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[DOSSIER BIEN-ÊTRE AU TRAVAIL] Psychologues d’entreprise : un modèle peu répandu

Dossier | publié le : 01.11.2022 | Murielle Wolski

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Psychologues d’entreprise : un modèle peu répandu

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La souffrance au travail est « le » sujet des directions des ressources humaines en cette rentrée 2022. Pourtant, rares sont les entreprises à salarier des psychologues. Quand la distance reste le modèle prédominant…

Lundi 12 septembre. Aurélie Bioche est en ligne. Son profil Linkedin mentionne sa qualité d’ergonome-psychologue du travail chez Météo France. Combien de coups de fil passés ou de messages envoyés pour échanger avec une psychologue d’entreprise, à demeure ? Beaucoup. Beaucoup. Aurélie Bioche est en poste depuis septembre 2020. Son arrivée n’est en rien liée à la Covid. Il y avait une psychologue avant. « Un choix de culture d’entreprise, entend souligner David Ménager, directeur des ressources humaines (DRH), plutôt que d’avoir des petits bouts de psychologue. » « L’attachement à cette entreprise est très fort : nombre d’agents ont fait leur école ici, raconte l’ergonome-psychologue. Le bouche-à-oreille fonctionne. Ils peuvent frapper à la porte. Prendre attache est simple. Il me faut lever des éléments pour faire évoluer la situation du travail. L’enjeu est fort : lutter contre un possible éclatement des collectifs du travail. »

Un oiseau rare

Une crèche à Rouen, un service de l’enfance à Crépy-en-Valois (Oise), un hôpital à Sète (Hérault), l’Armée du salut à Paris ou bien encore un établissement d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad) à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine)… à regarder les moteurs de recherche d’emploi – Indeed en l’occurrence –, les recrutements de psychologues émanent tous (ou presque) d’entités médicales ou sociales pour le public cible, de collectivités territoriales, ou d’établissements publics pour leurs propres salariés. Mais rien (ou presque) du côté des entreprises privées. « 70 000 psychologues se trouvent sur le marché du travail, définit Anne-Sylvie Grégoire, psychologue du travail, 40 000 sont inscrits auprès des agences régionales de santé (ARS). »

Le schéma qui prévaut aujourd’hui est le recours à la prestation d’un professionnel, indépendant ou salarié d’un service de santé au travail interentreprises (SSTI). L’Hexagone en compte 180 actuellement contre 235 en 2019, et environ 500 dans les années 1980. Le nombre de salariés en face ? 16 millions (dont un peu moins de 5 % relèvent du secteur public), avec des visites obligatoires qui, d’annuelles, sont programmées dorénavant tous les cinq ans (décret du 27/12/2016). Et de médicales, elles sont orientées information et prévention. Les entreprises de plus de 1 000 salariés peuvent être dotées de services dits autonomes. Au total, 0,45 % des salariés suivis ont bénéficié d’une prise en charge par un assistant social (soit 59 000 personnes environ) et 0,2 % d’un rendez-vous avec un psychologue (soit 31 000 personnes environ). Autant dire « peanut’s ». Des chiffres qui tranchent avec le discours porté par les dirigeants d’entreprise, plus volontaire, plus engagé.

Et puis, il y a des numéros verts. Le site www.psycom.org n’en recense pas moins de 89 différents, selon l’âge, la profession, la pathologie, la difficulté rencontrée… « La Covid n’a pas que des aspects négatifs, note Jérôme Crest, cofondateur d’Holivia, plateforme d’écoute et d’accompagnement personnalisés, lancée en 2020, qui a levé en février 2022 pas moins de deux millions d’euros. Il a permis de lever le tabou sur la santé mentale. Les entreprises ont moins de freins à communiquer sur le sujet. » D’ailleurs, preuve de l’évolution des mœurs, le site de la start-up mentionne le nom des entreprises qui lui ont fait confiance : Simplon, EDF, L’Oréal, Spie…

Moins de freins psychologiques, et des obligations juridiques. Dans le Code du travail (dont le premier tome est sorti en 1910), l’article L. 4121-1 prévoit que « l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés ». Un article ancien. Mais, la parole se libère maintenant. C’est vrai pour le harcèlement des femmes, avec le mouvement « balance ton porc ». C’est vrai aussi pour le mal-être. « Le sujet n’est pas neuf, note Caroline Diard, professeure à l’École supérieure de commerce d’Amiens, l’un des auteurs du titre « Prévention des risques psycho-sociaux et des accidents de travail » (édité chez Maxima – Laurent du Mesnil éditeur) en 2021. Mais, la médiatisation des suicides chez Orange a souligné la responsabilité civile et pénale pour les personnes physiques et morales, avec un risque d’aller en prison. Avant, c’était considéré comme anecdotique ou comme l’affaire des seules DRH ou d’experts du domaine. »

« Beaucoup d’entreprises ont peur d’être inculpées pour souffrance au travail, commente Jean-Luc-Malek Douillard, psychologue clinicien, co-fondateur du dispositif Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë. (Apesa) France. C’est compliqué pour elles. La crise est révélatrice de troubles. Ce n’en est pas la cause, mais plutôt un accélérateur de fragilités sous-jacentes. La progression des burn-out est impressionnante. Partout, des gens biens sont épuisés. » De nombreuses études viennent étayer ce point de vue. Selon La Mutualité française, l’état de santé mentale des Français s’est fortement dégradé avec la crise sanitaire : la prévalence de la dépression est passée de 9,8 % de la population avant crise à 22,7 % de la population en mars 2021, et la prévalence de l’anxiété de 13,5 % à 22,7 %. Au 7 septembre 2021 (derniers chiffres disponibles), ces taux demeurent supérieurs au niveau d’avant crise avec 15 % des Français montrant des signes d’état dépressif et 23 % un état anxieux.

« Dans un contexte de forte incertitude macroéconomique, de transition écologique, les perspectives professionnelles sont moins prometteuses que pour leurs aînés, souligne John Hazan, associé de Bain & Company, responsable de la solution Talents pour l’Europe. Moins de visibilité sur leur carrière, nécessité d’être en constant apprentissage. On est passé du stade de point important à une politique devenue essentielle. »

Une situation figée ?

Pourtant, les recrutements en interne ne progressent pas. Le cap de l’externalisation des services est maintenu. Est-ce que ce mode de fonctionnement pourrait évoluer ? Selon le rapport publié en février 2020, signé de trois inspecteurs de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), Delphine Chaumel, Benjamin Maurice et Jean-Philippe Vinquant, seules 13 % des entreprises adhérentes entendent offrir les services d’un psychologue.

L’un des freins majeurs ? « Dès que l’on est en interne, on peut être considéré comme assujetti, souligne Anne-Sylvie Grégoire, les marges de manœuvre peuvent être réduites. C’est facile de se mettre à dos les organisations syndicales ou les directions des ressources humaines. Savoir faire preuve de beaucoup de tact est nécessaire. Et par ailleurs, on arrive moins à percevoir les non-dits. On se laisse absorber par l’organisation interne. »

L’arroseur arrosé

« J’ai peur pour lui. J’ai peur pour elle… Vous voyez la charge mentale, interroge Jean-Luc Douillard. Les psychologues d’entreprise sont épuisés psychiquement, confrontés à une hyper-vigilance à avoir. Ils ont besoin d’aide pour souffler, avec des espaces pour eux. » La grande démission vaut aussi pour les psychologues des services de santé interentreprises, des cabinets spécialisés ou à demeure dans des sociétés. « Mon cabinet s’est vidé du jour au lendemain », témoigne Lionel Cagniart-Leroi. Quel sas de décompression pour eux ? « On est rincé », l’expression revient sur toutes les lèvres, peu importe le statut de la structure d’accueil. « On fait éponge » revient souvent aussi. Créée en 2001, l’association Penser ensemble le travail a perdu un tiers de ses troupes en quelques mois. Les effectifs de partage des bonnes pratiques ont fondu. « L’épuisement est encore plus palpable depuis le début de l’année 2022, souligne Anne-Sylvie Grégoire. Car maintenant, c’est au tour de ceux qui, jusque-là, prenaient les autres en charge. »

Et quelle relève ? Qui pour prendre la succession face à un mal-être en entreprise qui ne fait que grandir, d’enquête en enquête ? « Les universités françaises sont très en retard, souligne Jean-Luc Douillard, sur la formation, sur la conduite d’entretiens face au risque suicidaire, par exemple. La formation est portée par des profs en psychologie qui n’ont jamais vu des gens en crise depuis plus de 30 ans. »

Et, face au désert médical en général, à celui de la santé au travail, les entreprises cherchent une troisième voie. « Ce n’est pas que le sujet des psychologues, note John Hazan. Comment peut-on faire pour assurer le bien-être au travail ? Aider et outiller les managers pour détecter les signaux faibles. Ils constituent le premier relais. Et les psychologues peuvent venir en appui, mais ce n’est plus le même métier. »

Auteur

  • Murielle Wolski