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[NAO] Demain, tous smicards ?

Dossier | publié le : 01.12.2022 | Gilmar Sequeira Martins

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Demain, tous smicards ?

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La forte poussée inflationniste a révélé les pertes de pouvoir d’achat enregistrées par les actifs depuis des décennies avec comme conséquence un alignement de plus en plus généralisé des bas salaires sur le Smic.

Les NAO 2023 seront-elles à marquer d’une pierre noire ? Les tensions autour des salaires atteignent en tout cas un niveau inédit. Les conflits se multiplient et même les cadres commencent à manifester clairement leur mécontentement. Pour Raphaëlle Bertholon, secrétaire nationale de la CFE-CGC, la coupe est pleine : « Les NAO 2023 vont être tendues car on voit bien que les salariés ont des attentes très fortes. » La poussée d’inflation actuelle a produit le même effet que le retrait de la marée, dévoilant d’un coup la faiblesse des salaires d’une partie des salariés, conséquence d’une dynamique à l’œuvre depuis deux décennies.

Le groupe d’experts chargé depuis 2008 de se prononcer chaque année sur l’évolution du salaire minimum de croissance a fait ses calculs. Son dernier rapport, publié en décembre 2021, observe que si les ouvriers et les employés les moins bien payés ont vu leur salaire se rapprocher du Smic, ce sont surtout les cadres avec les rémunérations les plus basses qui ont vu leur revenu mensuel se rapprocher le plus du Smic. Ce que déplore la CFE-CGC : «  Les experts constatent que la rémunération moyenne du premier décile des cadres, ceux qui perçoivent les rémunérations les plus faibles, a baissé. En 2002, elle représentait en moyenne 2,35 Smic. En 2019, elle ne représentait plus que 1,81 Smic », note Raphaëlle Bertholon.

Les cadres, grands perdants

L’évolution n’a guère été plus positive depuis 2019. Les chiffres divulgués en août par la Dares sur l’évolution des salaires pour le 2e trimestre 2022 indique en effet que, sur un an, et compte tenu de l’inflation, qui a augmenté de 6 % entre juin 2021 et juin 2022, les salaires de toutes les catégories ont continué de baisser : – 2,3 % pour les employés, – 2,7 % pour les ouvriers, – 3,6 % pour les professions intermédiaires et… – 3,7 % pour les cadres ! « La situation est devenue très difficile pour beaucoup de salariés », constate Boris Plazzi, secrétaire confédéral de la CGT : « Les prix des produits de première nécessité ont augmenté bien plus que l’inflation moyenne et la baisse des « ristournes » sur les carburants va mettre des millions de personnes devant des choix très difficiles : remplir le réservoir de leur véhicule, leur frigo ou se chauffer. Le nombre de travailleurs pauvres va augmenter. »

Cette évolution conduit à un « tassement » des rémunérations. À la baisse relative des revenus est venu s’ajouter un autre facteur, selon Karen Gournay, en charge de la négociation collective chez Force Ouvrière : « Le plus souvent, dans les branches, les négociateurs syndicaux se voient contraints de négocier uniquement sur les premiers coefficients des grilles [de classification, NDLR] parce que la loi interdit toute rémunération inférieure au Smic. Le plus souvent, les représentants patronaux s’arrêtent là et se bornent à remettre les salaires minima hiérarchiques au niveau du Smic. Pire, la qualité des négociations elle-même a plongé », avoue-t-elle. « De manière générale, les organisations patronales négocient de façon à laisser une marge de manœuvre aux négociateurs au sein des entreprises. Dorénavant, le sujet n’est plus tant cette marge de manœuvre, mais plutôt le fait que les négociations se limitent à se mettre en conformité au Smic. »

