logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Idées

Les trois responsabilités du manageur

Idées | Juridique | publié le : 01.11.2022 |

Image

Les trois responsabilités du manageur

Crédit photo

« Je n’ai fait qu’exécuter les ordres, je ne peux être sanctionné ! » ou « En cas de problème, c’est le patron qui ira en correctionnelle. J’ai soigneusement gardé son e-mail : “ok, c’est borderline, mais t’inquiètes, tu es couvert !” »

Ah… si les manageurs connaissaient l’étendue réelle de leurs responsabilités : disciplinaire, mais aussi civile, et surtout pénale, où la sanction peut frapper le cadre dans sa personne (emprisonnement), dans son patrimoine (amende) et dans sa réputation à l’heure des réseaux sociaux. La totale ? Le harcèlement managérial, maladie descendante hiérarchiquement contagieuse, où ces trois responsabilités peuvent être évoquées à l’égard du manageur bon petit soldat. Car les belles promesses s’envolent parfois dès le début des poursuites judiciaires.

Malgré les entreprises à mission, une personne « morale » n’a en effet aucune morale propre : ce sont ses dirigeants qui peuvent porter une éthique forte.

1. Responsabilité disciplinaire

C’est l’aspect le plus banal en droit du travail. La spécificité du manageur ? Chargé de décliner les choix patronaux à l’égard de son équipe, il est parfois licencié de ce fait, et pour faute grave…

L’arrêt du 8 mars 2017 avait ainsi suscité un grand trouble. La responsable RH d’un magasin avait été licenciée car étant restée inerte alors que son directeur créait un « climat de terreur et d’humiliation ». Or, la chambre sociale avait validé son licenciement : « En cautionnant les méthodes managériales inacceptables du directeur avec lequel elle travaillait en très étroite collaboration, et en les laissant perdurer, Mme X. avait manqué à ses obligations contractuelles et mis en danger tant la santé physique que mentale des salariés. » Plus facile à dire qu’à faire, surtout pour la manageure montée par le rang.

S’agissant d’un manager licencié pour harcèlement moral, l’arrêt du 12 juillet 2022 paraît donc plus équitable : « Les méthodes managériales de M. B. envers une autre salariée n’étaient ni inconnues ni réprouvées par sa hiérarchie ; il avait conduit en lien étroit avec elle un processus de changement et de réorganisation au sein de la direction dont il avait la charge. » Conséquence : « Le comportement du salarié étant le résultat d’une position managériale partagée et encouragée par l’ensemble de ses supérieurs hiérarchiques », absence de faute grave… et même en l’espèce de cause réelle et sérieuse. Fallait-il pour autant sembler absoudre son comportement fautif ?

Le feuilleton judiciaire de J. K., ce créatif trader ayant fait perdre 4,9 milliards d’euros à son employeur, a enfin apporté deux enseignements importants :

• « Les graves carences du système de contrôle interne, qui avaient rendu possible le développement de la fraude, et ses conséquences financières ne faisaient pas perdre à la faute du salarié son degré de gravité » (CS., 17 mars 2021, faute grave) ;

• Mais ces « graves carences » ont joué le 19 mars 2014 pour minorer la réparation : la chambre criminelle y a très fortement réduit les dommages et intérêts demandés, car « les fautes multiples commises par la banque ont eu un rôle majeur et déterminant dans le processus causal à l’origine du très important préjudice qui en a résulté pour elle ».

2. Immunité civile, mais partielle

C’est l’aspect le plus méconnu, et la croyance la plus répandue : « Je ne peux jamais être mis en cause civilement : ni par mon employeur, ni par un collègue, ni par un tiers. C’est toujours le patron, car je n’ai fait qu’obéir à ses ordres ! » Trois grandes désillusions à venir…

• Poursuite par son employeur-commettant. Sa responsabilité civile est certes limitée à sa faute lourde, donc à son intention de nuire « qui ne peut résulter de la seule commission d’un acte préjudiciable à l’entreprise » (CS., 9 mars 2022). Mais si cette intention est démontrée par l’employeur ? 1 314 550 € de dommages et intérêts dans l’arrêt du 21 avril 2022.

