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Grand Est, le travail détaché coince aux frontières

Dossier | publié le : 01.09.2022 | Pascale Braun, Annalina Ebert

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Grand Est, le travail détaché coince aux frontières

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De part et d’autre des frontières du Grand Est, région la plus frontalière de France, le détachement de travailleurs venus des pays voisins cristallise les mécontentements. Entre obligations administratives pénalisant la liberté de circulation et divergences législatives ouvrant la voie au dumping, les voies du travail détaché de proximité sont semées d’embûches que les gouvernements et l’Union européenne peinent à aplanir.

Le 20 avril 2022. Lors du face-à-face télévisé entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le débat bifurque sur le travail détaché. La candidate d’extrême-droite dénonce la directive européenne qui envoie « les centaines de milliers de travailleurs qui viennent dans notre pays, travaillent, et dont les charges ne sont pas payées en France mais dans leur pays d’origine ». Le président sortant relativise le chiffre, qu’il évalue à 50 000 personnes en temps réel sur le territoire, et tacle son adversaire qui préconise une suppression du travail détaché. « Vous irez l’expliquer aux milliers de Français travailleurs détachés dans des pays voisins, aux transfrontaliers », lance le président-candidat.

La réplique a donné lieu à de nombreuses exégèses, sans pour autant détailler la réalité du travail détaché aux frontières, tout particulièrement dans le Grand Est. Limitrophe de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne et de la Suisse, cette vaste région se classe en 2021 en troisième position en matière de travail détaché, derrière Auvergne-Rhône-Alpes et l’Île de France, avec 33 910 travailleurs détachés uniques, essentiellement dans la construction et dans l’industrie. Selon les chiffres compilés par la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) Grand Est, les travailleurs sont majoritairement de nationalité allemande (8 600 personnes) et… française (3 700 personnes). Les entreprises employeuses émanent d’Allemagne, qui détache 11 384 travailleurs, du Luxembourg (3 714) et du Portugal (2 934).

Paradoxes et non-dits

À ce stade, le mythe du plombier polonais s’estompe. Les voisins allemands apparaissent comme les premiers pourvoyeurs du travail détaché, tant en nombre d’entreprises qu’en nombre de travailleurs. Autre surprise : le petit Luxembourg et ses 600 000 habitants exportent dans le Grand Est plus de main-d’œuvre que le Portugal. Ces deux données pointent, dans la région la plus frontalière de France, une réalité complexe et disparate. Dans l’espace du Rhin supérieur où se côtoient l’Alsace, le Bade-Wurtemberg et le canton de Bâle, le détachement relève essentiellement d’entreprises allemandes cherchant à se développer dans l’espace frontalier – et qui se plaignent amèrement d’en être empêchées.

Dans la Grande Région, qui désigne à l’échelon européen l’espace intégrant la Lorraine, le Luxembourg, la Sarre, la Rhénanie-Palatinat et la Wallonie, le principe est tout autre. Bien que souffrant d’une pénurie constante de main-d’œuvre, le Luxembourg, qui joue un rôle de métropole dans cet espace de 11,6 millions d’habitants, exporte à tour de bras des travailleurs détachés dans les pays voisins. Ce paradoxe tient en partie au non-dit de travailleurs belges ou français travaillant dans leur propre pays, mais pour le compte d’entreprises basées au Luxembourg. À la différence des travailleurs frontaliers, ces travailleurs détachés restent chez eux. Cotisations, charges sociales et impôts ne franchissent pas non plus la frontière, et reviennent au Grand-Duché.

Besoin de fluidité

« Nous avons considérablement gagné en visibilité sur le travail détaché des entreprises allemandes en Alsace, car l’État s’est doté d’un portail bilingue que les entreprises se savent tenues de remplir. On entend beaucoup les entreprises Outre-Rhin se plaindre des lourdeurs et des contraintes qui leur sont imposées par les services de l’État français, mais elles oublient de dire qu’elles soumettent elles aussi les entreprises françaises à des contrôles parfois lourds », affirme Thomas Kapp, directeur régional adjoint responsable du pôle politique du travail à la Dreets Grand Est. Pour l’administration française, le principe est simple : dans l’Union européenne, les prestations de services transnationales sont libres… mais chacun régule cette liberté à sa manière. L’Hexagone a fait le choix d’exiger de la part des entreprises étrangères des déclarations exhaustives que des contrôles inopinés pourront venir vérifier à tout moment.

