Ils semblaient en voie de disparition sur le sol de l’Oncle Sam jusqu’à ce qu’apparaissent dans le secteur du commerce de jeunes militants très persuasifs. Les syndicats retrouvent des couleurs chez Amazon, Starbucks, Apple… un site après l’autre.
CJ, 26 ans, en avait assez du manque de personnel dans son Starbucks du quartier de Williamsburg à New York. « Pendant quatre mois, nous n’avons pas eu de manager, dit-elle. On se débrouillait tous seuls. »
À l’autre bout du pays, Maggie, 28 ans, « partenaire » du Starbucks de Knoxville, dans le Tennessee, se plaignait, elle aussi, du sous-effectif chronique. « On avait du mal à prendre nos pauses. Parfois, on ne pouvait même pas s’arrêter pour déjeuner, se souvient-elle. Et les clients fâchés, nous donnaient de mauvaises appréciations, des commentaires sur lesquels on était jugé. »
Joselyn, 28 ans, ex-employée de Long Island, à New York, a, elle, été choquée par la réponse de son employeur, pendant l’épidémie de Covid-19. « On devait travailler quand on était malade, accuse la jeune femme, fille d’immigrants péruviens. Quand j’ai attrapé la Covid, je me suis arrêtée pendant cinq jours dit-elle. J’avais toujours un peu de fièvre, je ne me sentais pas bien. Mais mon manager a insisté, j’y suis retournée le sixième jour. » Et de conclure « on se sent comme des objets, pas des humains. »
CJ, Maggie, Joselyn et les autres employés de la chaîne de 9 000 cafés Starbucks aux États-Unis racontent tous la même histoire : une paie minimale d’un peu plus de 15 $ de l’heure qui rend les fins de mois difficiles dans les grandes villes. Et un manque de respect pour des tâcherons, que l’on a pourtant jugés « essentiels » au plus fort de la pandémie.
Alors, quand elles ont appris en décembre que quelques salariés de cafés de Buffalo, dans l’État de New York, s’étaient syndiqués, elles ont plongé. « On en a parlé entre nous, raconte CJ. C’était vraiment cool. Et l’on s’est dit, s’ils peuvent le faire à Buffalo, nous aussi on peut. » En quelques semaines les employés de dizaines de cafés Starbucks ont contacté Workers United, une branche du puissant syndicat SEIU (Service Employees International Union) qui a aidé les pionniers de Buffalo à monter leur campagne.
Aux États-Unis, il ne suffit pas d’avoir envie de se syndiquer pour enfiler la casquette de son organisation préférée. La loi de 1935, toujours en vigueur, impose un parcours semé d’embûches. Les intéressés de chaque établissement doivent d’abord s’assurer qu’ils sont nombreux, en demandant à leurs collègues de signer une pétition pro-syndicat. Ils envoient alors une lettre au directeur général, à l’époque Howard Schultz, lui expliquant leurs griefs. Et ils alertent le ministère du Travail, par l’intermédiaire de l’agence fédérale NLRB (National Labor Relations Board). Cette dernière organise dans les mois qui suivent un vote par courrier.
Cette longue période d’attente permet à l’employeur d’affûter ses arguments, souvent opposés à l’organisation collective. Les employés eux-mêmes se serrent les coudes, en espérant gagner. « À Williamsburg, dix personnes ont dit oui au syndicat et quatre se sont abstenues », se souvient CJ. À Long Island, le non l’a finalement emporté. Et Joselyn, « la meneuse », a été licenciée en juillet, sous de mauvais prétextes : quelques minutes de retard et une clef perdue. « Ils m’ont renvoyée, mais ce n’est pas la fin de ma vie », se rassure-t-elle, en citant le soutien de sa famille et de ses fidèles clients qui l’ont contactée sur Facebook.
