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Marie Buisson, en attente du feu vert

Décodages | CGT | publié le : 01.12.2022 | Judith Chetrit

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Marie Buisson, en attente du feu vert

Crédit photo

À quelques mois du congrès, tant la succession de Philippe Martinez que l’orientation de la centrale fracturent la CGT. Candidate soutenue par l’actuel secrétaire général, Marie Buisson, enseignante de 54 ans, sort de sa réserve pour convaincre sur son profil et ses méthodes.

Au dictionnaire des mots qui manquent, pourrait figurer le verbe « dauphiner ». N’y voyez aucune allusion anachronique avec l’ordre royal, ni même le nom communément donné à une personne pressentie à une succession. Cherchez plutôt du côté des cétacés parmi les plus populaires : « Se montrer sociable, prôner la chasse en groupe, observer les signaux de son environnement et faire des apparitions occasionnelles à la surface. » Transcrit dans l’univers syndical, c’est le positionnement que semble avoir adopté Marie Buisson depuis l’ébruitement de sa potentielle arrivée à la tête de la CGT. Autre coïncidence : l’âge moyen de vie du dauphin correspond pile à la durée de son engagement syndical qui a démarré il y a une vingtaine d’années La métaphore ne déplairait peut-être pas à cette professeure de lettres et d’histoire-géographie qui a d’abord appris à naviguer dans les eaux perturbées de l’enseignement professionnel, le seul concours qu’elle a passé à 32 ans.

Ce sont à présent les ombres des grands soirs et les courants internes d’une centrale de 127 ans qui attendent cette inconnue du grand public en passe de devenir la première femme à la tête d’une confédération dont les quelque 625 000 adhérents sont loin de constituer un bloc monolithique. « Cela ne ferait pas de moi un modèle, mais ça ouvrirait des portes et construirait de nouvelles représentations », estime-t-elle. À la CGT, quasiment 30 % des fonctions de direction sont occupées par des femmes. L’annonce de sa désignation par Philippe Martinez, en même temps que sa décision de ne pas briguer un nouveau mandat, hante la confédération. Chez certains, c’est le déroulé de la journée du 31 mai qui n’a pas encore été digéré. La fuite dans « Les Échos », le vote organisé dans la foulée au sein du comité exécutif, l’approbation quasi unanime sans débat préalable et la CGT se retrouve projetée avec dix mois d’avance dans les jeux d’influence et les rapports de force du congrès de Clermont-Ferrand, prévu fin mars 2023.

« C’est bien joué si on en analyse la stratégie. Il y a encore du chemin, mais je ne vois pas comment une candidature masculine pourrait s’y opposer », glisse un secrétaire général de fédération. Quelques jours avant, une autre nouvelle donnait le ton : la mesure de la représentativité syndicale sur la période 2017-2020 et la reconnaissance du « déficit de présence » de la CGT, devancée de plusieurs points par la CFDT, cette dernière consolidant sa place de premier syndicat dans le privé.

Des îlots dans l’océan.

Alors que les bastions syndicaux courent le risque, plus ou moins proche, de se décrocher en îlots dans un océan de travailleurs de plus en plus disséminés, sa figure a été choisie à ce jour pour incarner le chemin à venir. C’est une femme de 54 ans, secrétaire générale depuis 2016 de la fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC) et actrice du rapprochement, encore crispant en interne, de la CGT avec des associations et ONG dans l’Alliance écologique et sociale, ex-membre de Plus jamais ça. Promotrice d’une plus grande vigilance de l’organisation sur l’égalité femmes-hommes, elle a rejoint le comité confédéral en 2019 pour travailler sur la jeunesse et l’environnement.

Sur le papier, c’est le profil couramment dressé de Marie Buisson, quitte à parfois raccourcir sa candidature au terreau manifeste d’une orientation plus sociétale. « Elle sait habilement faire le lien entre les questions sociales et écologiques, mais aussi entre différents univers », décrit Jean-François Julliard, le directeur de Greenpeace France. Issue d’un secteur professionnel où la CGT est distancée par la FSU, son nom et son assise font cogiter, surtout au sommet pour l’instant. « C’est aussi un pied de nez aux oppositions internes. Elle représente la stratégie d’ouverture du syndicat », note Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille. Elle n’en fait pas un mystère, elle-même un peu gênée par les « conditions collectives de l’annonce ». Sa sensibilité aux questions environnementales ? « La montée d’une sensation d’urgence » a grandi avec le temps. Désireuse d’en faire un outil revendicatif à la portée des militants, elle prône un traitement par la question du travail et des modes de production. Le nucléaire, perçue comme une ligne de fracture avec les positions de quelques branches ? Elle défend le mix énergétique, « mais cela ne doit pas nous empêcher de continuer à discuter sur la manière d’investir, de produire, d’assurer une plus grande sécurité et un plus grand contrôle public de l’énergie ».

« On cherche toujours l’homme qui murmure à l’oreille. »

Marquée par la grève dans les raffineries, les appels à débrayer et plusieurs journées de manifestations, la rentrée sociale intense de la CGT ne l’a pas propulsée dans un tour de chauffe offensif. Avec une parole rare, voire parfois fuyante, soucieuse de distinguer la personne de la fonction à exercer, Marie Buisson tient surtout à respecter à la lettre le calendrier interne et s’appuie principalement sur les repères revendicatifs. « J’ai personnellement des convictions, mais les orientations seront forcément une discussion collective. Les désaccords et la confrontation d’idées ne me dérangent pas. Je me suis toujours nourrie des échanges avec les militants qui m’ont fait changer, évoluer ou découvrir des choses ». Comprendre : pas d’effusions précipitées dans les médias, ni même de réaction aux autres candidatures qui couvent, plus ou moins turbulentes, en sous-marin. « Des gens me disent bon courage, mais ce n’est pas de ça dont il s’agit. Le courage, ce sont ces militants CGT qui montent une nouvelle liste pour la prochaine élection à la mairie RN de Perpignan » où elle s’est rendue en septembre.

Ne cherchez pas forcément derrière sa discrétion la marque de fabrique à rebours du charisme surdosé de leaders syndicaux, n’attendez pas d’elle pour autant des déclarations coup de poing qui se mesurent en décibels. « On cherche toujours l’homme qui murmure à l’oreille », dit-elle, un brin agacée. Dans le cortège parisien du 10 novembre, c’est près du ballon de l’union régionale qu’elle a avancé, et non auprès des porte-parole du jour en tête de défilé. Depuis plusieurs semaines, elle participe comme invitée au bureau confédéral et enchaîne les déplacements avec Philippe Martinez. Elle a ainsi voyagé en Cisjordanie pour rencontrer des syndicalistes, des membres d’association et d’ONG, à Nîmes pour discuter avec des cheminots et des ouvriers de l’usine Perrier, ou encore en Corse pour mobiliser les adhérents avant les élections professionnelles dans la fonction publique. Le périmètre à convaincre est large : ce sont les têtes des 33 fédérations et des 97 unions départementales, réunis en comité confédéral national, qui sont en charge de l’élection du secrétaire. Il faut certes s’enquérir des préoccupations locales et professionnelles, mais chaque rencontre a aussi plus pour effet de la faire connaître et d’asseoir sa crédibilité que d’installer déjà une dynamique de campagne. D’autres restent sur leur faim ou se réfèrent aux communications internes pour dénicher ses prises de position passées : « Quand vous n’êtes pas connu, vous ne clivez pas. Si elle veut nous rencontrer, elle sait où on est. C’est à elle de faire connaître son projet, sa vision, son équipe et de démontrer sa capacité d’organisation », réclame une voix plus caustique.

Parcours atypique.

La pédagogie, cette mère de deux enfants – et elle n’en dira pas davantage – en a fait son atout professionnel après une quinzaine d’années à enseigner au lycée Jean Monnet de Montrouge, spécialisé dans le BTP. Elle y a forgé son identité et son engagement syndical dès sa préparation des concours en 2001 à l’IUFM d’Antony. Plus âgée que le reste de ses camarades de classe de l’époque, son parcours était loin d’être une évidence : avec un père responsable de production dans l’industrie pharmaceutique et une mère devenue sur le tard formatrice pour adultes, tous deux non syndiqués mais s’identifiant à une « gauche humaniste », elle arrête les études avant d’obtenir son baccalauréat. S’ensuivent des années d’animatrice dans le périscolaire, de serveuse et de pionne dans l’internat du lycée hôtelier d’Étiolles dans l’Essonne. Pendant ce temps, elle raccroche avec les études, une licence de lettres obtenue à Jussieu grâce aux cours du soir avant de partir vivre à Moscou avec son compagnon d’alors, professeur au lycée français. En rentrant en France quatre ans plus tard, puis la titularisation en poche, elle intègre le collectif CGT Educ’Action du rectorat de Versailles qui lie les quatre syndicats départementaux de l’académie, la plus importante du pays. « Il fallait déjà batailler contre les coupes dans les dotations horaires d’enseignement. Vous comprenez vite que vous n’êtes pas la priorité du ministère. Ce service public ne tient que grâce à l’engagement de la communauté éducative. »

Dix ans plus tard, Marie Buisson a monté les échelons et arrive au bureau fédéral de la Ferc. Elle y termine dans quelques mois son second mandat de secrétaire général dans une fédération forte d’environ 25 000 adhérents au croisement de l’enseignement public, du privé, du sport, de la recherche, de la culture et de l’éducation populaire. « Marie a fait partie de celles qui ont défendu le maintien d’une entité transversale à ces champs, plutôt qu’une intégration à une fédération de fonctionnaires », rappelle Hervé Basire, qui l’a précédé à la tête de la fédération. Plus que des faits d’armes sur des négociations importantes et des mobilisations facilement identifiables, elle met en avant « l’aller-retour permanent » entre deux facettes du syndicalisme que sont « le lieu de réflexion » et son « aspect concret », celui qui empêche le départ d’une collègue contractuelle qui venait d’annoncer sa grossesse ou qui facilite l’obtention de titres de séjour pour des élèves.

Suspense.

De ces années de syndicalisme découle surtout son goût pour la synthèse ainsi que la recherche de l’écoute et de l’adhésion qu’elle ne se lasse pas de répéter. Comme si elle anticipait déjà les reproches sur la forme tranchante de la fin du mandat de Martinez. Au sein de son syndicat, plusieurs personnes louent sa démarche fédératrice. « Courtoise mais ferme, elle est capable de ramasser des positions différentes pour avancer », juge Frédéric Moreau. Mais nul ne parle encore de propension à la concession ou d’avancée sur la stratégie revendicative et l’impulsion de nouvelles pratiques militantes. « Il n’y a pas encore de vraie relève à la génération de militants très aguerris qui continue de partir », note Baptiste Giraud.

En interne, avant le congrès, un nouveau comité confédéral national doit se tenir fin janvier. La rébellion de ce comité, la CGT l’a déjà connue il y a dix ans. Proposée par Bernard Thibaut, la candidature de Nadine Prigent, qui avait dirigé l’imposante fédération de la santé et de l’action sociale, avait été rejetée au profit de celle de Thierry Lepaon. Encore aujourd’hui, ce précédent passerait même pour un totem à agiter à chaque poussée velléitaire. Au profit de qui ? La lecture mordue de romans policiers a probablement appris à Marie Buisson à composer avec le suspense.

Auteur

  • Judith Chetrit