Pour travailler en France, une entreprise étrangère est tenue de se conformer à la directive 2018/957 de l’Union européenne transposée par l’ordonnance du 20 février 2019, et à l’article L1262-3 du Code du travail. Elle est notamment tenue de déclarer chaque détachement effectué sur le portail français Sipsi (système d’information sur les prestations de service internationales). Le travailleur en détachement doit pouvoir présenter – sous peine d’une amende de 4 000 euros – un formulaire A1 attestant qu’il relève de la sécurité sociale du pays d’accueil. L’entreprise étrangère doit de surcroît disposer d’un référent français possédant une adresse en France – généralement un comptable – en mesure de répondre aux sollicitations de l’administration française.

« La question du travail détaché nous a beaucoup mobilisés au cours de la mandature précédente. La situation de l’emploi était plus tendue qu’elle ne l’est aujourd’hui et les entreprises françaises étaient très sensibles aux problèmes des entreprises étrangères qui venaient prendre leurs marchés », indique Anne Sander, députée européenne depuis mai 2014 et questeure du Parlement européen. La réforme de 2016, entrée en vigueur en 2018, a imposé le principe « à travail égal, salaire égal ». « Cette nouvelle règle transnationale s’applique au niveau européen, mais aux frontières, il faudrait l’adapter avec intelligence. J’entends les protestations des chambres de commerce allemandes frontalières. L’espace du Rhin supérieur a besoin de fluidité », concède la députée du Parti populaire européen, également présidente du groupe de travail parlementaire sur la coopération transfrontalière.

Sipsi et le fleuriste

De fait, les obligations prévues par la directive de 2018 peuvent paraître gérables entre Nantes et Bucarest, les travailleurs détachés n’ayant pas vocation à franchir la frontière chaque jour. Entre Strasbourg et Kehl, qui ne sont séparées que par un pont, la contrainte est vécue comme ubuesque. Dans la galerie des personnages mythiques du travail détaché, le fleuriste de Kehl a rejoint le plombier polonais. Pour livrer à une Strasbourgeoise un bouquet envoyé par un soupirant allemand tout en appliquant à la lettre la directive de 2018, ce fleuriste devait effectuer une déclaration Sipsi, mandater un représentant français, pouvoir attester de la rémunération de son livreur avec un relevé de compte bancaire – le bulletin de salaire ne faisant pas foi –, préparer un relevé d’heures indiquant le début, la fin et la durée de la prestation à l’étranger et – cerise sur le gâteau – procurer à son salarié un document attestant d’un certificat médical d’aptitude au travail… qui n’existe pas sous cette forme en Allemagne. Autant dire que les violettes avaient eu le temps de faner.

Une simplification très relative

Dans la foulée du traité d’Aix-la-Chapelle, ratifié en janvier 2019 pour renforcer et fluidifier les échanges franco-allemands, la France estime avoir amorcé un choc de simplification en introduisant la notion de transport en compte propre. Lorsque le transport transfrontalier constitue un accessoire du contrat de vente, l’entreprise est dispensée de remplir le Sipsi. Une règle informelle – figurant dans un courrier adressé juillet 2021 par le directeur de la Sécurité sociale à la vice-présidence du conseil rhénan, mais qu’aucun texte de loi n’est venu confirmer – dispense même de l’obligation de fournir un formulaire A1 pour les prestations supérieures ou égales à 5 000 euros. Mais cette simplification louable ne figure encore dans aucun texte ni décret. Ainsi, le fleuriste de Kehl ou encore le vendeur de meuble badois assurant la livraison et le montage chez son client français sont désormais dispensés de formalités.