• Poursuites par des collègues ou des tiers ? Certes les contentieux sont rares : la victime du dommage assigne plutôt le commettant-employeur par ailleurs assuré, plus solvable que le salarié. Et l’arrêt Costedoat (Ass. Pl. 25 février 2000) avait édicté un principe d’immunité du salarié : « N’engage pas sa propre responsabilité civile à l’égard des tiers le préposé qui a agi sans excéder les limites de la mission qui lui était impartie par son commettant. » Sauf si…

Car, après avoir rappelé cette immunité de principe, l’arrêt du 26 janvier 2022 en a exclu « les fautes susceptibles de revêtir une qualification pénale ou procédant de l’intention de nuire ». Celui du 21 juin 2006 avait grand ouvert la voie : « Nécessairement intentionnels, les faits de harcèlement sont d’une extrême gravité, car portant atteinte au principe du droit à la dignité des salariés. Dès lors, ces faits sont de la nature de ceux qui, fussent-ils commis dans l’intérêt, voire sur les ordres de l’employeur, engagent la responsabilité personnelle du salarié s’en rendant coupable à l’égard de ses subordonnés. »

• Last, but not… Lorsqu’un juge répressif est saisi, avec constitution de partie civile. Le droit pénal classique s’applique et la victime de l’infraction a droit à réparation. Ce qui incite des entreprises à se placer sur le terrain pénal, pour trois raisons : 1. Contourner le seuil de la faute lourde de la chambre sociale ; 2. S’il y a condamnation pénale, elle s’imposera au juge prud’homal statuant sur la faute du salarié. 3. Y compris s’agissant de la licéité des preuves, où le juge pénal est beaucoup plus permissif que le juge social (CS., 21 septembre 2022).

3. Un allègement de la responsabilité pénale ?

C’est l’enjeu personnel le plus important pour un manageur, avec, en droit du travail, des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans (discrimination ; harcèlement moral : deux ans). Donc possibilité d’une garde à vue toujours très mal vécue et d’un procès médiatisé.

Sur ce terrain, l’arrêt France-Telecom rendu par la chambre criminelle de la cour d’appel de Paris, le 30 septembre 2022, a été un coup de tonnerre pour les cadres dirigeants se pensant à l’abri de toute poursuite pénale grâce à de très solides délégations de pouvoir, et économiquement sûrs de leur bon droit : pour sauver une entreprise au bord du dépôt de bilan, « qui veut la fin, veut les moyens ! ». Mais ce qui est reproché aux anciens dirigeants ne sont « ni les modalités de réorganisation, ni le nombre de sites à fermer, ni le nombre de départs à réaliser pour améliorer la compétitivité de l’entreprise », mais « la méthode utilisée pour y parvenir, qui a très largement excédé le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise ». Une bonne nouvelle pour les manageurs tenus de mettre en œuvre de rudes restructurations.

L’arrêt de 341 pages condamne l’ex-PDG et l’ex-numéro 2 au maximum de l’époque : un an de prison (mais cette fois avec sursis) et 15 000 euros d’amende. Heureusement nettement moins sociologisant que la décision du tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre 2019 (on adore La Fontaine, on admire Mona Ozouf, mais pas dans un jugement), l’arrêt est créatif : attendons l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en 2023 pour savoir si ce grand bond en avant est fondé.

Car en reprenant le concept de « harcèlement moral institutionnel », la cour a ajouté un premier alinéa à l’article 222-33-2. Le « HMI » a en effet « pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ». Bref, une version collective (mais réaliste) du délit de harcèlement moral prévu par le Code pénal. à la question par eux-mêmes posée (« les dirigeants d’une grande entreprise peuvent-ils se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec leurs salariés, mais de la politique d’entreprise qu’ils avaient conçue et mise en œuvre ? »), les juges apportent une réponse positive : ce harcèlement moral institutionnel en amont précède donc le harcèlement moral classique, en aval, mettant en cause un manageur et son collaborateur.

Éviter la condamnation de manageurs-lampistes n’ayant fait qu’appliquer des directives de plus en plus contraignantes paraît légitime. Problème : afin d’éviter une déresponsabilisation générale en forme de « mais je n’ai fait qu’obéir aux ordres ! », le droit pénal était sur une ligne inverse : chacun reste pénalement responsable de son propre fait, l’état de subordination n’étant pas une cause exonératoire. Or, là encore, grande créativité de l’arrêt relaxant le DRH France dans une singulière formule : « Le lien de subordination paraissant suffisamment exonératoire, M. C. n’était pas en mesure d’apprécier l’intention coupable des actes auxquels il prêtait assistance. » Certes, ici, le prévenu « doit avoir eu conscience d’aboutir à une dégradation des conditions de travail du salarié » (Cass. Crim, 22 février 2022).

Mais un lien « suffisamment exonératoire »… Une obscure clarté ?