1 310 euros nets

La CGT, de son côté, milite pour une revalorisation du Smic à 2 000 euros par mois avec une réévaluation de l’échelle mobile des salaires. « Dès que le Smic augmente, l’ensemble des salaires doit augmenter dans les mêmes proportions, y compris les minima des branches professionnelles. Sinon, on risque de voir le Smic rattraper les autres niveaux de salaire, ce qui conduirait à une « smicardisation » de la société sans dynamique salariale », explique Boris Plazzi, secrétaire confédéral du syndicat de Montreuil. La frange de salariés percevant un « bas salaire », que l’OCDE définit comme un montant équivalant à deux tiers du salaire médian, soit 1 310 euros nets par mois en 2019, n’a rien de marginal. En 2019, près de 10 % des salariés se trouvaient dans cette zone de rémunération. Une étude de l’Insee souligne que plus de la moitié (54 %) des personnes dans cette situation sont des femmes, soit un taux supérieur de 12 points à leur proportion parmi les salariés du secteur privé (42 %). Les jeunes sont aussi particulièrement concernés puisqu’un salarié à bas salaire sur quatre (25 %) a moins de 26 ans, soit un taux deux fois et demi supérieur à celui de l’ensemble des salariés du secteur privé (10 %). 83 % des salariés à bas salaires exercent dans le tertiaire, secteur qui emploie également 90 % des femmes sous-payées. Pour près de 60 % des ouvriers peu qualifiés travaillant dans des activités de type artisanal (poseurs d’affiches, doreurs, blanchisseurs, dépanneurs en électroménager, etc.), le salaire net mensuel moyen s’établissait en 2019 à 1 245 euros. L’Insee relève que dans une vingtaine de professions, plus de 25 % des salariés perçoivent un bas salaire, mentionnant les employés de maison, les ouvriers de laboratoire, les ouvriers du bois et de l’ameublement, les aides à domicile ou encore les assistantes maternelles. « Certains salariés passent de très longues années ou des décennies avec des rémunérations très basses. Aujourd’hui, le double phénomène de la hausse du Smic et de la non-revalorisation du reste de la grille conduit à un élargissement de la zone des bas salaires. Il y a encore 84 branches dont les premiers coefficients des grilles de rémunération sont désormais inférieurs au Smic qui n’ont toujours pas ouvert de négociations pour se mettre en conformité avec la loi car il y a aussi une difficulté à mobiliser les négociateurs de branche lorsque le Smic enregistre trois augmentations durant la même année », tonne Karen Gournay, dénonçant les « trappes à bas salaires » ainsi créées. Ailleurs, on reproche surtout au Gouvernement d’encourager les négociations sur la participation, l’intéressement – ou, plus récemment sur le partage de la valeur – pour éviter d’aborder le sujet des augmentations salariales. Chez les cadres, des décennies d’individualisation des rémunérations ont provoqué des effets pervers, souligne Raphaëlle Bertholon : « Comme les augmentions générales ne couvrent pas l’inflation, les augmentations individuelles sont dénaturées car les cadres qui en bénéficient les perçoivent comme un maintien de leur pouvoir d’achat, ce qui ne correspond pas à l’intention initiale de ces augmentations individuelles. Résultat : ils cherchent une meilleure rémunération en changeant de poste, ce qui augmente le turn-over dans les entreprises. »

Le « tassement » des rémunérations

« Les salariés du privé ne sont pas les seuls concernés. L’augmentation du Smic a aussi impacté les agents de la fonction publique », explique Christophe Delecourt, cosecrétaire général de l’Union fédérale des syndicats de l’État CGT. « Pour augmenter les rémunérations les moins élevées sans modifier la valeur du point d’indice, les pouvoirs publics ont décidé de faire monter les cinq premiers échelons qui allaient auparavant de 339 à 352 points. Résultat : les cinq premiers échelons se retrouvent tous à l’indice 352 aujourd’hui. » « Le risque de voir les salaires les moins élevés passer sous le niveau du Smic est écarté mais tous ces agents forment désormais un seul bloc de rémunération. C’est un tassement vers le Smic. Dans l’état actuel du système de rémunération, un agent de catégorie C voit sa rémunération augmenter de 4,85 euros bruts tous les deux ans. Au bout de dix ans d’ancienneté, sa rémunération mensuelle a augmenté de 24,25 euros bruts », calcule Natacha Pommet, secrétaire générale de la Fédération CGT des services publics.

Les NAO vont-elles devenir plus calmes quand l’inflation aura été maîtrisée, comme compte le faire la BCE en relevant ses taux directeurs ? Rien n’est moins sûr. Dans un rapport sur les difficultés de recrutement remis en novembre au ministre du Travail, l’inspecteur général des affaires sociales, Philippe Dole, pointe du doigt le caractère désormais constant des tensions sur certains métiers. « Et contrairement à ce que la théorie économique a souvent prédit, elles peuvent fort bien s’accommoder d’un niveau élevé de chômage », s’alarme-t-il. Si son hypothèse se vérifie, la récession qui menace l’Europe en 2023 risque de n’avoir que peu d’effets sur les revendications salariales.

Comme si cela ne suffisait pas, un facteur, encore plus massif et auquel les entreprises auront bien du mal à se soustraire vient s’ajouter à l’équation : l’évolution démographique de la population active ! Se basant sur les données prospectives à l’horizon 2030 publiées par France Stratégie, le rapport de Philippe Dole relève que « la baisse relative de la population âgée de 25-54 ans devrait se poursuivre et la croissance de la population aux extrémités de la pyramide des âges ne permettrait pas de contrebalancer la diminution de la population au cœur de l’activité professionnelle, âgée de 30 à 50 ans ». Par ailleurs la croissance du nombre d’actifs diplômés de l’enseignement supérieur se poursuit : en 2030, ils seraient 12,5 millions, soit 1,8 million de plus qu’en 2018. La part de ces diplômés dans la population active atteindrait alors 48 %, soit six points de plus que la part actuelle (42 %) et presque quatre fois plus qu’en 1986 (14 %). Compte tenu de l’érosion continue du pouvoir d’achat des cadres depuis 2002, comment imaginer une dissipation des aspirations à une revalorisation salariale ? Les NAO 2023 pourraient bien inaugurer toute une décennie de négociations de plus en plus « tendues », s’accompagnant d’un taux de turn-over élevé et de difficultés de recrutement. Autant d’enjeux qui donneront du fil à retordre aux équipes RH… dont les membres sont au demeurant soumis aux mêmes phénomènes.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins