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Décodages

Procès Anthony Smith : « des larmes, de la joie, merci à vous »

Décodages | Justice | publié le : 01.11.2022 | Pascale Braun

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« Des larmes, de la joie, merci à vous »

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C’est la fin du calvaire pour le lanceur d’alerte. Le 20 octobre dernier, le tribunal administratif de Nancy a annulé la sanction disciplinaire émise au printemps 2020 à l’encontre d’Anthony Smith. L’inspecteur du travail de la Marne avait intenté un référé pour imposer la mise à disposition d’équipements de protection à des aides à domicile.

Dans les faits, la décision du tribunal administratif de Nancy, qui a annulé le 20 octobre dernier une sanction prise à l’encontre d’Anthony Smith, ne change presque rien. L’inspecteur du travail marnais, suspendu avec effet immédiat le 15 avril 2020, puis muté d’office en Seine-et-Marne trois mois plus tard, avait depuis belle lurette retrouvé ses fonctions, ses mandats syndicaux et un poste dans le Grand Est. Mais ce jugement constitue l’épilogue d’un maelstrom où se sont télescopés la gestion erratique de la protection des salariés de « première ligne » au cours du premier confinement, l’erreur et le mensonge d’État à propos des masques et l’implacable mécanisme de sanction d’un ministère à l’égard d’un fonctionnaire se référant au droit plutôt qu’aux consignes. Amplifiée par la mobilisation du corps des inspecteurs du travail, puis par l’entrée en scène involontaire de deux ministres, Muriel Pénicaud et Élisabeth Borne, l’affaire Anthony Smith est devenue emblématique pour toute la gauche sociale. « Je n’aurais jamais imaginé que l’État ait pu vouloir m’enfoncer pour avoir défendu les salariés les plus fragiles. Je n’ai fait que mon travail », déclarait Anthony Smith lors de l’audience au tribunal administratif de Nancy le 28 septembre dernier. En mars 2020, au plus fort de la pandémie de Covid, les délégués du personnel de l’association d’aide à domicile Aradopa, basée à Reims, saisissent l’inspecteur du travail. Ils s’inquiètent du manque d’équipements appropriés, et en particulier de masques, alors même que certains patients sont décédés et que des salariés sont contaminés. La direction de l’association n’obtempère pas. Elle exerce des pressions avérées non seulement sur ses propres délégués, mais aussi sur la hiérarchie de l’inspecteur. Représentant CGT au ministère du Travail, Anthony Smith s’appuie alors sur les documents de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Institut national de recherche et de sécurité pour déposer un référé devant le tribunal de Reims. Mais, ce printemps 2020, la France manque cruellement de masques et la doctrine officielle affirme qu’ils sont inutiles. Le 15 avril, quatre jours après avoir intenté son référé sans l’aval de sa hiérarchie, Anthony Smith est mis à pied avec effet immédiat.

« Le ministère a voulu se payer un syndicaliste ».

L’audience nancéienne a mis en lumière l’étonnant arsenal déployé par le ministère du Travail pour punir le fonctionnaire de son outrecuidance. Il lui est reproché d’avoir « méconnu, de manière délibérée, grave et répétée les instructions » et conduit ses interventions auprès de l’association sans le « moindre discernement ». La sanction disciplinaire s’appuie sur pas moins de cinq griefs, dont la diffusion d’un courrier type reprenant un tract de la CGT pour rappeler aux employeurs et aux salariés les prescriptions sanitaires en vigueur, la « soustraction volontaire au contrôle » qu’aurait commis Anthony Smith en purgeant certains éléments de sa boîte e-mail, qui frôlait la saturation, ou encore, son souhait de participer en visioconférence à des CSE d’entreprises basées en dehors du département. « Le ministère a voulu se payer un syndicaliste », martèlera à l’audience Renaud Fages, avocat de l’inspecteur.

Le 16 avril 2020, tandis qu’Anthony Smith, sonné, se retrouve coupé de son téléphone et de ses liens d’accès professionnels, les syndicats CGT, SUD, FSU et CNT de l’inspection du travail saisissent l’Organisation internationale du travail (OIT) en accusant leur tutelle, le ministère du Travail, de violer plusieurs articles de la convention 81, qui garantit leur indépendance dans l’exercice de leur profession. La CGT-TEFP, dont Anthony Smith est l’ancien secrétaire général, dénonce la collusion entre la direction du travail de la Marne et l’Aradopa, prévenue de l’imminence d’une sanction à son encontre. Les incohérences du ministère du Travail en matière de droit de retrait ou l’obligation de résultat en matière de protection se trouvent au cœur du débat. Les agents pointent des consignes qui fluctuent en fonction des masques disponibles et opposent précautions sanitaires et impératifs économiques.

 
Pénicaud maintient les sanctions, Borne les allège.

Fin avril, une tribune signée par 145 signataires, dont les représentants des confédérations CGT, FSU, Solidaires, le syndicat de la magistrature, de la Confédération paysanne, de la Ligue des droits de l’homme et de nombreux élus LFI, communistes socialistes ou écologistes, vole au secours de l’inspecteur suspendu. « Plutôt que de sanctionner, le rôle du ministère du Travail devrait être de protéger les agents qui, dans ces circonstances difficiles, agissent conformément au droit du travail pour préserver la santé des salariés », affirment les signataires, qui réclament l’abandon des procédures disciplinaires.

Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, maintient néanmoins les sanctions – un choix qui expliquera sans doute en partie l’échec de sa candidature, en 2021, à la direction de l’OIT. Élisabeth Borne, qui lui succède en juillet 2020, les allège. Invoquant « un souci d’apaisement », elle accepte une mutation dans la Meuse pour préserver la vie familiale d’Anthony Smith et lui restitue ses prérogatives d’inspecteur du travail. S’estimant désavoué, Yves Struillou, directeur général du travail, qui avait validé les sanctions, démissionne. La directrice de l’inspection du travail de la région Grand Est est mutée. Mais Anthony Smith estime ne pas avoir obtenu satisfaction. « Je ne demande qu’une chose, l’annulation de sanctions infondées », explique l’inspecteur, par ailleurs responsable syndical au ministère du Travail et représentant des inspecteurs du travail au sein du Conseil national de l’inspection du travail, qui dépose un recours auprès du tribunal administratif de Nancy.

 
Mutation d’office disproportionnée.

L’attente sera longue. À chaque étape du parcours – devant l’inspection du travail à Châlons-en-Champagne, à la Bourse du travail à Paris ou au siège de l’inspection du travail à Strasbourg –, des dizaines de militants, salariés, étudiants, paysans, viennent témoigner leur solidarité envers l’inspecteur qui, à 46 ans, gagne une popularité inattendue. Les pouvoirs publics ont imposé le port du masque en entreprise à l’automne 2020. La pétition de soutien à Anthony Smith prend de l’ampleur. Elle atteindra 165 000 signatures, auxquelles s’ajoute un courrier de soutien de 1 300 inspecteurs du travail. Présidé par les députés Insoumis, Thomas Portes, député Nupes-LFI, et Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI à l’Assemblée nationale, le comité de soutien maintient la mobilisation jusqu’à l’ultime rendez-vous du 28 septembre à Nancy.

Ce matin-là, les quelque 200 manifestants regroupés devant le tribunal administratif ne seront pas déçus. Les informations filtrent par texto depuis la salle d’audience. En trois quarts d’heure, la procureure publique, Clémence Sousa Pereira, dissèque les griefs du ministère du Travail. Elle n’en retient qu’un : le fait qu’Anthony Smith ait adressé à ses collègues un document laissant penser qu’un agent administratif était en droit d’imposer un droit de retrait. L’inspecteur avait lui-même indiqué son erreur aux destinataires, sa hiérarchie ayant rappelé que seul un magistrat était fondé à accorder ce droit de retrait. La procureure publique juge cette faute passible d’une sanction, mais estime qu’une mutation d’office est disproportionnée.

Trois semaines plus tard, la décision du tribunal reprendra point par point les conclusions de la procureure. « Après 918 jours de lutte, la justice annule la sanction disciplinaire prise par Élisabeth Borne à mon encontre. Je n’ai fait que mon métier d’inspecteur du travail. Des larmes, de la joie, merci à vous », conclut Anthony Smith dans un tweet d’épilogue.

Auteur

  • Pascale Braun