assumée. Passé les levées de fonds, quelques-unes de ces entreprises grandissent et deviennent « licornes ». Comment structurent-elles alors leurs ressources humaines. Le « cool » permet-il des innovations sociales ?

Qui dit start-up, pense immédiatement baby-foot, afterwork, équipe de potes, tutoiement, management quasi-familial et chief hapiness officer. « Le cadre de travail est érigé comme un symbole de conditions de travail agréables à vivre », résume Marion Flécher, docteure en sociologie et chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers. « Dans ces structures, l’accent est mis sur le bien-être au travail avec l’organisation d’événements, d’activités sportives ou de sociabilité », pose-t-elle après avoir elle-même mené des enquêtes en immersion dans deux de ces start-up pendant son doctorat. Après les premières années de création d’entreprises, certaines de ces jeunes pousses deviennent des licornes : valorisées à plus d’un milliard de dollars, elles ne sont pas cotées en Bourse. Malgré leur croissance, elles conservent (au moins les premières années) des avantages sociaux liés au modèle start-up.

Proximité et flexibilité.

Le cadre de travail d’abord. C’est l’une des innovations amenées par ces entreprises, aujourd’hui largement copié dans des secteurs plus classiques. Salles de pause avec baby-foot et canapés, de jeux, de sieste, thé et café à volonté, bureaux bien meublés, agencés et lumineux, voire bibliothèque et salle de sport : le cadre de vie offert aux salariés des start-up, souvent vanté, est conservé dans les Licornes. La structure hiérarchique, légère, est également une des composantes du modèle. « L’échelle hiérarchique dans les start-up excède rarement cinq niveaux, favorisée par leur petite taille. Les relations hiérarchiques sont également atténuées par la grande proximité sociale des managers et des salariés qu’ils encadrent, ce qui favorise le partage d’intérêts et de références communes », analyse Marion Flécher. « Il existe une grande proximité générationnelle car la plupart des membres de start-up, qu’ils soient salariés ou managers, sont jeunes (entre 20 et 35 ans). Elle est également sociale, puisque les créateurs et créatrices de start-up, tout comme leurs salariés, souvent issus de classes supérieures et diplômés des mêmes écoles de commerce et d’ingénieurs. Cette proximité est centrale dans le modèle de la start-up, car c’est elle qui rend possible l’émergence d’un management se voulant plus horizontal, plus affectif et plus humain », complète la chercheuse dans son travail de thèse.

Autre avantage au niveau de l’organisation du travail : ces jeunes boîtes permettaient le télétravail et des conditions de travail flexibles bien avant la Covid. Avec un revers de médaille. Malgré des possibilités de flexibilité, les salariés peuvent facilement sombrer dans le surinvestissement, alors que la frontière entre vie privée et vie professionnelle est brouillée dans des équipes où les collègues sont les amis de tous les jours… et de tous les soirs ! Comme le tutoiement généralisé, ces horaires flexibles et ce management « cool », associés aux messageries instantanées, utilisées avant la crise Covid dans les start-up et licornes, sont des innovations en matière pratique et organisationnelle, qui ont leur travers d’un point de vue social.

S’intéresser aux ressources humaines et aux conditions sociales dans ces jeunes structures relève d’une sortie dans la jungle. Beaucoup préfèrent rester discrètes sur leurs avantages par rapport à la concurrence et les « innovations » annoncées… ne paraissent pas si novatrices !