En revanche, si le magasin de meuble fait appel à un prestataire pour livrer sa commande, ce dernier devra remplir un Sipsi. Une entreprise allemande assurant une maintenance à un client français doit également souscrire cette formalité avant d’envoyer son technicien, même pour une intervention d’une heure assurée dans l’urgence. La prospection d’un commercial allemand sur le marché français est considérée comme un détachement en compte propre, mais si ce dernier décroche un client, les visites suivantes sont soumises à déclarations préalables.

Certaines catégories de travailleurs détachés, dont notamment les artistes, les sportifs, les apprentis ou les collaborateurs universitaires, sont désormais exemptées de l’obligation de déclaration sous certaines conditions. Mais en parallèle, les amendes en cas de non-respect des règles sont passées de 2 000 à 4 000 euros par travailleur détaché.

Résignation et frustration

« La France est allée au-delà de l’objectif de la directive européenne de 2018. Prenons l’exemple du représentant en France, qui doit avoir une adresse française. Ce n’est pas prévu dans la directive européenne. La directive stipule que les moyens doivent rester proportionnels. Nous estimons que cela n’est pas le cas », explique Petra Steck-Brill, chargée du marché intérieur de l’UE à la CCI Südlicher Oberrhein, qui représente les entreprises du Rhin supérieur méridional.

Résignées, mais frustrées, les entreprises du Bade-Wurtemberg implantées sur le long de la frontière rhénane n’ont pas encore jeté l’éponge. En 2021, en dépit de la crise sanitaire, elles ont détaché 10 617 salariés dans le Grand Est, principalement dans les secteurs de l’industrie et de l’artisanat. Mais les petites et moyennes entreprises se disent épuisées par les obstacles administratifs. Nombre d’entre elles se demandent si le jeu en vaut encore la chandelle, d’autant que leurs carnets de commandes sont plutôt bien remplis. Selon une enquête publiée en avril par la Chambre de commerce et d’industrie du Rhin supérieur méridional, environ 40 % des entreprises du Bade du Sud envisagent de réduire, voire d’arrêter leurs activités dans le pays voisin.

« Pour chaque personne qui doit être détachée, je dois remplir sept formulaires. Nous aurions pu décrocher une commande de Fiat en France, mais nous aurions dû réaliser l’intervention sous trois semaines, et il était impossible de remplir les papiers dans un tel délai. Nous avons dû refuser la commande », regrette Daniel Heid, ingénieur civil et chef de projet de l’usine d’éléments préfabriqués en béton Schwarzwälder Beton-Fertigteile-Werk, basée en Forêt-Noire. Fondée en 1973 à Lahr, l’entreprise, qui fournit traditionnellement l’industrie du bâtiment française, doute de plus en plus de la valeur ajoutée que représentent les commandes hexagonales.

Le BTP sous surveillance

Le secteur du bâtiment cristallise le ressentiment de part et d’autre de la frontière. Aux exigences déjà nombreuses du détachement transfrontalier s’ajoute, pour les entreprises étrangères, l’obtention d’une carte d’identification professionnelle dénommée « carte BTP ». Ce document d’un coût de 9,80 euros doit être retiré à une adresse française, puis porté en permanence par les personnes détachées tout au long de leur mission sur le chantier. Alors qu’en France, la carte BTP est valable pour toute la durée de l’ancienneté d’un(e) employé(e), elle doit être redemandée à chaque détachement pour les salariés étrangers. « Nous estimons que cela constitue une discrimination à l’égard des étrangers. Il arrive que des travailleurs ne doivent se rendre que brièvement sur le chantier. Or, il faut en moyenne deux semaines pour que la carte soit délivrée. Les travaux de construction risquent donc d’être terminés avant que la carte ne soit arrivée », pointe Petra Steck-Brill.