L’exemple de Buffalo a fait boule de neige. En six semaines, vingt autres cafés ont demandé une élection. Le grand patron Howard Schultz, qui a développé son concept de café dans le monde entier, s’est battu bec et ongles contre les jeunes baristas. Mais finalement, plus de deux cents établissements ont voté en faveur de Starbucks Workers United. Un café, l’un après l’autre.
La montée en puissance du syndicalisme chez Starbucks illustre la renaissance des organisations collectives au pays de l’Oncle Sam. Surtout dans le commerce. Car, à côté de Starbucks, on a vu ces derniers temps les petites mains d’un entrepôt Amazon de New York donner leurs voix à Amazon Labor Union (ALU), un syndicat indépendant créé de toutes pièces par ses propres employés. À Chicago et dans l’Alabama, deux autres entrepôts du géant de la livraison ont commencé à s’organiser. Dans les magasins Apple, chez les épiciers de Trader Joe’s et dans les boutiques d’équipements sportifs REI, les pétitions pour voter se multiplient. Un réveil militant presque inespéré, tant le syndicalisme au XXIe siècle paraît obsolète. Seuls 6,1 % des salariés du privé sont syndiqués, rappelle John Logan, directeur des études sur le travail et l’emploi à la San Francisco State University. Les trente dernières années ont été mortifères. « La globalisation, la multiplication des accords de libre-échange et le passage des manufactures aux services ont réduit à peau de chagrin les grandes entreprises, explique Patricia Campos Medina, responsable de l’institut du travail à l’université Cornell. Les grosses usines sont parties à l’étranger et ne restent plus souvent que des commerces, tels Amazon et Starbucks, avec leurs petits boulots, non syndiqués mal payés. »
Or, c’est justement là que les premiers frémissements se font sentir. « La pandémie a servi de révélateur » poursuit Patricia Campos Medina. Pourquoi les jeunes employés essentiels devraient-ils se rendre sur leur lieu de travail, tomber malade et passer la Covid à leur famille quand les cadres restent chez eux, bien protégés derrière leur ordinateur ?
C’est durant ce moment charnière que leur vision du monde a changé. Chez Trader Joe’s par exemple, les employés d’Hadley dans le Massachusetts ont très mal vécu la suppression, trop rapide à leurs yeux, des mesures de protection dans le supermarché. Ils se sont sentis sous-estimés, mal informés et ont voté en faveur du syndicat pour que leurs représentants négocient de meilleures conditions de travail, un salaire qui suit l’inflation et une bonne retraite.
L’activisme des Trader Joe’s n’est pas unique. Les experts de Cornell University ont traqué en 2021 les arrêts de travail dans tous les secteurs et en ont recensé 265, parmi lesquels 87 mouvements menés par des non-syndiqués. L’agence NLRB a aussi noté une montée en puissance des demandes d’élections pour savoir si la porte de l’entreprise s’ouvrirait au syndicalisme. Ces pétitions ont crû de 58 % du mois d’octobre 2021 à la fin juin 2022. Il y en a eu en tout 1 892, dit-on à la NLRB, soit déjà beaucoup plus que le nombre de demandes recensées sur toute l’année 2021.
« Ces pionniers inspirent les autres salariés mal payés dans le secteur du commerce, souligne John Logan. C’est la chose la plus importante qui est arrivée depuis cent ans. » Amazon est ainsi le cas le plus improbable de syndicalisation. « Le turnover de 150 % est tel que les salariés ne se connaissent pas. Et ceux qui pétitionnent en faveur du syndicat sont souvent partis quand la NLRB organise réellement l’élection » souligne Ruth Milkman, professeur de sociologie et d’histoire à la City University of New York (CUNY). Pourtant Christian Smalls, un employé du site JFK8 a réussi l’impossible. La direction d’Amazon qui a licencié ce meneur jugé « pas très malin » en 2020 n’a pas saisi sa popularité croissante. Angelika Maldonado, membre de l’ALU, s’est souvenue de son premier flirt avec le syndicat, lors d’une conférence Labor Notes en juin dernier. Elle venait de rater son bus, et pestait contre la compagnie qui avait promis la création d’une navette pour acheminer les salariés vers l’entrepôt… sans le faire. Tout près de JFK8, Christian Smalls et ses amis s’étaient plantés devant l’arrêt de bus. On y mangeait de la soul food (la cuisine du sud du pays) et on écoutait de la musique. « J’avais l’impression d’avoir trouvé ma famille au travail » dit-elle.
Angelika Maldonado n’était pas seule. En avril, 2700 salariés ont dit oui à l’ALU, faisant de celui-ci le tout premier syndicat du géant Amazon aux États-Unis. Un syndicat indépendant des organisations classiques qui s’est fait connaître à coups de vidéos sur TikTok… et qui a survécu grâce à une levée de fonds sur Go Fund Me, d’après John Logan.
La saga de Starbucks est quelque peu différente, car les baristas se sont appuyés sur une structure existante, Workers United. Dans le café de Buffalo, tout a démarré avec Jaz Brisack, une jeune étudiante au CV impeccable. La diplômée de l’University of Mississippi, qui a fréquenté Oxford en Angleterre grâce à la prestigieuse bourse Rhodes avait décidé d’améliorer le sort des petites mains du commerce en mettant les siennes dans le cambouis. Tels les « établis » des années 1970 en France qui sont partis à l’usine, Jaz Brisack s’est fait embaucher tout en bas de l’échelle chez Starbucks. Et elle y a trouvé un terreau favorable. « Ce sont des jeunes femmes, des homos, des trans, emblématiques de la génération Z, explique la professeure Ruth Milkman. Ces employés ont souvent suivi des études supérieures et ont du mal à digérer l’énorme gap entre leurs espérances et l’emploi qu’ils ont décroché. »
L’image progressiste de Starbucks a attiré CJ. L’ancienne prof diplômée de sciences politiques et de psychologie, a abandonné l’éducation au début de la pandémie, quand ses élèves sont partis. Joselyn de même est en troisième année de psychologie. Et Maggie Carter suit des études de journalisme. Chez Starbucks, comme chez Apple ou REI, les employés demandent à leur employeur de respecter les valeurs affichées auprès du grand public. Ils s’appuient au besoin sur un syndicat. La menace de licenciement ne les effraie pas, le marché de l’emploi penche en leur faveur. « Je viens de la Virginie occidentale, s’amuse CJ. Mon père syndiqué était mineur, ma mère travaillait à la poste. J’ai appris très jeune à ne jamais traverser un piquet de grève. »
Les jeunes diplômés ne se laissent pas marcher sur les pieds et le grand public les soutient. Un récent sondage Gallup montre que 71 % des Américains ont une image positive des syndicats, c’est leur plus haut score depuis 1965. Faut-il en déduire que les jeunes militants ont réussi à renverser la courbe descendante de l’organisation collective ? Pas tout à fait. « On est encore loin de la victoire » note Ruth Milkman. Tandis que sa consœur Patricia Campos Medina rappelle les obstacles rencontrés par les nouveaux activistes lorsqu’ils négocient leurs premiers accords salariaux : « 60 % des intéressés attendent deux à cinq ans pour signer l’accord, 40 % n’y arrivent pas. » Le patronat pratique « l’union busting » ou encore les actions antisyndicales au quotidien. Chez Starbucks, on réduit les heures de travail des leaders, on licencie (87 personnes ont été remerciées) et on propose des hausses de salaire… aux seuls non-syndiqués.
De l’autre côté de la barrière, les jeunes syndiqués multiplient les initiatives : campagnes QR Code de donations pour les licenciés, pétitions à signer par les clients affirmant « pas de contrat, pas de café ». Et l’on s’entraide. À Boston, Kylah Clay, étudiante en droit, a mis au point un kit du débutant pour ceux qui veulent se syndiquer, avec des conseils très pratiques sur la meilleure façon de répondre aux menaces du manager. Cela suffira-t-il ?