Derrière la « coolitude » défendue, les directions RH ont, dans un premier temps, du mal à voir le jour. La bascule entre la start-up avec seulement une poignée de salariés, et pas de service RH structuré, et la Licorne, qui grandit très rapidement et embauche à tour de bras des nouveaux venus, est souvent très rapide. Les services ont du mal à suivre. Au sein d’Ecovadis, devenue Licorne en juin dernier, soit la vingt-septième licorne française, la nouvelle DRH, ou plutôt « Chief People Officer » est arrivée en février 2021. « Quand j’ai rejoint le groupe on était 500, aujourd’hui on est 1 500 », chiffre Lauriane Le Chalony. « L’administratif, la paye et le recrutement étaient gérés et les services prenaient beaucoup d’initiatives positives », se remémore-t-elle. « Mais il est compliqué d’être structuré quand on double sa taille en permanence », reconnaît-elle. Au niveau des RH aujourd’hui, pour Lauriane Le Chalony, « la base existe (cartographie des emplois, plateforme de formation, GPEC, outil d’accompagnement de l’expérience collaborateurs, SIRH, paye et administratif, recrutement et attractivité, employee advocacy) », et la société « va plus loin que les sociétés standards », vante-t-elle. « Oui, on est innovants », assure-t-elle. Dans la manière de travailler d’abord, elle promeut la « confiance totale » et donc la flexibilité avec « du télétravail de 0 à 100 % et la possibilité pour tous les collaborateurs de travailler trois mois à l’étranger chaque année ». Une proposition également faite aux salariés de ManoMano. La licorne française du bricolage met volontiers en avant ses avantages liés à la parentalité, avec notamment une durée prolongée du congé paternité effectif depuis septembre 2020 (presque un an avant sa prise d’effet en France le 1er juillet 2021) avec un mois de congé de naissance pour les pères ou coparents et un mois de congé additionnel pour les mères. La société offre également le maintien du salaire pour un congé de naissance, y compris en cas de parcours d’adoption, et a mis en place un dispositif spécifique de remplacement des futures mamans, pour éviter de surcharger les équipes par un report de tâches lié au congé maternité. Elle accorde également cinq jours de congé maladie par enfant et le télétravail à discrétion à partir de l’annonce de la grossesse. Des conditions alléchantes pour les jeunes parents. Ecovadis, comme Swile ou Alan, se sont aussi intéressées, avant que ce ne soit à la mode, à la santé mentale de leurs salariés.

Surinvestissement.

Derrière ces avancées, notables, certains modes d’organisation inhérents au modèle start-up apparaissent comme des régressions du point de vue social, pour les salariés. « Au début ils nous ont dit « on vous laisse gérer vos horaires comme vous voulez » […], mais ensuite ils nous ont dit « comme vous arrivez à 9 h 45, maintenant vos horaires ce sera 10 heures, et vous repartirez à 19 heures », raconte par exemple Chloé, stagiaire au sein d’une start-up. Des propos rapportés dans la thèse de Marion Flécher qui posent la question des horaires et de la possibilité de concilier vie professionnelle et personnelle, mais aussi de l’utilisation de stagiaires sur des postes qui devraient l’être par des salariés, ce qui est interdit par le Code du travail. « Au début, tout le monde est pote parce que c’est la mode dans les start-up d’être pote. Donc quand ça se passe bien je pense que c’est génial parce que tu as un surinvestissement, mais quand ça se passe mal c’est zéro bière, zéro truc sympa », rapporte la même Chloé, soulevant un point sur lequel Marion Flécher met en garde. « Le modèle de la start-up pousse au surinvestissement et les conditions de travail sont difficilement conciliables avec une vie de famille, notamment pour les jeunes femmes », relève-t-elle, rappelant au passage que « beaucoup de métiers de la tech sont aujourd’hui très masculins et que les hommes occupent les postes les mieux payés » de ces organisations tandis que les femmes arrivent aux postes supports, au marketing ou aux RH quand ils sont créés. 24 % seulement des créatrices de start-up sont des femmes. Parmi les vingt-sept licornes françaises, une seule, Vestiaire collective, a été cofondée par une femme… mais est aujourd’hui dirigée par un homme. La chercheuse relève surtout qu’avec la croissance, les licornes se structurent et une hiérarchie, souvent assez classique, réapparaît alors. « Les salariés à qui on avait promis une évolution se voient court-circuités », observe-t-elle. Et se retrouvent pris au piège. De leur propre loyauté d’abord. « Si les sources d’insatisfaction sont nombreuses (manque d’accompagnement, manque de reconnaissance, heures supplémentaires non payées, critères de promotion obscurs, etc.), les start-up parviennent à faire du cadre et des relations de travail de puissants leviers d’engagement de la main-d’œuvre. Ainsi, les rétributions ne résident pas dans les conditions de rémunération et dans la stabilité des situations d’emploi, mais dans un cadre de travail se voulant flexible et intégrateur », analyse ainsi Marion Flécher. Et dans un piège financier également, car les licornes proposent souvent à leurs salariés comme « avantage social » de prendre des parts de la société. Pour toucher ces stock-options, ou BPCE, il faut souvent rester au minimum quatre ans dans l’entreprise, ce qui assure une loyauté de fait.

Peu de dialogue social.