Côté français, la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) défend chèrement les contrôles, qu’elle estime même insuffisants. Sur le plan national, l’organisation patronale réclame de longue date la suppression du détachement au travers de sociétés d’intérim étrangères et le renforcement des sanctions applicables en cas d’infraction. À l’échelle du Grand Est, elle dénonce le détournement de la directive européenne. « Le principe du libre-échange vaut si les règles sont les mêmes. Or, elles ne le sont pas. Les entreprises françaises sont, par exemple, tenues à une garantie décennale de dix ans après la livraison des travaux, contre cinq ans pour un artisan allemand », pointe Michel de Breu, secrétaire général Grand Est de la Capeb. Présentant le bâtiment comme l’activité la plus accidentogène et la plus susceptible de générer de la fraude de France, la confédération demande davantage de contrôles et regrette le manque de moyens humains de la Dreets. « Les chiffres dont nous avons connaissance ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Lorsqu’un artisan français passe la frontière, il est contrôlé dans l’heure par les services de la police ou de la douane. En France, un entrepreneur allemand aura largement le temps de finir son chantier avant d’être contrôlé », affirme Michel de Breu.

À la recherche de compromis

Vues de Paris ou de Bruxelles, ces aigreurs réciproques relèvent sans doute de l’épiphénomène. Au long du Rhin, elles enveniment au quotidien la relation franco-allemande. Aussi, les acteurs locaux recherchent-ils des solutions. En octobre 2021, la ministre du Travail du Bade-Wurtemberg, Nicole Hoffmeister-Kraut, s’est rendue en Alsace accompagnée d’une délégation de 60 personnes composée d’associations, d’entreprises et de chambres des métiers pour avancer des propositions. Les demandes d’assouplissement portent entre autres sur l’exemption de l’obligation de déclaration pour les détachements de courte durée – la définition de « courte durée » faisant encore l’objet de discussions –, l’attribution d’une carte BTP valable dans la durée, ou encore la dispense de formalités en cas d’urgence. « Si l’ascenseur d’un hôpital de Strasbourg s’arrête, un réparateur allemand doit pouvoir traverser rapidement la frontière pour le remettre en marche, ce qui n’est pas possible aujourd’hui », explique Petra Steck-Brill.

Mais force est de constater que les négociations font du sur-place. Côté français, le député bas-rhinois Sylvain Waserman s’était emparé du sujet, faisant du travail détaché le thème phare de son mandat de 2017 à juin 2022. En mars 2022, il a présenté au comité de coopération transfrontalière (CCT), instance créée dans la foulée du traité d’Aix-la-Chapelle pour aplanir les « irritants » à la frontière franco-allemande, un rapport remarqué – et adopté à l’unanimité – visant à adapter les droits français et allemand au niveau de la zone frontalière, quitte à faire évoluer certains aspects du droit européen. L’une de ses recommandations visait à « s’engager conjointement et activement, conformément aux objectifs du traité d’Aix-la-Chapelle, en faveur d’une révision rapide de la coordination européenne des systèmes de sécurité sociale ». Mais le député a été battu aux dernières législatives et son projet de vademecum bilingue du travail détaché reste pour l’heure en souffrance.

Entreprises préqualifiées

« Les recommandations que nous avons approuvées ne sont pas perdues. Les gouvernements ont pris en compte nos recommandations. Ce qui compte maintenant, c’est la manière dont Paris et Berlin vont les mettre en œuvre. Il faudrait qu’une solution soit trouvée d’ici la fin de l’année », espère Vincent Muller, secrétaire général français du comité de coopération transfrontalière. La simplification des détachements entre la France et l’Allemagne a été abordée lors du premier forum économique transfrontalier qui s’est tenu à Strasbourg le 22 juin dernier, puis en juillet à l’occasion d’une réunion entre le ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales et son homologue français. L’idée d’un décret d’application du côté français qui allégerait les formalités de détachement pour les entreprises allemandes dans la zone frontalière semble en bonne voie. Parmi les pistes évoquées figure l’élaboration d’une liste d’entreprises allemandes « préqualifiées » qui, dans les trois Länder frontaliers de la France, pourraient remplir un Sipsi valable durant un an. La création d’un portail unique et partagé qui remplacerait le Sipsi à l’échelle européenne paraît quant à elle bien lointaine.

Tabou luxembourgeois

Autant le travail détaché alimente controverses et négociations dans le Rhin supérieur, autant la thématique est discrète, voire taboue dans la Grande Région. Les détachements y sont pourtant nombreux. En dépit d’une pénurie chronique et grandissante de main-d’œuvre, le Grand-Duché « exporte » du personnel, dans des proportions et dans des conditions difficiles à cerner. Le portail Sipsi de la DREETS dénombre, en 2021, 3 700 travailleurs « uniques » envoyés dans le Grand Est par des employeurs luxembourgeois. Le Centre des liaisons internationales de Sécurité sociale (Cleiss) recense 18 294 certificats A1 du Luxembourg vers la France pour 2020, sans autre précision géographique ; un même travailleur pouvant effectuer plusieurs détachements – générant à chaque fois un certificat A1, les deux chiffres ne sont pas contradictoires.

Dans une étude de septembre 2021 intitulée « Le travail détaché, une activité de premier plan au Grand-Duché », l’agence d’urbanisme nord-lorraine Agape croise les données d’Eurostat, de la Commission européenne. Pour l’année 2018, elle a recensé 64 000 détachements effectués depuis le Luxembourg dans le cadre de l’article 12 du règlement de base européen autorisant des activités ponctuelles n’excédant pas 24 mois dans un autre État, 14 345 détachements relevant de l’article 13, qui permet d’exercer une activité dans deux États membres sans limite de durée. Le Luxembourg aurait ainsi effectué 80 000 détachements en un an, presque exclusivement en Belgique et en France.

L’interprétation de ces chiffres s’avère d’autant plus délicate que ces détachements peuvent recouvrir une réalité différente. Les fortes disparités des charges sociales entre pays voisins peuvent engendrer une forme de dumping à bas bruit. « Il peut être tentant pour une entreprise basée au Luxembourg de proposer un détachement à un frontalier qui restera dans son pays. Elle ne déboursera ni frais de transports ni frais d’hébergement, et bénéficiera du faible niveau de charges luxembourgeois sur un salaire net plus bas qu’au Luxembourg », explique Michaël Vollot, chargé d’études à l’Agape. Au Grand-Duché, le salaire minimal se monte à 2 313 euros. L’entreprise luxembourgeoise employant un travailleur détaché français le payera au minimum au Smic français, mais s’acquittera de charges patronales luxembourgeoises comprises entre 12,47 et 14,82 % du salaire – contre des taux compris entre 25 % à 42 % du salaire brut en France. Le salarié « détaché » s’acquittera quant à lui de cotisations de 12,45 % contre près de 20 % en France. Même s’il est rémunéré au Smic, il percevra donc un salaire net plus élevé qu’en France. L’Agape n’exclut pas que des entreprises françaises créent des filiales au Luxembourg pour bénéficier des avantages du détachement… au détriment des territoires frontaliers français : les entreprises nord-lorraines perdraient à la fois de la main-d’œuvre et des marchés. L’État français et les collectivités du nord lorrain verraient quant à elle leur échapper fiscalité locale, cotisations sociales et même, pour les détachements inférieurs à 183 jours, l’impôt sur le revenu.

Un portail, des chausse-trappes

Membre de la Fondation Idea, think tank créé par la Chambre de commerce du Luxembourg, Vincent Hein tempère cette hypothèse. « Il ne faut pas éluder la taille du pays : dans un marché intérieur très étroit, les entreprises luxembourgeoises ne peuvent trouver de débouché qu’au-delà de frontières, parfois au prix de contraintes énormes », indique l’économiste, qui propose un mode de calcul inédit. « Il faudrait pouvoir comparer les chiffres du détachement depuis le Luxembourg à celui d’un d’autre bassin de vie de 1,5 million d’habitants dont la métropole serait séparée de la périphérie par une frontière », suggère Thierry Hein.