Alors que les sources d’insatisfaction peuvent être multipliées avec la croissance de l’entreprise, la contestation reste pourtant difficile. En cause : l’absence, au sein des licornes, de forces syndicales. Et pour cause. Si celles qui dépassent onze salariés ont l’obligation d’élire un CSE comme toute entreprise, les élus du personnel font leur apparition. Mais les candidats n’ont souvent rien de militant. Leur proximité idéologique, générationnelle et affective avec les dirigeants freine la contestation. « Les candidats doivent avoir deux ans d’ancienneté dans l’entreprise donc cela réduit les possibilités », rappelle Marion Flécher. Les élus sont souvent des salariés historiques, proches des fondateurs. « Ils se voient alors souvent comme des responsables du bien-être au travail, mais ne portent pas de revendications vis-à-vis de la hiérarchie », souligne la sociologue. Un rôle creux, en somme, du point de vue du dialogue social. « Ceux qui ont des griefs, généralement, partent », remarque-t-elle. L’émergence de la contestation #Balance ta start-up, via un compte Instagram lancé en décembre 2020, a ainsi été mise en ligne de manière anonyme et alimentée, dans la majorité des posts par d’anciens salariés de ces organisations. Doctolib, Lydia, ou encore Swile, qui font partie de la liste des licornes françaises, y ont été épinglées.

Thierry Romand, avocat associé en droit du travail chez CMS Francis Lefebvre, qui travaille avec certaines start-up, reconnaît que « leur identité récente et plus fragile économiquement les expose à davantage de dérives ». « L’univers des start-up est, par définition, peu structuré en matière de droit du travail : il n’y a souvent pas de service RH ou il est embryonnaire, un grand impératif d’agilité, et peu de garde-fous… Le risque de dérives managériales est donc plus important que dans des grands groupes, puisque les dirigeants ou le directeur administratif font office de RH. Ils ne considèrent pas le droit du travail comme une priorité dans un contexte où les résultats et la volonté de croissance priment », reconnaît-il, interrogé par Maddyness.com.

Reste que les licornes, en grandissant se structurent et proposent alors des avantages, souvent comparables aux grands groupes, et donc pas si innovants. Ainsi, Cadremploi a interrogé les licornes sur leurs conditions de travail et avantages, pour informer les futurs candidats alors que de nombreux postes sont ouverts. Alan met par exemple en avant les propositions de crèche gratuite et de déjeuners offerts. Mais sur Glassdor, les « avantages » recensés par les salariés sont pour le moins déconcertants de la part de sociétés considérées comme les pépites de la Tech française. Chez Contentsquare, les avantages vantés sont « les tickets-restaurants intéressants (à partir de 8 euros) et une vue imprenable sur Paris depuis les locaux de l’entreprise ». Au sein de Voodoo, « la rémunération intéressante, la mutuelle avantageuse et la prise en charge d’abonnements à la salle de sport ». « BackMarket propose à ses salariés des activités sportives telles que le yoga ou encore le basket et une mutuelle intéressante et facile à utiliser » recense aussi la plateforme. Quant à Aircall, une des toutes dernières licornes françaises, elle « fournit à ses employés des chèques destinés à la garde d’enfants ». Des avantages pour les salariés, mais qui ne sont en rien des innovations. Glassdor a aussi recensé les licornes labellisées. Le résultat est loin d’en faire des modèles. Seules Doctolib et Swile sont sur le chemin des sociétés à mission. Très peu se sont engagées publiquement dans des démarches RSE labellisées. Vestiaire collective a validé le label B-Corp, mais les grands organismes labellisateurs comme l’Afnor, PositiveWorkplace ou Lucie ne comptent pas de licornes dans leur écurie. À noter tout de même qu’Ivalua a signé le Global Compact de l’ONU. Si ces labels ne sont pas à proprement parler des marqueurs des conditions de travail en interne, ils peuvent être le signe d’un engagement sociétal qui se retrouve souvent dans l’attention portée aux collaborateurs. Les valider pourrait être le signe d’une intention. Au niveau de la flexibilité, les licornes sont très bien placées, mais les grandes entreprises commencent à prendre le pli, en acceptant davantage de réfléchir à leur organisation, notamment depuis deux ans. Les licornes pourraient donc bientôt être rattrapées… Et voir s’envoler certains de leurs salariés, en recherche de davantage de stabilité, notamment après trente ans.

Auteur

  • Lucie Tanneau