Le calcul ne serait probant que s’il s’appuyait sur des chiffres réels. Or, du Rhin supérieur à la Grande Région, l’ensemble des acteurs de la mobilité frontalière admet l’existence de fraudes, d’abus et déclarations minimisées – tout en reconnaissant des contraintes préjudiciables à la liberté de circuler et d’entreprendre. Des initiatives nationales et communautaires convergent pour simplifier le Sipsi – relevant des ministères du Travail et des organismes chargés de veiller au respect du droit du travail – et le formulaire A1 relatif aux questions de sécurité sociale. Hélas, le souci de simplification débouche parfois… sur des complexités supplémentaires.

Ainsi, l’Union européenne a mis en place début 2022 un portail unique et multilangue pour permettre aux transporteurs de déclarer plus facilement leurs détachements. Mais cette louable initiative ne concerne que les camions de plus de 3,5 tonnes. En deçà, le portail national reste en vigueur. Le casse-tête se complique dans le cas de trajets bilatéraux. Ainsi, un transporteur de Kehl qui livre de la marchandise à Strasbourg, puis revient à son point de départ, devra effectuer sa déclaration sur le portail Sipsi français. En revanche, s’il poursuit sa route vers l’Italie après Strasbourg, tous les trajets doivent être déclarés sur le portail de l’UE.

L’Urssaf, gestionnaire de la mobilité des Français

En matière sociale, la gestion de la mobilité des travailleurs français affiliés au régime général relève depuis le 1er janvier 2022 de la compétence de l’Urssaf. Cette réorganisation doit permettre l’amélioration de la coopération internationale et des échanges d’informations entre institutions de sécurité sociale au plan européen. L’Ursaff compte déployer d’ici à la fin de l’année un nouvel outil déclaratif digital dénommé « Ilass » (Instruction législation applicable de sécurité sociale) qui permettrait de dématérialiser les formulaires A1. « Cet outil facilitera certainement les contrôles, mais dans la pratique, rien ne garantit qu’il simplifiera réellement la vie des chefs d’entreprise dans les zones frontalières. Ces derniers sont surtout demandeurs d’un formulaire A1 qui resterait valable durant un an ou plus », estime un fin connaisseur du sujet.

L’Ursaff se fixe également pour objectif de rapprocher d’ici à la fin de l’année les données Sipsi et les données relatives au détachement et à la pluriactivité, pour permettre « un meilleur ciblage des entreprises potentiellement frauduleuses et leur contrôle par les inspecteurs de l’Urssaf et du Travail », indique la communication corporate de l’Urssaf. Les entreprises françaises seront ainsi contraintes à plus de transparence, mais cette évolution ne préjuge pas nécessairement d’une meilleure coopération internationale. Elle s’inscrit néanmoins dans un objectif communautaire… qui piétine dans l’antichambre parlementaire depuis 2016.

Le piège du trilogue

Les clés de la simplification à l’échelle communautaire se nichent en effet en large part dans la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 883/2004. Ce texte, qui porte sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, propose entre autres « un instrument électronique devrait également être mis au point pour faciliter l’échange des données utiles à des fins de contrôle, afin que les inspections nationales du travail puissent accéder rapidement aux données dont elles ont besoin ». Mais le bât blesse et le texte, qui apporterait également des progrès considérables en matière de portabilité des prestations sociales, d’évaluation du handicap, des soins de santé transfrontaliers, reste coincé en « trilogue » – sorte d’antichambre tripartite où patientent les propositions controversées de l’Union. « Les pays de l’Est se sont toujours opposés à l’adoption de ce texte, et la nouvelle présidence tchèque aura certainement d’autres priorités que celle de débloquer la situation », regrette Anne Sander. Loin des joutes verbales et des effets d’annonce, le travail détaché en Europe et dans ses zones frontalières ne progresse qu’à tout petits pas vers la transparence et la simplicité.

Auteur

  • Pascale Braun, Annalina Ebert